À partir d’aujourd’hui, on aura la légitimité qu’on se donne – 15 femmes de l’industrie donnent le ton
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Auteur·ice : Caroline Bertolini
09/03/2021

À partir d’aujourd’hui, on aura la légitimité qu’on se donne – 15 femmes de l’industrie donnent le ton

| Visuel : Alicia Abeloos

Il y a des choses qui ne sont pas vraiment palpables. On les ressent intrinsèquement mais il est difficile de mettre des mots dessus. Il y a un fléau qui plane sur l’industrie musicale et qui, au vu de l’évolution du secteur vers plus d’inclusivité, mérite d’être enfin nommé. Cette question, c’est celle de la légitimité des femmes dans la musique. Elle me brule les lèvres depuis quelques temps maintenant, au fur et à mesure que j’évolue dans l’industrie. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’interroger des femmes que j’admire pour entendre leur avis sur la question. Elles sont au nombre de 15, venant de métiers différents de l’industrie.

J’aimerais remercier chacune d’entre elles : Clara Dhilly (KuratedBy), Inès Lambert (Tarmac), Waya (Tarmac), Julie et Sasha (Juicy), Elise Dutrieux (La mante des eaux), Coline Cornélis (Passa Porta), Marie Frankinet (RTBF/Moustique), Sofia Rasquin (Loop Sessions/Crammed Discs), Céline Magain (FrancoFaune), Souria Cheurfi (VICE/Psst Mlle), Julia Cano (Botanique), Herlinde Raeman (Subbacultcha), Marianne Cattoir (Five Oh), Angelica Roca (Jet Studio). 

Représentation de la femme dans la musique

Ce n’est pas un secret. Il y a un problème d’inclusivité dans la musique. L’an passé, l’USC Annenberg School for Communication and Journalism publiait son rapport annuel sur le sexe et ethnicité des artistes, compositeur·rices et producteur·rices impliqué·es dans les titres qui font partie des Hot 100 de fin d’année du Billboard. On pouvait y voir des chiffres en amélioration en termes d’inclusivité au sein de l’industrie, mais toujours trop bas.

À l’échelle de la Belgique, on pouvait observer dans le rapport #1 de Scivias (plateforme qui organise des rencontres, des ateliers, des conférences et des débats, de l’accompagnement autour des questions liées au genre qui s’expriment dans le cadre du secteur musical de la FWB) le même genre de constat que celui de l’USC Annenberg. Les métiers dans lesquels les femmes sont les moins représentées, parmi les signataires de la plateforme en tout cas, sont : la direction, la programmation et la technique (qui est la plus touchée). En ce qui concerne les métiers à responsabilités, il est vrai que lorsqu’on pense aux directeur·rices de festivals, salles de concerts, structures en général, peu de femmes parviennent à suffisamment monter les échelons pour toucher le haut du panier. Effectivement, les femmes en programmation sont de plus en plus présentes mais toujours de façon discrète. Elise Dutrieux (co-fondatrice de la plateforme) me parle dans son interview d’une étude partagée dans le mémoire de Bénédicte Briant-Froidure (“Musiques actuelles : les femmes sont-elles des hommes comme les autres ?”), dans lequel il est dit que les programmatrices sont moins nombreuses et, lorsqu’elles le sont, elles sont en charge de salles disposant de jauges plus petites (moins de 2000 spectateur·rices).

À la question “Est-ce que les choses seraient différentes si plus de femmes étaient “à la tête” de salles de concerts, de festivals, etc. ?”, presque toutes les intervenantes ont répondu par l’affirmative avec beaucoup de zèle. D’une part, au niveau d’une attention particulière à la parité qui serait donnée par l’apport féminin, mais pas que. La diversité des points de vue, également, est un argument souvent exprimé. Souria Cheurfi de VICE ajoute : “Du coup, il faut avoir d’office plus de diversité dans les postes de direction. Ça amène d’autres points de vue et des conversations au sein des organisations qui n’auront jamais lieu si on est dans l’entre-nous et que ce ne sont que des hommes hétéros blancs qui prennent toutes les décisions.” Aussi, l’accès des femmes à ce type de postes pourrait fortement inspirer les jeunes qui se lancent dans l’industrie. À la manière de “role models”, ces femmes prouveraient que cette ascension est possible et tout à fait naturelle, permettant à d’autres de s’y identifier et d’y croire pour elles-mêmes.

