Mayra Andrade : “La musique est un passeport et un moyen pour survivre”
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Auteur·ice : Charles Gallet
06/02/2019

Mayra Andrade : “La musique est un passeport et un moyen pour survivre”

C’est dans la partie bar/restaurant d’un hôtel de Pigalle que l’on a pris rendez-vous avec Mayra Andrade. Dehors, il pleut et il fait nuit. Mayra arrive, sort du Uber et se montre avec une élégance rare qui me saute tout de suite au yeux, avec notamment son grand manteau de fourrure. Elle est au téléphone et semble parler sa langue natale. Un peu plus tard, en tête-à-tête, elle acceptera de prendre le temps de répondre à nos questions, pour un moment à la fois chaleureux et simple comme une belle rencontre.

La Vague Parallèle : Bonjour Mayra. Pour commencer : pourquoi c’est à Paris que tout semble avoir commencé ?
Mayra Andrade : Parce que je voyais Paris un peu comme « la Mecque » de ce qu’on appelle – même si je n’aime pas trop le terme – « les musiques du mondes ». J’ai appris le français très très jeune, j’ai fréquenté l’école française pendant une grande partie de ma scolarité donc j’avais déjà une affinité avec la France, la francophonie. J’ai quitté la maison de ma mère à l’âge de dix-sept ans et je suis venue en France pour prendre des cours de chant. C’est ici que j’ai commencé ma carrière, formé mon groupe et signé mon premier contrat en maison de disque.

LVP : Au-delà du fait que tu sois venue avec une « conviction artistique », qu’as-tu pensé de la ville en elle-même, de l’ambiance, des gens, comment tu l’as découverte lors de ton arrivée, qu’est-ce que ça t’a fait ?
M.A : C’est une ville impressionnante de beauté, une ville-musée dans le bon sens. Ensuite, je pense qu’il faut être solide quand même pour arriver à Paris et « se défendre », car c’est une ville qui est dure : ce n’est pas la meilleure météo du monde, les gens sont très stressés, cela se voit à leurs rapports qui sont tendus. Mais je suis devenue au fil des années une vraie petite parisienne.

LVP : J’entendais ce matin sur France Inter Philippe Val (ndlr : ancien directeur de France Inter, journaliste pour Charlie Hebdo…) dire que dans une ville très dure, dans un pays sauvage, il n’y avait que l’art qui pouvait nous sauver et nous apporter de la joie, de la vie. Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu partages ce point de vue que l’art peut nous aider à survivre dans un monde sauvage ?
M.A : Je pense que l’art se traduit dans plein de formes différentes, et que l’être humain ne survivrait pas longtemps sans art. C’est dans notre nature de créer des choses, d’y chercher la beauté, et tout ça c’est de l’art. Je viens du Cap-Vert qui est un pays très très petit, sans ressources naturelles, il ne pleut quasiment jamais. Le Cap-Vert est surtout connu pour sa musique ! C’est la musique qui nous a fait exister aux yeux du monde, et c’est à travers cette musique que l’on a découvert un pays qui avait plein de choses à offrir. C’est clair que la musique, l’art donc, est un passeport et un moyen de survivre. Survivre aussi à l’isolement, lorsqu’on est insulaire, donc je pense que c’est aussi important que l’eau ou la nourriture.

LVP : Comment parles-tu aux gens que tu aimes de ton nouvel album ?
M.A : Aux gens que j’aime ? C’est marrant car les gens que j’aime sont peut-être ceux à qui je parle le moins de mon album, parce que je parle tellement souvent de mon travail, que quand je leur parle à eux, ils me posent des questions mais je suis en général assez furtive avec mes réponses.

LVP : Est-ce que tout le monde est au courant que ton dernier album est sorti ou est-ce-que tu leur donnes l’information, comment ça se passe ?
M.A : Oui bien sûr qu’ils sont au courant. J’aimerais qu’ils l’écoutent et qu’ils reviennent avec des questions, et comme ils me connaissent ils vont peut-être reconnaitre des histoires que d’autres n’auront pas identifiées, mais ils resteront dans la confidence. Donc j’ai envie d’établir avec eux un autre niveau de dialogue.

LVP : Alors si tu n’en parles pas à ceux que tu aimes, à qui en parles-tu ?
M.A : À vous par exemple. Au milieu professionnel, aux musiciens, aux potes qui s’y intéressent. Il y a des jours où tu en parles plus facilement que d’autres, ça dépend aussi beaucoup de qui t’interroge en fait. Parfois survient un élan et la personne obtient une espèce de portrait de cet album, et il y a des jours où on est un peu plus silencieux.

