À 11:11, Biig Piig fait escale entre passé et futur
Jessica Smyth ne mesure probablement pas la sensibilité avec laquelle elle dresse le portrait d’une génération. Avec sa voix murmurée, elle maitrise avec perfection les langages de la nuit et nous aspire dans un mood, une émotion qui nous colle à la peau. Deux ans après la sortie de Bubblegum, Biig Piig nous présente son premier album 11:11, une escale entre passé et futur, rétrospective de ces trois dernières années, durant lesquelles elle a pris confiance en sa vulnérabilité. Parce que la nuit, tout s’illumine autrement. C’est grâce à ses beat oniriques qu’elle sublime la noirceur et le vide laissé par les adieux.
Deux ans après notre dernière rencontre, nous avons eu l’occasion de discuter avec l’artiste de ce nouvel aboutissement dans sa carrière, mais aussi de ses inspirations des temporalités de sa vie d’artiste.
La Vague Parallèle : Hey ! Comment vas-tu ?
Biig Piig : Super et toi ? C’est chouette de vous voir !
LVP : Comment ce sont passées ces deux dernières années pour toi ?
Biig Piig : Bien, c’était chouette, j’ai été très occupée mais c’était fun. Maintenant qu’on s’approche de la sortie de l’album tout devient un peu fou, c’est comme si le temps avait filé.
LVP : Comment approches-tu cette prochaine release ?
Biig Piig : Tu sais quoi ? Il y a tellement de choses à préparer avec la tournée que je vis au jour le jour et je ne me focus pas trop dessus. Mais ce sera un peu surréel une fois qu’il sera sortit. Surtout parce que ça fait si longtemps que j’en rêve. J’ai toujours voulu faire un album depuis que j’ai commencé la musique, mais je n’aurais jamais imaginé arriver à ce point-là. Donc maintenant qu’on y est, je suis là en mode “mais qu’est-ce qui se passe ?”. Mais oui, je suis excitée aussi.
LVP : Depuis le temps, tu as déjà sorti énormément de musique mais tu présentes ce projet comme un “début”, en quoi ce projet est une première pour toi ?
Biig Piig : Je pense que jusqu’à maintenant, je n’avais jamais vraiment ressenti le besoin de raconter une histoire complète, d’explorer autant d’émotions dans un seul projet. Cet album est assez vulnérable, c’est comme une capsule de ces deux ou trois dernières années de ma vie. J’ai dû affronter pas mal de choses et beaucoup mûrir. J’ai l’impression que je comprends mieux mes émotions maintenant et que je ne les crains plus, si tu vois ce que je veux dire. Dans cet album, j’ai trouvé une forme de confiance dans ma vulnérabilité, plutôt qu’une certaine timidité.
LVP : Tu as abordé l’écriture différemment que pour tes projets précédents ?
Biig Piig : Pour être honnête, pendant longtemps, je ne savais même pas que j’étais en train d’écrire un album. Je faisais de la musique par-ci par-là, et petit à petit, tout a commencé à faire sens. Un arc narratif s’est formé, et je me suis dit “ok, peut-être que c’est ça, l’album”. J’ai écrit 4AM assez tôt et dès le début, je savais que je voulais que ce morceau ouvre le projet. J’aimais l’idée de commencer par les mauvaises nouvelles : “You could have hit me with the bad news first” comme première phrase, et d’alterner entre une ambiance dansante et des couplets très dépouillés et vulnérables. J’ai commencé sur cette route et même si j’ai fait beaucoup d’allers-retours, ce morceau a défini la direction que je voulais prendre, même si je ne le savais pas encore à l’époque. À un moment, je pensais faire un album très électro, puis j’ai voulu y intégrer des morceaux plus doux. Il y a eu pas mal de hauts et de bas : ma propre vie et mes relations ont aussi beaucoup évolué. J’ai dû accepter qu’on ne peut rien prévoir, qu’il faut juste avancer et surfer sur la vague.
LVP : Cet album il parait autant mélancolique que joyeux, ce sont deux émotions complémentaires pour toi ?
Biig Piig : Je suis contente que tu le voies comme ça, pour être honnête, j’ai l’impression que je suis devenue assez douée pour me perdre dans mes émotions et c’est une des choses que je préfères quand j’écris. J’aime foncer dans une émotion et rester dedans, que ce soit une émotion triste ou joyeuse, j’aime m’y échapper et c’est cela qui est peut-être une sorte de fil rouge. Je pense que cela fait aussi partie de l’histoire de pouvoir explorer différentes facettes d’une relation, les différentes choses que tu traverses. Tout n’est pas triste, même si certaines choses le sont. A la fin, il y a une sorte de résolution qui donne de l’espoir même si elle est un peu triste.