Il est aussi important de préciser que certains métiers sont féminisés dans la musique. Souvent, les femmes se retrouvent dans des rôles d’attachées de presse, d’assistantes, ou encore dans la communication. Il est plus rare de trouver des femmes manageuses, journalistes, techniciennes, etc. Marianne Cattoir de l’agence de presse Five Oh le confirme d’ailleurs : Si tu me demandais de te nommer 5 managers féminines, je devrais réfléchir un petit temps, par exemple. Marie Frankinet, en parlant de son expérience dans le journalisme musical, nous évoque qu’elle a l’impression qu’on engage plus vite un homme qu’une femme pour un poste de journaliste musical”. Pour elle, “il n’y aurait pas d’explication rationnelle” du fait qu’il y a tout autant de femmes passionnées par la musique que des hommes.”

Certaines conversations n’auront jamais lieu si ce ne sont que des hommes hétérosexuels blancs qui prennent toutes les décisions. – Souria Cheurfi

Il y aura également une différence de ressenti en fonction de ce facteur. Une femme qui aura évolué dans un métier féminisé n’aura pas le même vécu qu’une femme qui doit faire sa place dans un métier dit “d’hommes”. Pour autant, le sexisme peut se retrouver dans les deux cas. La première devra faire face à l’obstacle de la “mignonnerie” liée au job et aux attentes que l’on a d’elle et de ses pairs, tandis que la deuxième devra s’imposer dans un milieu où sa place est à faire, et prouver qu’elle vaut autant qu’un homme. Parce que le stéréotype du “elle est mignonne, elle essaye” se retrouve malheureusement partout, et même inconsciemment dans l’accès aux jobs. De base, un homme aura plus d’aplomb et une femme devra prouver qu’elle est digne de cette confiance et qu’elle est capable de porter le travail qu’on lui demande.  

Enfin, certains genres et instruments sont souvent perçus comme masculins car ils comptent statistiquement plus d’hommes. On pensera au métal, au rock, au rap, au jazz même. Mais si statistiquement les femmes ne sont pas présentes, quelle en serait la cause ? Il y a plus que certainement un découragement à la base. À force de ne pas voir des femmes jouer de certains instruments, évoluer dans certains métiers ou certains genres musicaux, le schéma est répété car il n’est, dès lors, pas possible de s’identifier. Une difficulté d’accès se construit ainsi au sein du genre musical ou de la pratique d’un instrument donné. Le podcast “En musique, les hommes donnent le “la”” de Les Couilles sur la table explore notamment plusieurs pistes sur le sujet avec la musicologue Hyacinthe Ravet. Elle y développe notamment qu’“(Une femme), elle inspire, elle est muse, elle accompagne (…) celui qui est pensé comme étant vraiment du côté de la création, c’est clairement la figure masculine.” Même quand elles sont présentes statistiquement et qu’elles sont créatrices, comme les femmes multi-instrumentistes, elles ne sont souvent pas assez valorisées. Les deux membres du duo Juicy, Julie et Sasha, confirment : “Comme dans tous les secteurs, les postes de pouvoir sont trop peu souvent confiés aux femmes. Nous connaissons un grand nombre de très bonnes musiciennes, mais clairement elles n’ont pas encore la place qui leur est due.”