LVP : De quoi préfères-tu parler avec cet album, de son histoire, de son contenu ?
M.A : Je préfère parler de ce qu’il représente pour moi, au-delà de l’influence musicale, c’est-à-dire de ma propre expérience et de mon identité en tant que femme, en tant qu’être humain, de mon origine capverdienne qui est très présente, mais aussi de cette modernité africaine qui m’a influencée et qui influencé le monde entier. Je suis une ouest-africaine, qui compose une musique très alignée avec mon temps et avec qui je suis aujourd’hui. J’ai commencé à faire des albums très jeune donc je pense que cet album est un portrait assez solaire de la femme que je suis devenue, et donc c’est comme ça que j’ai envie d’en parler, d’un album qui renferme une énergie et une féminité fortes. C’est un album où je me suis donné de manière peut-être plus libre.

LVP : A contrario, quels sujets tu ne supportes pas aborder ?
M.A : Je ne sais pas, il faudrait que vous tentiez ! (rires)

LVP : On ne sait pas, peut-être que ça va arriver (rires). Offres-tu l’album à des gens ?
M.A : Oui. Les premiers à qui je l’offre sont les compositeurs. J’ai composé huit chansons parmi les treize donc il y a cinq compositeurs qui seront les premiers à recevoir l’album. En général, j’aime bien que l’équipe qui a travaillé sur l’album l’ait aussi. Ensuite à ma famille, à mes parents, à mes frères et soeurs, à ma grand-mère, à mes tantes – j’offre beaucoup d’albums (rires) – et ensuite à mes amis les plus proches.

LVP : Si tu es à la recherche d’un son en particulier actuellement, à quoi ressemble ce son ?
M.A : En fait, j’arrive à l’aboutissement d’une recherche de deux ans et demi depuis que je travaille sur cet album donc si je recherchais un son, je pense que je l’ai trouvé et qu’il est incarné dans ce disque. Je ne suis pas du tout à un moment où je me pose ce genre de questions sur des nouvelles recherches. Je suis encore en train de délivrer cet album qui n’est pas encore né. Il n’est pas encore sorti donc je ne pense pas à autre chose, je suis encore en plein dedans.

LVP : Alors, à quoi ça ressemble à l’intérieur ?
M.A : Ça ressemble à ces trois grandes lignes du disque : le fil rouge c’est moi, ensuite c’est la musique traditionnelle du Cap-Vert, qui se mélange à cette musique africaine, contemporaine, moderne, avec des beats, de la programmation, et tout ça se mélange d’une manière très organique. C’est ça le son que j’ai recherché et que j’ai trouvé. Et il y a une grande part de personnel dans cet album. C’est un album de confidences, de révélations. C’est un album qui veut se laisser découvrir. J’ai moins envie de parler de ses infimes détails que de laisser de l’espace pour que les gens s’y projettent et y voient leurs propres histoires.

LVP : Pour toi, c’est un son de notre époque ?
M.A : Oui.

LVP : Une époque dans laquelle tu es à l’aise ?
M.A : Oui, avec tout ce qu’elle peut avoir de bon et de mauvais. Quand je pense au mauvais, je pense à la violence dans laquelle on vit, aux injustices, je pense aux discriminations, je pense au racisme, je pense aux violences faites aux femmes, je pense aux guerres, à toutes ces merdes qui me bousculent et me troublent tous les jours. Et je pense à cette époque cybernétique dans laquelle on vit et où on se demande un peu où on va et comment ce sera dans cinq ans, dans vingt ans. Je commence à me questionner vraiment, par rapport à l’écologie, je pense aux enfants que je n’ai pas encore, je pense à mes neveux. Je pense encore vivre longtemps mais je suis déjà à un âge où je me demande quel monde on va laisser, alors que je n’ai pas l’impression d’avoir fait beaucoup pour le gâcher. Mais tu fais partie du collectif, donc tu te demandes « qu’est ce que je peux faire, à mon échelle », pour que ce soit moins… mauvais. Et en même temps tous les jours il y a des enfants qui naissent et tous les jours l’espoir nait, tous les jours il y a une plante qui pousse, un poisson qui se reproduit, donc la vie continue, mais vu la vitesse à laquelle on arrive à détruire le monde dans lequel on vit c’est un peu difficile de rester optimiste. Mais finalement je pense à l’amour qui a une grande puissance pour moi.

