Avec une discographie et une réputation qui n’ont rien à envier à personne, la joyeuse bande d’Odezenne revient en ce début d’année 2022 présenter leur nouveau disque 1200 mètres en tout. Une épopée ultra-personnelle qui retrace et situe les événements plus ou moins lumineux qui les ont traversés ces dernières années, le tout enrobé des sonorités synthétiques qui définissent aujourd’hui leur identité musicale. On a eu la chance de papoter avec Jacques et Alix, voix du trio, pour mieux cerner ce troisième album studio.
“La poésie est partout, tout le temps. Mais il faut avoir envie de la voir.” nous confie Jacques. Un motto qui transparaît dans cette façon qu’ont les deux paroliers d’Odezenne de transposer le quotidien en tableaux captivants, de mêler le jargon du banal à des poèmes oniriques. Cet album fluctue énormément, il traverse les tympans et le corps à des vitesses différentes, dans des moods différents, et laisse des traces différentes aussi. Pour reprendre leur formule “on naît, on vit, on meurt”, cet album raconte aussi bien la vie (Svengo) que la mort (Vu d’ici) avec une justesse touchante, trempée dans des métaphores efficaces aux contours de cadavres exquis.
Nous, on fait des chansons. On fait sérieusement les choses sans jamais se prendre au sérieux.
La couleur musicale du groupe s’offre un grand écart séduisant, oscillant entre la modulation androïde de Mamour, l’autotune assumé de Deux traits ou encore le suave vintage à la Gainsbourg retrouvé sur San Pellegrino. Des atmosphères sonores ficelées par Mattia Lucchini, troisième tête du Cerbère, aux manettes des productions et des instruments.
“Avant de s’ouvrir aux autres, il fallait qu’on s’ouvre à nous-mêmes d’abord, histoire de trouver le son d’Odezenne” partage Alix lors de notre rencontre. Une chose est certaine : cette collection cristallise une identité forte, aboutie et maîtrisée, qui reprend les codes qui ont fait leur succès (à l’image du phrasé saccadé de Bitch) en s’autorisant des détours plus chantés et mélodieux (Garnement et Pablo) qui confèrent à l’ensemble des teintes solaires, malgré les intempéries de la vie.
La Vague Parallèle : Le nom de votre nouvel album 1200 mètres en tout suppose cette idée des extrêmes. C’était quoi le concept ?
Alix : De notre point de vue, quand t’es à 1200 mètres, t’es dans un super bon mood, tu survoles un peu les choses avec beaucoup de facilité et d’aisance. À cette hauteur-là, la vie n’a que peu d’emprise sur toi. À 0 mètre, t’es un peu dans la merde.
La Vague Parallèle : L’album tend tout de même davantage vers les 1200 mètres. C’était intentionnel ?
Alix : Les morceaux arrivaient et on les situait de façon assez subjective entre ces deux bornes qu’on s’était fixé. Ce qu’on essaie de dire avec ce disque, c’est que tu peux vivre quelque chose de très compliqué aujourd’hui et un autre truc très joyeux demain. Que c’est la vie. Et qu’il vaut mieux composer avec. Mais c’est vrai qu’on a fait un disque assez lumineux, malgré les épreuves qui ont ponctué sa création.
La Vague Parallèle : Au niveau de la création, vous êtes autant inspirés à 0m qu’à 1200m ?
Jacques : Ce n’est pas la même inspiration. Mais c’est une inspiration quand même, dans les deux cas.
La Vague Parallèle : Vous ouvrez l’album avec Mr. Fétis, et le morceau traduit déjà bien cette idée d’extrêmes opposés avec un début plutôt calme et une fin instrumentale cacophonique, presque comme une urgence. Que traduit cette outro ?
Alix : C’est le couplet de Mattia. Je ne sais pas quelle urgence il traduisait mais, effectivement, il traduit une urgence là-dedans.
Jacques : On était en studio, il était très tard, et il est parti en improvisation totale. Et c’est plutôt rare quand il se lâche comme ça, d’habitude il est toujours dans la maîtrise, dans le carré, dans le calibré. Et d’un coup, quand tu le vois se lâcher sur un clavier, partir dans un délire à la The Doors en s’inspirant juste du son et de ce qu’on venait de poser dessus, c’était incroyable.
La Vague Parallèle : C’était évident d’ouvrir l’album avec ce morceau ?
Alix : Pour être honnêtes, on a hésité à finir l’album avec, plutôt. Mais c’était un peu trop évident de clôturer avec cette outro. À la place, on s’est dit que ça constituait une vraie bonne porte d’entrée pour ce qui va être proposé après.
La Vague Parallèle : Les textures de cet album sont variées et inattendues. Notamment sur Regarde si c’est loin et Deux traits, sur lesquels vous faites un usage de l’autotune assez audacieux.