LVP : Lorsque l’album se termine avec Brighter Day, on sent qu’il y a comme une sorte de clôture. Comment gères-tu le fait de dire au revoir aux gens qui sont de passage dans ta vie ?
Biig Piig : Je n’ai jamais été douée pour les au revoir, j’ai toujours été partisanes des adieux irlandais et de juste disparaître parce que je ne supporte pas l’idée de dire au revoir. Mais je m’améliore, je crois avoir compris que dire au revoir ne veut pas forcément dire que tu oublies, mais plutôt que tu entres dans une période différente de ta vie. Les gens qui croisent ton chemin deviennent une partie de toi, personne n’est jamais oublié. Je pense que j’apprécie d’avantage le fait qu’une personne arrive dans ma vie.
LVP : Ton album s’appelle 11:11, peux-tu nous expliquer ce que ces numéros représentent pour toi ?
Biig Piig : Pendant que j’écrivais l’album, 11h11 était une heure que je voyais souvent sur mon téléphone ou sur un écran. Pendant les deux ou trois années où nous avons travaillé sur l’album, c’était un moment qui revenait sans cesse. Comme tout allait très vite entre les voyages, les projets et l’agitation constante, c’était un instant où je m’arrêtais vraiment, où je faisais une pause. À ce moment-là, je pensais aux personnes que j’aime, à celle que je veux devenir, ou je réfléchissais simplement. Ça me ramenait à l’instant présent : “ok, cool, de quoi suis-je reconnaissante ? Où en suis-je ?” Dans l’ensemble, ce projet ressemble à une réflexion sur de nombreuses relations. C’est une sorte de capsule temporelle et je voulais aussi qu’il soit lié à ces chiffres, car ils symbolisent quelque chose pour moi.
LVP : Ton single One Way Ticket parle de deuil, est-ce que tu peux m’en dire un peu plus ?
Biig Piig : J’ai écrit One Way Ticket pour quelqu’un dont j’étais très proche. Ça parle de deuil, de la façon dont on essaye d’avancer, ou plutôt dont on n’avance pas vraiment. Ce sont aussi toutes ces choses qu’on aimerait pouvoir dire à la personne disparue. C’est une sorte de lettre, un message qui dit : si tu étais là, voilà ce que je te dirais.” Il me répétait toujours que j’étais capable. Il y a tant de choses qui se sont passées ces dernières années, tant de moments que je n’ai pas pu passer avec lui, alors je voulais vraiment lui dédier quelque chose en espérant que ça me rapproche de lui d’une certaine manière.
LVP : Est-ce que tes chansons sont un refuge personnel ou plutôt une invitation à partager une expérience avec ton audience ?
Biig Biig : Bonne question ! Je pense que c’est un peu un mix des deux. Parfois lorsqu’on écrit certains morceaux, on se replie complètement sur soi-même. Avec Decimalou Silhouette qui parlent de chagrin d’amour, je me souviens que j’étais dans un mood vraiment pourri, au bord de me perdre complètement. Ce genre de morceaux ressemblent à des refuges parce qu’on parle de choses sombres, d’un besoin de fuir. Mais en même temps, je réalise que je reviens toujours à la musique pour traverser ces épreuves, c’est comme un appel, une manière de chercher du soutien et de rassembler les gens. Et c’est comme ça qu’on peut se reconstruire, qu’on peut transformer ces moments difficiles en quelque chose qu’on partage et qu’on célèbre, ça finit par nous apaiser.
Par exemple avec Decimal, on était à Paris et je voulais vraiment capturer cette sensation que j’ai quand je suis dans un espace où on danse, où je peux me lâcher, être vulnérable mais en sécurité. J’avais aussi très envie de retranscrire ça en live, d’amener le public dans cette énergie et de recréer cette sensation sur scène. Chaque chanson a eu son propre moment, sa propre attention.
LVP : À ce propos, tu pars bientôt en tournée, est ce que tu as préparé quelque chose de spécial pour ton nouveau show ?
Biig Piig : Oui j’ai trop hâte ! On a essayé de faire quelque chose d’assez différent de ce qu’on a l’habitude de faire. Il y aura beaucoup de nouvelles chansons, même si on jouera aussi des anciennes. Il y aura aussi des ambiances sonores et des visuels, j’ai travaillé avec plusieurs designs pour essayer de créer un show plus immersif.
LVP : La nuit semble être un thème assez récurrent dans ta discographie, d’où vient ta connexion avec la nuit et quel rôle joue-t-elle dans ton processus créatif ?
Biig Piig : Pour moi, la nuit c’est le moment où tout revient à la vie mais d’une manière différente. On peut s’y échapper, j’adore m’y perdre. J’adore aussi rencontrer des personnes le soir, j’aime comment les gens s’ouvrent à toi. Surtout en ville, tout le monde est dans le rush en journée et personne n’a de temps à consacrer pour les autres. Et puis quand tu sors le soir, tout devient fou, l’atmosphère se détend et tout s’ouvre à toi d’une façon différente.