LVP : Comment envisages-tu le processus de création, quelles conditions, quelles étapes, quelles conséquences dans ta vie ?
M.A : Au départ j’écrivais sur des réalités de vie qui n’étaient pas forcément les miennes. J’écrivais sur des personnages, sur des gens que j’avais rencontrés, sur des personnes qui m’avaient inspirée. C’est comme si je trouvais que la vie des autres était plus intéressante pour mes chansons que ma propre vie. Et au fur et à mesure des années j’ai commencé à trouver le moyen de parler de moi par une poésie un peu plus métaphorique ou abstraite, après quoi je me suis rapproché d’une poésie plus directe, et c’est ce que j’ai visé dans cet album. Je me suis entretenu avec des rappeurs, parce que j’avais vraiment envie de m’inspirer de la façon directe qu’ils ont de traiter les sujets quotidiens. C’est un exutoire d’écrire. Peut-être plus sur cet album que sur les précédents. J’ai compris que certains textes étaient nés car j’avais juste envie de me soulager pour pouvoir aller dormir. Des fois tu as vraiment besoin de crever l’abcès et c’était pour moi le moyen de le faire. Donc la conséquence avec ce processus de création c’est que tu fais la paix avec certaines choses. Tu immortalises d’autres choses, ça peut être quelque chose de très positif aussi, et la conséquence de tout ça c’est qu’on se retrouve ici à discuter. C’est une matière première qui me permet de créer quelque chose qui peut être considéré comme de l’art, je l’espère, et qui me permet de voyager dans le monde entier, de faire des rencontres, de gagner ma vie, donc c’est un grand privilège. Et en même temps j’en fais une thérapie. J’ai la chance de créer des chansons qui me font vivre et qui me font exister à travers mon art. Je suis née chanteuse, je me suis toujours sentie chanteuse, artiste.

LVP : Et dans quelles conditions tu dois être pour pouvoir créer ?
M.A : Ça dépend, c’est plus par périodes. En général, j’enchaine les concerts pendant un an, un an et demi, et je commence à me demander ce que je veux faire après, et là les idées peuvent venir que ce soit en balance avant un concert, cela peut être en voiture, j’y enregistre plein d’idées sur mon téléphone, ou ça peut être chez moi, je m’isole et je dis aux gens que je suis partie en voyage alors que je suis là juste pour pas qu’ils ne m’appellent et que je me retrouve en condition pour écrire, ça dépend beaucoup des périodes.

LVP : Tu as vraiment trouvé ta voie avec ta voix !
M.A : Comme je t’ai dit c’est une vocation, donc ce n’est pas quelque chose que j’ai cherché.

LVP : Elle s’est imposée à toi ?
M.A : C’est une vocation ! Elle est née avec moi. J’ai toujours considéré la musique comme « l’ami invisible » que certains enfants ont, moi c’était la musique. C’est un peu le fil rouge de ma vie. Je me suis toujours déplacée, je perdais mes amis, parce que je déménageais tous les deux ans dans un pays différent. La musique c’est presque mon compagnon de route, celle qui m’accompagnait. J’étais une enfant très créative, j’étais en représentation devant le miroir, j’étais « actrice », danseuse dans ma tête, chanteuse. Donc c’était pas un choix. C’était pas comme certains jeunes qui disent « je veux être une vedette », même si on emploie plus ce mot, plus souvent « célébrité », mais moi je suis juste chanteuse en fait. Si je n’avais pas eu de carrière, je serais quand même chanteuse.

LVP : Mais est-ce que parfois tu te dis que tu aurais pu faire d’autres métiers ?
M.A : J’ai voulu faire de la psychologie clinique pendant longtemps. À un moment, je me suis dis que j’allais peut-être le concilier avec la musique, et puis je me suis rendue à l’évidence que ma carrière – Dieu merci – allait très bien et que je n’allais pas arrêter la musique pendant cinq ans pour faire des études. Je dis « arrêter » car j’avais une bourse, j’étais à la fac pendant quelques mois pour faire art, communication, puis je me suis aperçue que je ne pouvais pas, car je faisais déjà des tournées… Peut être qu’un jour je retournerai sur les bancs de l’école pour étudier quelque chose mais pour le moment je ne vois pas quand.

LVP : J’y vois un lien avec toi toute à l’heure quand tu parlais de thérapie.
M.A : No,n ce n’était pas par rapport à ça. C’est un constat en fait, quand t’as un sujet qui te pèse sur le coeur et le fait d’écrire est comme en parler, ça te soulage. Et ça te permet de regarder le sujet avec une distance, tu vois ? Du fait que tu relativises.