Jacques : C’était un moment particulier. Je vais souvent chez David Meaume, qui enregistre nos voix depuis Sans. Chantilly. Dans son studio, on expérimente des choses, on pose et module nos voix pour déconner, et un soir j’ai invité Alix à venir tester tout ça. L’exercice, ce soir-là, c’était de faire tourner des instrus, d’écrire sur ce qui nous inspirait et de poser. En une prise. De cette expérience sont nés six ou sept morceaux, et on en a retenu deux pour l’album.
La Vague Parallèle : De la pure spontanéité, du coup ?
Jacques : Bon je t’avoue que j’avais un peu triché et que j’avais un peu écrit avant. (rires) Mais dans l’ensemble, oui, c’était que du one take. Et je trouve que c’est deux morceaux qui font beaucoup de bien à l’ensemble, ça donne une respiration.
Alix : C’est le moment récréatif du disque. Par après, quand on a montré la matière à Mattia, il est repassé derrière pour y rajouter sa couche sur un registre sur lequel on n’avait pas forcément l’habitude de l’entendre.
La Vague Parallèle : C’est un style qui s’éloigne de votre discographie passée et se rapproche de ce qu’on retrouve sur la scène rap francophone moderne. Vous n’aviez jamais peur de tomber dans le stéréotype péjoratif rattaché à l’autotune ?
Jacques : Dans ce type de sons, le problème du stéréotype il vient de ce que tu dis. Si tu dis que t’es avec des pétasses, que tu fais de l’oseille et que tu vends de la came en fumant des joints, tu deviens le stéréotype. Autrement, l’autotune, c’est un exercice poétique avant tout. Et on slalome assez bien avec cet outil car on ne parle pas de ces choses-là. Parce que ce n’est pas ce qu’on a à dire, en tout cas.
La Vague Parallèle : Si certains morceaux s’ancrent bien dans le moderne, on retrouve des ovnis nostalgiques à l’image de San Pellegrino et sa vibe chanson française suave. D’où il sort, celui-là ?
Alix : Ce décalage, c’est le résultat de tout ce qu’on écoute et qu’on a intégré ces dernières années. Quand on compose, on convoque autant du 21Savage pour son usage du downtempo et de l’autotune que du Gainsbourg qui nous a toujours beaucoup inspirés. L’histoire de San Pellegrino est assez simple : un jour on s’est retrouvés en terrasse, on était super bien et on a voulu transposer ce sentiment en studio. Comme un espèce de petit court-métrage.
La Vague Parallèle : Vous poétisez l’eau pétillante de votre après-midi au soleil, vous poétisez les deux traits de mayonnaise sur vos frites. On peut dire qu’il y a de la poésie dans tout ce qui nous entoure ?
Jacques : Moi oui, je pense. J’en suis même convaincu : la poésie est partout, tout le temps. Mais il faut avoir envie de la voir.
La Vague Parallèle : Ça me fait penser à ce visage dans le nuage de la pochette…
Jacques : Peut-être. (rires)
Alix : Le visage dans le nuage, quand tu l’as vu, tu ne peux plus ne plus le voir. Mais tu peux aussi passer à côté, soit parce que tu ne regardes jamais le ciel, soit parce que tu le regardes mal.
| Photo : Edouard Nardon et Clément Pascal
La Vague Parallèle : Votre processus d’écriture interpelle. Vous utilisez un document commun que vous mettez à jour chacun de votre côté avec vos bribes de textes perso. Autant de transparence vis-à-vis de l’autre, ça demande de renoncer à beaucoup de choses ?
Jacques : À l’égo, déjà. Et ça, ça fait du bien.
Alix : Puis ça permet aussi de s’accepter soi-même, car quand tu autorises quelqu’un à regarder dans une extension de ta tête comme dans un livre ouvert, tu dois assumer tout ça. La possibilité de ce procédé d’écriture s’est gagnée avec le temps. Au début, ce n’était pas comme ça : on se regardait, on se toisait. Et puis ce fameux Google Doc a été un moyen de briser la barrière de la pudeur, et aujourd’hui on s’autorise naturellement à s’inviter sur le texte de l’autre.
La Vague Parallèle : Néanmoins, certains textes vont vous toucher plus personnellement et individuellement. Dans ces cas-là, comment mesurer le taux de présence légitime de l’autre sur le morceau ?
Jacques : Je pense que c’est très pragmatique. Quand t’as le sentiment que tu peux améliorer quelque chose, tu le dis. S’il n’y a rien à améliorer, tu ne dis rien.
Alix : Et puis nos vies sont tellement proches que quand une chose affecte l’un, elle affecte souvent l’autre également. Si on prend l’exemple de ma petite soeur Priska, qui est décédée durant la création de l’album, c’était aussi la meilleure copine de Jacques. Même si on n’a pas vécu la même souffrance, on en a tous vécu une à notre façon. Donc il peut totalement venir souffler le refrain de Caprice sans que je n’aie aucun moment de refus en mode « Qu’est ce que tu fous, je suis en train d’écrire un morceau sur ma reus ! ». C’était plutôt un « Merci, putain ! » que je voulais lui adresser, parce que ses lignes sont celles que je n’osais pas écrire.