LVP : D’ailleurs, quand on écoute ton album en journée ou en soirée, c’est un autre feeling, il y a quelque chose d’assez réconfortant.
Biig Piig : J’adore la nuit, et j’essaye d’être honnête et de trouver du confort dans mon écriture. Surtout parce que je suis une personne assez anxieuse, donc j’aime quand la musique apporte une sorte de calme et de stabilité, qu’elle est un endroit où je peux me reposer.
LVP : Est ce que cet album capture un moment spécifique de ta vie ou est-ce qu’il représente l’évolution plus globale de toi en tant que personne et en tant qu’artiste ?
Biig Piig : Je pense qu’il représente une sorte de capsule temporelle de ces trois dernières années pour moi, mais il y a eu énormément de changements pendant cette période de ma vie. Il y a plusieurs épisodes que j’avais envie de capturer, plusieurs émotions que je voulais représenter à travers plusieurs personnages. Mais je pense qu’il y a aussi une partie qui me représente plus jeune donc c’est peut-être un peu plus large.
LVP : Pour revenir au nom de l’album et à la notion de temporalité, est ce que tu penses que les bonnes choses arrivent au bon moment dans ta carrière ?
Biig Piig : Oui à 100% ! Si on retourne en arrière, quand j’ai rencontréNiNE8 par exemple – le collectif dont je fais partie – je me dit que c’est dingue qu’on était à l’université en même temps et qu’on se soit rencontré à ce moment-là. C’était divin, j’ai l’impression que c’est l’univers qui nous a rassemblé. Je pense aussi que quand j’écris de la musique, je suis dans une espèce de bulle où tout commence à cliquer et j’ai l’impression d’être exactement là où je dois être. Je ne sais pas comment l’expliquer mais c’est comme si une fois que tu es dedans, tu peux t’y perdre parce que tu n’es pas sensée être ailleurs.
LVP : En tant que musicienne dans cette industrie, est-ce-que tu ressens la pression de toujours faire plus grand ?
Biig Piig : J’ai l’impression qu’il y aura toujours cette sensation qu’il en faut plus. Il y a toujours plus de pression parce que tout va plus vite et que l’industrie évolue très vite aussi. En tant qu’artiste, on a tendance à s’imposer à soi-même encore plus de pression, parce qu’on veut pouvoir faire ça toute notre vie. Et en même temps, je veux créer des choses dont je suis vraiment fière. Je pense que c’est une angoisse naturelle, mais quand je compare la façon dont je travaille aujourd’hui à celle d’avant, je me rends compte que j’ai beaucoup plus de patience aujourd’hui. Avant si je ne trouvais pas la bonne idée dans la première heure de création d’un morceau, je considérais que ce n’était pas fait pour moi et je laissais tomber. Maintenant je suis plus posée, je peux commencer un morceau, me dire que ça sonne bien mais décider de faire une pause et d’y revenir plus tard, à mon propre rythme. Il y a clairement une évolution dans mon processus de création. Parfois ma période Soundcloud me manque un peu, c’est un défi que je pourrais relever à nouveau et je pense que je le ferai un jour car j’adorais cette façon de composer chez moi, ça me rend très nostalgique. Après quelques verres parfois, on se met à faire de la musique chez nous avec mon copain juste pour le fun, mais ça fait un moment que je ne l’ai pas fait sérieusement juste pour moi-même.
LVP : Est-ce que c’est difficile de juste te poser et faire de la musique pour toi sans penser si le public l’aimera ?
Biig Piig : Je pense que si on essaye trop de faire quelque chose pour quelqu’un·e d’autre, tu ruines ce côté sacré de la création musicale. Pour moi la musique n’a jamais été une question de popularité, je trouve que ça retire toute la magie et ça devient quelque chose de préfabriqué que je déteste. Je pense que ce qui me motive, c’est d’explorer différentes choses, parfois inattendues. Je peux trouver une sorte d’apaisement en sachant que je ne fais pas quelque chose de faux. Je ne voudrais jamais sortir un son dont je ne suis pas fière, mais c’est vrai que parfois c’est difficile de se libérer de cette pression là. Je pense qu’on peut vite se perdre là-dedans.
LVP : Qu’est-ce qui t’inspire le plus en ce moment ?
Biig Piig : Honnêtement, je dirais que ce sont surtout les discussions que j’ai en ce moment avec mes ami·es. Et comme d’habitude, les soirées un peu folles en plein cœur de Londres, à rencontrer des inconnu·es, danser et découvrir différentes facettes de la ville. Je trouve ça très inspirant. Ça fait un moment que je n’ai pas écrit et j’ai vraiment hâte de m’y remettre bientôt.