L’étrange cas du Docteur Kanye et Mister Ye
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Auteur·ice : Charles Gallet
14/06/2018

L’étrange cas du Docteur Kanye et Mister Ye

Parfois, parler de certains albums est difficile, voire impossible. Parce qu’ils touchent à l’intime, qu’ils nous confrontent à certaines parties de nous-même qu’on aurait très fortement envie d’éluder, d’éviter, d’annihiler. La première écoute de Ye, le nouvel album de Kanye West, a fait l’effet d’une bombe à retardement dans notre tête, comme une cocotte minute mentale qui explose pour remettre toutes les pièces en place. On ne pensait pas que ça arriverait un jour et surtout, on n’imaginait pas que cela viendrait de Kanye West. Et finalement cette crainte, cette peur de s’exprimer est devenue une nécessité, une obligation. On a donc décidé de vous parler de Ye, parce qu’on en avait besoin, et vous aussi sans doute.

Qu’est-ce qu’un trouble bipolaire ? Depuis le 1er juin, ce mot est dans la bouche de tous, sous les doigts de n’importe quel journaliste musical. Mais ont-ils pris le temps d’en expliquer les tenants et les aboutissants ? On n’en a pas vraiment eu l’impression. Entre ceux qui sont trop obsédés par les frasques du natif d’Atlanta pour analyser sérieusement sa musique et ceux qui élèvent le cynisme au rang d’art et jouent les originaux en défonçant un artiste majeur afin de se faire mousser auprès de leurs copains, on n’a vu personne expliquer les tenants et les aboutissants de cette maladie. Alors on va commencer par ça, et on va vous expliquer un peu ce que c’est que d’être bipolaire, avec nos mots simples, et vous parler de choses qu’on ressent en réalité chaque jour.

Etre atteint d’un trouble bipolaire, c’est être dans une espèce de rollercoaster émotionnel permanent : c’est fait de montées, de descentes, parfois de plats. C’est un combat permanent avec soi-même, avec ce qui se passe dans notre tête. C’est parfois rire trop fort pour masquer l’envie de pleurer, c’est se cacher chez soi pendant une semaine après le boulot et trouver chaque jour des excuses plus ou moins ridicules pour justifier ça auprès de ses potes. C’est aussi se battre chaque jour face à la facilité, veiller à ne pas franchir la ligne qui consiste à se démonter la tête à coup de médocs pour s’anesthésier le cerveau. C’est aussi un peu plus facile à expliquer depuis le 1er juin. Pourquoi ? Parce que Kanye West à sorti Ye.

Ce ne sera sans doute pas l’album le plus révolutionnaire de ce défricheur de génie. Les productions sont classiques et sobres, toujours réalisées avec classe et talent mais en effet, on se retrouve en territoire connu musicalement, cet album ressemblant clairement à un melting-pot des sept précédents albums du bonhomme. Mais cette sobriété musicale, cette absence de risque à un but bien précis : mettre le texte et le propos en avant.

On se retrouve ainsi face à ce qui semble être l’œuvre la plus personnelle de Kanye West, et ce dès I Thought About Killing You et son introduction parlée, comme une mise en garde, un avertissement. Kanye ne cherche pas à tuer le père mais à assassiner son ego, son personnage public qu’il a parfois du mal à contrôler, comme il le dira aussi avec malice dans Would’nt Leave.

Ye est un album thérapeutique, étonnamment court (7 chansons et une petite trentaine de minutes) pour un artiste qui a souvent tendance à tendre vers l’emphase et la mégalomanie. C’est un album dans lequel il met sur papier et en musique ses démons, afin de les laisser sur le bord de la route, au moins pour un moment. Ceux qui y voient une posture ne peuvent pas avoir plus tort tant cet album transpire l’urgence, l’immédiateté et l’authenticité. Parolier pas toujours habile, il a toujours mélangé avec plus ou moins de bonheur cette propension à l’ego trip et ce regard cru qu’il porte sur lui-même, mais il n’avait jamais atteint ce niveau de véracité, cette sensation palpable de mise à nu. Qu’il parle de sa bipolarité, de sa dépendance médicamenteuse sur Yikes, de ses carences en tant qu’homme marié sur All Mine et sur la douce et mélancolique Would’nt LeaveKanye West n’élude rien et s’autorise tout.

Toutefois, c’est bien sur les deux derniers titres de l’album qu’il emporte tout avec lui. Autant le dire clairement : Ghost Town est une perfection, juste pour l’apparition grandiose de Kid Cudi qui nous fait fantasmer sur leur album commun (cet article a été écrit avant la sortie prévue le 08 juin) mais pas que, tant la production, les paroles et les featurings semblent au diapason. Quant à Violent Crimes, qui offre à 070 Shake son deuxième featuring sur l’album, elle est une déclaration d’amour déchirante et puissante à ses filles qui fera pleurer en secret même le plus cynique des journalistes musicaux.

Ye est donc un album de facture et d’apparence classiques, mais à l’importance incommensurable. Kanye West reste cet artiste capable de faire s’évanouir n’importe qui à un concours de name dropping, ce rappeur incompris et parfois incompréhensible, qui en utilisant une nouvelle fois son expérience personnelle pour nourrir son art, offre une mise en lumière à une maladie souvent honteuse et mal comprise. Cette mise en lumière, cette façon d’en jouer et de la prendre au second degré mais aussi de la normaliser est une manière de montrer à beaucoup qu’on peut réussir à vivre et à créer malgré tout.

On ne sait pas si, comme il le clame, Kanye West est un super héros, mais en tout cas il est devenu le notre.

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