À chaque fois que vous passez à côté de Beatopia, une fée meurt
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Auteur·ice : Philomène Raxhon
25/07/2022

À chaque fois que vous passez à côté de Beatopia, une fée meurt

À l’âge pas encore tout à fait ingrat de 7 ans, Beatrice Laus, aka Beabadoobee, imaginait un monde à elle peuplé de personnes imaginaires qui parleraient un langage imaginaire sur une planète imaginaire ; un endroit loin de l’école où la jeune Beatrice se sentait comme un alien, a safe space : Beatopia. Pour notre part, au même âge, on échangeait des quartiers d’orange dans la cour de récré contre des cailloux de compagnie. Enfance tout aussi brillante. À l’âge moins ingrat mais toujours aussi précoce de 22 ans, Beabadoobee présente son deuxième album, Beatopia, un opus construit comme des journaux intimes chaotiques et harmonieux où chaque titre fait renaître un peu plus une version grandie du royaume perdu. 

Fake it Flowers avait mis la barre très haut. Le formidable premier album de l’artiste catapultait son autrice hors des enceintes de TikTok qui l’avaient vue éclore avec son titre coffee for your head rebaptisé death bed par Powfu et propulsé sur la liste des morceaux phares de l’application. Fake it Flowers s’ouvrait sur Care, un morceau pop-grunge sur lequel on crie encore lors de nos soirées de désillusions ; but you don’t really care, care, care, yeah, scandait l’interprète de tout juste 20 ans. Aujourd’hui, Beabadoobee mène la danse, comme le démontre le tout aussi imposant 10:36. You’re just a warm body to hold, at night when I’m feeling all alone. Et juste comme ça, le pouvoir est entre ses mains. La dissidence gracieuse qui caractérisait Fake it Flowers trouve un nouveau souffle, plus assuré, moins emprunt de teenage angst, sur Beatopia. Fairy Song et ses chœurs scintillants est habitée de petites créatures torturées (si fairy-core, hello again TikTok), Don’t get the deal est un morceau pop-rock galvanisé par la guitare et la voix de Jacob Bugden, co-auteur d’une majorité des titres qui composent Beatopia.

 

C’est pourtant sur les morceaux plus doux que l’album prend vie. Affranchie du bagage garage grunge 90s de Fake it Flowers, Beabadoobee se frotte à la mélancolie pop des années 2000, nous pique en plein cœur. You’re here that’s the thing pare Beatopia d’une ballade chiffonnée, rappelle le générique de fin d’une romance brouillon. Les chœurs superposés font l’effet d’une horde de fidèles venu·es assister à la nouvelle ère de l’artiste. La voix soyeuse de Beatrice Laus s’y épanouit comme une plante grimpante au soleil. Lovesong est de la même trempe, suave et dépouillée de garnitures.

I guess that this is just another love song
About you
Just another love song
About you

Dans un monde de hits solitaires, Beabadoobee est une artiste aux albums complets. Pas un titre n’est à laisser sur le bas-côté, leur ordre méticuleux dresse le portrait d’un monde à la fois élaboré et spontané, d’un tout indispensable aux juxtapositions chaotiques et équilibrées. La bossa nova vaporeuse de The perfect pair évoque la muse, l’icône, la souveraine de nos cœurs, notre phare dans la nuit, Vanessa Paradis période Bliss. Du early 2000s fait avec goût. Comme quoi c’est possible. L’envolée baroque Bridgerton-esque (cc la scène de l’auberge) de Ripples ouvre un morceau qui se poursuit dans une délicatesse qui gonfle la poitrine, ruine le mascara. Les genres se dessinent le temps d’un morceau puis prennent leur place dans les pages noircies et tournées de Beatopia. Laus s’éloigne de la fièvre adolescente, ne crie plus comme au temps de Yoshimi, Forest, Magdalene, mais susurre ses blessures sur fond de guitare emo mid-west sur Pictures of Us.

 

Beatopia tient son air planant des psychotropes qui ont vu naître moult titres de ce second opus. “This album might as well be called weed and shrooms” [cet album pourrait tout aussi bien s’appeler herbe et champis], confiait l’artiste dans une interview à Pitchfork. À la lumière de ces révélations fracassantes, Beatopia Cultsong, à la mélodie divine, revêt une aura plus radieuse encore. Dans la mouvance bergère providentielle enclenchée par Lorde sur Solar Power, Beatrice Laus revendique, elle aussi, son culte sur un arrangement élastique qu’on se risquerait même à comparer à un interlude d’Alt-J. Un trip, ça se partage. Tinkerbell is overrated est une collaboration avec l’artiste drum and bass Pinkpantheress (elle aussi anglaise et issue de l’écurie TikTok) où les paroles sont délivrées comme des pensées qui se bousculent sur un beat de synthé tout aussi pressé. Broken cd et sa rythmique consolatrice d’ascenseur empêche de partir trop loin, tandis que les paroles décousues de See you soon amplifient la montée.

And I’m not sure why, but I will see you soon
(I guess I have to take it, I’m deteriorating)
Feeling blue

Avec Beatopia, Beabadoobee assied encore un peu plus sa pertinence incontestable, son statut de reine pop-punk à la voix agile. On n’a pas parlé de Talk mais, bien sûr, le premier single de ce dernier album amasse tout le talent de Laus dans ses percussions rock exaltantes et son texte doucement cinglant : We go together like the gum on my shoes. Mais, voilà, il n’est pas le seul. Chaque morceau est empreint du pouvoir indubitable d’une artiste qui va perdurer, inspirée d’ères passées pour mieux appréhender la suite, toujours la suite qui, elle, n’a définitivement rien d’ingrat.

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