La Vague Parallèle : C’est assez bateau de dire ça, mais l’album semble sincèrement plus personnel que les précédents. C’est presque de l’intime.
Alix : C’était hyper étrange de s’attaquer à des choses aussi personnelles. Pas tant au moment de la création des morceaux, car cela reste de la technique. Mais plutôt l’après : digérer les morceaux, les sortir, les mettre en clips. C’était des choses dont on devait parler entre nous, notamment avec Priska. Elle devait être d’accord avec le fait de s’exposer comme ça, et quand on s’est rendu compte que ça lui donnait de la force, on n’a pas hésité.
Jacques : Par contre, autant je suis d’accord avec le fait que l’album soit personnel, mais c’est le moins intime, en mon sens. Parce que ça ne reste pas entre nous. On parle vraiment de ce qu’il s’est passé, sans tralala. Et ça nous a fait du bien de pouvoir partager tout ça.
La Vague Parallèle : Au vu du second degré parfois poussé de votre discographie passée, vous aviez peur de ne pas être pris au sérieux sur des sujets plus durs et concrets ?
Jacques : On ne se pose pas la question de si on va nous prendre au sérieux ou pas. Nous, on fait des chansons. On fait sérieusement les choses sans jamais se prendre au sérieux.
Alix : Quand on travaille un sujet, on le fait avec tellement de sincérité qu’on sait qu’on est forcément légitimes. Je n’attends d’aval de personne pour parler de quoi que ce soit, si j’en parle c’est que j’estime que je suis légitime. Et puis, la force d’Odezenne, c’est qu’on est multiples : on peut rire le lundi et pleurer le mardi. On peut déconner avec Tu pu du cu ou Je veux te baiser et puis faire Novembre qui parle de révolution, ou encore Caprice qui parle de maladie. Et c’est le cas de pas mal de personnes, d’où le fait que beaucoup se retrouvent dans notre univers.
La Vague Parallèle : Et mélanger tous ces moods diamétralement opposés dans un seul live set homogène, c’est pas trop casse-gueule ?
Jacques : Bizarrement, non. Ça passe super. Il y a des moments plus denses, des moments d’écoute, et d’autres qui sont plutôt habités par de l’effervescence et du lâcher prise. Ça nous aide justement à garder du rythme et du dynamisme dans nos lives.
La Vague Parallèle : Au niveau des featurings, vous avez toujours été assez parcimonieux. Après Moussa sur le précédent projet, vous invitez ici Mansfield.TYA sur le morceau Une danse de mauvais goût qu’on retrouvait déjà sur leur album Monument Ordinaire, paru l’an passé. C’est quoi l’histoire de cette collaboration ?
Alix : Julia (aka Rebeka Warrior, moitié de Mansfield.TYA, ndlr.), c’est une super copine. On adore ce qu’elle fait, la manière dont elle écrit, dont elle chante, dont elle se comporte. On avait pas mal parlé de l’éventualité de faire un morceau ensemble un jour. De notre côté, à l’époque, on n’était pas très ouverts aux featurings pour la simple raison qu’on se cherchait encore. Avant de s’ouvrir aux autres, il fallait qu’on s’ouvre à nous-mêmes d’abord, histoire de trouver le son d’Odezenne.
Mais quand elle nous a envoyé un mémo de cette composition magnifique, on s’est senti prêts. On s’est retrouvé sur cette chanson autour du thème du deuil, car elle venait de perdre sa chérie et moi j’avais perdu mon père. Initialement, le morceau était destiné à leur disque, mais quand on a regardé la tracklist de notre album, on s’est rendu compte qu’il manquait quelque chose. Il y avait un trou que ce morceau, précisément, pouvait venir combler. En quelques coups de téléphone on s’est mis d’accord quant à sa présence sur les deux disques.
Jacques : C’était une évidence.
La Vague Parallèle : Depuis la sortie de Hardcore pendant le premier confinement jusqu’à l’invitation à écouter l’album dans vos nouveaux studios, vous avez porté énormément d’attention à votre public. Et c’est difficile de douter de votre sincérité quand vous le faites.
Alix : C’était surtout une logique de « rendre » à notre public. Le studio à Bordeaux, c’est un projet de dingue : on va pouvoir y faire de la musique, accueillir des groupes et potentiellement signer des projets sur notre propre label. Tout ça, c’est possible pour une seule et unique raison : les gens qui nous suivent et nous écoutent. Du coup, leur faire écouter le disque qu’on a produit grâce à eux, dans le studio qu’on a monté grâce à leur soutien, c’est une manière de reconnaître qu’on leur doit totalement ça.
La Vague Parallèle : Le mot de la fin ?
Jacques : La fin.
Caméléon musical aux allures de mafieux sicilien.