Perception genrée de la parole

Dans le livre de musicologie critique de Susan McClary “Ouverture féministe : musique, genre, sexualité”, on peut découvrir une réflexion émise sur le sexisme en rhétorique. Les prouesses rhétoriques avaient beaucoup de pouvoir dans les affaires publiques du 16e siècle, c’est pourquoi, par la suite, les humanistes se sont posé·es la question du genre dans cette discipline. Il a longtemps été dit que les femmes devaient se taire pour la bienséance et n’étaient pas faites pour l’éloquence. Dans son chapitre sur le sujet, Susan McClary fait un retour sur le fait que la rhétorique était perçue différemment dans la bouche d’une femme et dans la bouche d’un homme. La parole d’un homme était vue comme un art oratoire, un pouvoir d’intellect, tandis que celle de la femme était associée à la séduction. La parole de l’homme trouvait sa place dans la sphère publique, et celle de la femme dans la sphère privée. L’homme apparaissait comme rationnel et porteur d’une certaine assurance alors que la femme apparaissait comme niaise et émotionnelle.

À la lecture de ces stéréotypes de genres, il n’est pas difficile de se rendre compte du problème qui en résulte. D’une part pour les femmes qui ne sont jamais égales de l’homme, associées au corps. D’autre part pour les hommes qui doivent arborer une force d’esprit en toute circonstance, ne laissant que peu de place à la fragilité. Pourtant, il nous reste des vestiges de cette vision dans beaucoup de domaines, par exemple en musique. Par sa simple condition, la parole de l’homme va souvent être perçue comme de l’expertise alors que celle de la femme sera perçue comme amatrice et vénale. Peut-être pas tout le temps, peut être pas par tout le monde, mais cette vision plane dans le secteur de façon totalement inconsciente. Coline Cornélis, DJ et illustratrice, raconte : “J’avais l’impression générale que l’expertise en musique était du domaine des garçons, que dans le meilleur des cas on pouvait me dire que mes goûts étaient “pas mal pour une fille”, que ça avait quelque chose de surprenant que je “m’y connaisse”.” Le “bon” goût musical est ainsi souvent associé à la masculinité. C’est lui qui aurait le plus de légitimité à passer de la “bonne” musique en soirée, c’est lui qui s’y connaitrait et ferait découvrir de la musique, c’est lui qui écouterait des musiques non-commerciales et vues comme “difficilement écoutables” ou difficiles d’accès. 

Agressions et micro-agressions

Les micro-agressions et remarques sexistes sont nombreuses, mais elles sont si normalisées que peu de femmes de l’échantillon ont su m’en citer de mémoire, hormis des situations dans lesquelles elles ont été mal jugées sur leur fonction : être prise pour une stagiaire, une femme de ménage, qu’on leur demande un café, etc. Selon Marianne Cattoir, DJ sous le nom de Catwar aux côtés de Lilihell : “Des micro-agressions sexistes, comme un stage manager qui t’explique comment le CDJ marche, ou des mecs qui viennent demander après ton set “vous écoutez cette musique aussi à la maison?”, c’était chaque mois une histoire comme ça.” Le sexisme passe aussi par ces micro-agressions qu’on laisse vite passer parce qu’elles ont été normalisées et ancrées dans notre société. Julia Cano, assistante de promotion et production au Botanique souligne à ce propos : “Cela ne sert à rien de dire “Il y a moins de femmes dans le secteur musical” ou “Il en faut plus”. C’est aussi un truc à comprendre, comment ça marche le sexisme. Le sexisme, c’est aussi faire une petite blague et dire “Ah dis donc, sympa ta p’tite jupe !” Ça, ça fait partie du sexisme ordinaire. Des choses comme ça qui sont des petits trucs et qui, en fait, te rabaissent un tout petit peu ou bien qui sont assez violents. Il faut faire comprendre que ce sont des remarques qui n’ont pas lieu d’être.”