LVP : L’idée d’être psychologue clinicienne, c’est né comment ?
M.A : Je ne sais pas, c’est une attirance que j’ai toujours eu. Par des gens qui avaient besoin de ce regard, de cette aide-là. Quand j’étais enfant j’avais l’impression que tous les gens un peu perturbés dans la rue venaient me voir. J’avais l’impression qu’ils identifiaient dans mon regard quelque chose qui les comprenait.

LVP : Tu l’as maintenu malgré tout dans ta vie ? Car c’est quelque chose qu’on ne perd pas…
M.A : Oui, c’est une sensibilité. Sauf que je l’emploie différemment. Je l’emploie pour créer, pour lire à travers des vies.

LVP : C’est vrai que l’on sent dans tes yeux qu’il y a une espèce d’empathie. Dernière question : comment se déroule pour toi la rencontre avec ton public ?
M.A: De la meilleure façon qui soit. Parce que j’ai commencé à faire des concerts en octobre, pour cet album qui ne sort qu’en février, et les gens sont venus, la plupart des salles étaient pleines, ils sont venus voir un concert pour un répertoire qu’ils n’ont jamais entendu. Après les single sont sortis, un puis deux puis trois, puis quatre mais les gens ne connaissent pas encore l’album, et c’est peut être la première fois que je vis ça : je sens que le public comprend ce répertoire de façon tellement claire que tu as l’impression qu’ils connaissent déjà les chansons. Et pour me connaître vraiment comme artiste il faut me voir sur scène, la rencontre avec le public c’est vraiment la scène. C’est là où je me donne le plus, c’est là où je me sens le plus entière, dans mon art.

LVP : Et les autres moyens de rencontrer ton public, je pense par exemple aux réseaux sociaux, comment tu l’envisages, car c’est quelque chose finalement de propre à notre époque, cette proximité que les artistes peuvent avoir avec leur public, comment toi tu le vis ça ?
M.A : Je l’entretiens sur Facebook, sur Instagram. J’ai jamais eu de Facebook perso, jamais, mon Facebook a toujours été professionnel, j’ai un seul compte Instagram, c’est le même pour tout.

LVP : C’est souvent le cas pour les artistes, un seul compte Instagram, c’est vraiment le symbole de la proximité avec le public !
Oui, et ça nous donne un pouvoir très grand par rapport à l’industrie. C’est qu’on est « le plus grand média » de nous-même, et si les gens veulent savoir si une chose est vraie ou pas en général ils vont sur notre compte car on est la source la plus directe qu’ils ont, donc je partage des moments de travail, de musique, de création, de promo, mais je partage aussi des choses un peu plus… “personnelles”, j’ai pas envie de dire “intime”, car je ne pense pas que je partage mon intimité sur les réseaux sociaux, je ne l’ai jamais fait. Mais je partage quelques moments de vie personnelle parce que ça peut être amusant, car les gens aiment bien ça. Mais je ne suis pas quelqu’un qui se sent envahie, par de questions bizarres ou par mon public, car on donne le ton quelque part, en fait, via nos réseaux sociaux, et les gens se réfèrent à vous un peu de la façon dont vous, vous vous référerez à eux. S’ils sentent que vous êtes cool ils sont cool, s’ils sentent que vous donnez trop de votre intimité ils vont se permettent des choses qui ne vont pas vous plaire après, donc je pense que c’est un juste milieu.

LVP : Et pour finir, est-ce que tu penses que ton public influence ton processus de création ?
M.A : Peut-être par le fait d’avoir des réactions positives et encourageantes qui me confortent dans mes choix. C’est plus ça en fait, qu’une influence directe sur la musique. C’est juste entendre : « ok c’est pas grave si tu ne fais plus la musique que tu faisais avant », ou si « c’est moins traditionnel », ou si « c’est plus électronique », « tant que t’es authentique dans ta musique » tu vois que les gens le reçoivent à coeur ouvert donc tu ressens une sorte de… de soutien. Moi je fais ma musique assez égoïstement, c’est à dire que je la fais d’abord pour moi. Ça a toujours été le cas. Mais c’est sûr qu’avoir la tendresse des gens quand tu leur donnes une musique et leur enthousiasme, quand les gens se disent « wouah c’est encore hyper différent, mais c’est ce qu’on attend de toi, c’est génial », oui c’est une influence car tu te dis : ils soutiennent ma liberté créative, et ça c’est le plus grand cadeau.

LVP : Merci beaucoup !

 

Interview : Yinn Grab pour La Vague Parallèle

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