Je trouve ça dommage de toujours prendre le rôle d’une femme à la rigolade. – Inès Lambert

En tant qu’artiste, il est aussi difficile de dépasser les barrières des stéréotypes de genre. En l’occurrence, le corps, la représentation sexualisée des corps est souvent omniprésente. Elise Dutrieux en témoigne : “Mon corps de “femme” prenait parfois toute la place et lorsque j’ai rejoint un groupe de musique masculin, j’ai vraiment commencé à masculiniser mes tenues pour m’en libérer. J’aime beaucoup la phrase de Virginie Despentes qui dit “Les hommes n’ont pas de corps”, je trouve qu’elle fait assez bien écho à cette expérience. Il y a une certaine liberté qui donne envie”. Une femme va devoir être tirée à quatre épingles pour monter sur scène, alors qu’un homme peut se contenter de porter ce qu’il porte tous les jours et c’est vu comme “cool”. On remarque aussi cela dans le genre pop qui est victime de cette objectification des corps dans la musique, mais qui est de plus en plus libérateur pour les femmes et leur sexualité en même temps.

Quant au male gaze dont on parle souvent, il se manifeste pour certaines au sein du monde de la musique dans le fait de couper la parole ou de ne pas regarder les femmes lors de réunions. D’un point de vue plus hétéronormé, il s’apparente à un rapport différent, parfois réduit à de la convoitise, ou parfois simplement différent de celui porté à ses pairs. Le rapport homme-homme est souvent professionnel tandis que le rapport homme-femme se teinte d’un non-professionnalisme dès le premier regard. Waya, social editor chez Tarmac, traduit bien cela : “J’ai encore le sentiment qu’on embauche une femme parce qu’elle est belle, parce qu’une femme a une voix douce, parce qu’elle va faire bien dans la photo d’équipe. J’ai encore trop ce sentiment. “Elle est bien, elle est bien !”. Mais ça veut dire quoi, ça, “elle est bien” ? Elle est “bien” comment ? C’est ça qui me dérange.” Ou encore Elise Dutrieux qui parle du malaise que ça peut entraîner pour nous : “L’entre-soi masculin est quand même très intimidant et je sais qu’on a toujours peur du rapport de séduction que ces moments d’intimité peuvent provoquer. Je m’en suis souvent protégée et je prenais conseil uniquement si je me sentais en sécurité avec la personne.” Enfin, Inès conclut justement : Moi je suis là pour faire mon taf, et ce n’est pas nécessaire d’être toujours dans cette espèce de séduction tacite, comme ça. Je trouve ça dommage de toujours prendre le rôle d’une femme à la rigolade.”

Parfois, il peut même se manifester sous forme d’étonnement, qui parait positif comme expliqué par Angelica Roca, ingénieure son : “(…) je crois que les gens sont agréablement surpris d’avoir une femme aux manettes. On me dit souvent que c’est la première fois qu’on voit une ingé son femme.” Ou encore au niveau des femmes multi-instrumentistes, pour Juicy par exemple : “On joue tout nous mêmes, que ce soit les guitares, les percussions, les claviers et le chant. C’est moins courant de voir des femmes instrumentistes que des hommes, donc c’est quelque chose qui est souvent souligné.” Pareil du côté de la façon de décrire ces artistes : “On est toujours étonnées de constater qu’on nous décrit toujours comme le duo féminin, le duo de filles. Ce n’est jamais précisé quand il s’agit d’hommes.” Les mots ne sont pas neutres, comparer deux femmes musiciennes parce qu’elles jouent du piano et sont belles, ce n’est plus acceptable. On ne comparerait pas deux hommes aux cheveux longs qui jouent de la guitare, surtout si leur musique n’a pas la même couleur. Et, pourtant, c’est le cas pour les femmes.

À cela s’ajoutent les agressions sexuelles, souvent cachées, enfuies ou inexistantes pour certaines. Avec l’apparition du mouvement #Musictoo, on a pu se rendre compte que ces agressions étaient nombreuses, mais taboues. La parole se libère à peine, et d’autres cas se manifesteront surement avant que certaines femmes n’osent parler. Ou même avant que d’autres ne se rendent compte que ce qu’elles ont vécu a été normalisé par la société, et donc par leurs propres cerveaux, mais consiste tout de même réellement en une agression qui mérite d’être dénoncée.

Sexisme ambiant

Tout ceci nous permet de remarquer qu’il règne dans ce milieu (comme dans beaucoup d’autres), un sexisme ambiant qui est souvent non favorable au développement de la femme. Il y a un manque de crédibilité externe et interne aux femmes. Le manque de crédibilité externe, celui perçu par les travailleur·euses du secteur, il se résorbe petit à petit. Il ressort beaucoup de mes interviews que les femmes se sentent “chanceuses” d’avoir évolué dans un milieu où les hommes leur donnaient une crédibilité suffisante. Bien que cela devrait être normalisé et non considéré comme une “chance”, il est quand même sain de voir que de plus en plus d’hommes se posent les bonnes questions sur ce genre de problématique et participent à des conversations pour changer les choses.

C’est dur de s’empêcher de vivre de peur qu’on te prenne pour une salope. – Clara Dhilly

Néanmoins, le manque de crédibilité interne, celui qui nous vient d’une intériorisation de ce sexisme et d’un système plus grand que nous, est encore (trop) souvent présent. Les femmes se posent encore tellement de questions avant d’agir, avant de parler, dans ce secteur mais dans beaucoup d’autres aussi. Inès disait alors : “En tant que femmes, on fait instinctivement attention aux quotas. Nous, on va avoir ce réflexe quand on arrive quelque part, ou quand on postule pour un job, de compter combien il y a de femmes dans la boîte, par exemple. Les hommes n’ont pas à s’en tracasser.” On se restreint encore beaucoup et on s’impose une énorme pression. Ne pas donner une mauvaise impression, montrer qu’on est à la hauteur. Ne pas tâcher notre réputation si un homme de l’industrie nous plait. “C’est dur de s’empêcher de vivre de peur qu’on te prenne pour une salope” selon les paroles si justes de Clara Dhilly

Dans ce contexte, il est vrai que les actes vont être perçus différemment du côté masculin ou du côté féminin. Sofia Rasquin qui travaille chez Crammed Discs et organise les Loop Sessions parle de cette différence de perception dans les actes d’une femme et des mêmes actes chez les hommes : “Il y a un petit côté “Dikkenek”, dans le sens où on a peut-être moins, en tant que femmes, l’habitude de se mettre en avant et de mettre en avant nos connaissances. C’est peut-être socialement moins valorisé de se mettre en avant, tout simplement.”

Sentiment d’illégitimité intériorisé

Alors oui, ce sentiment d’illégitimité vient souvent de nous. Mais surtout à cause du fait que les femmes ont vécu dans cette industrie. Il vient d’un genre de conditionnement, un système global dans lequel on vit. Ce sentiment qu’on a donné, qu’on nous donne encore par moment, a investi les racines de nos cerveaux et de nos corps. Il s’est trouvé une maison, et il n’en bouge pas. Il se manifeste parfois sous la forme du syndrome de l’imposteur. On n’est pas sûres d’être à notre place, d’être capable de faire ci ou faire ça. Comme appuyé par Inès Lambert“On m’a engagée parce que je suis compétente, et qu’on estime que je suis compétente. Donc je ne dois pas me poser mille questions. Je suis à ma place. Et c’est difficile de me dire “Je suis à ma place, je mérite d’être là”. C’est hyper compliqué.”

Évidemment, ceci dépend de la personnalité de chacune et là où il y aura un manque de confiance en soi, ce sentiment aura encore plus de racines. Certaines refusent alors de laisser cette place au patriarcat et parviennent à conjurer ce sentiment. Julie et Sasha du projet Juicy me racontent : “(…) pour nous le féminisme c’est l’égalité des sexes, donc on agit de la sorte. On fait attention à ne jamais se laisser intimider parce que nous sommes des femmes. Et si des situations injustes apparaissent, on ne se laisse pas piétiner.”

Par conséquent, il arrive souvent que pour assoir sa légitimité, une femme ait besoin d’un savoir considérable, alors qu’un homme peut se contenter d’un savoir moyen. “Comme si un savoir large était suffisant pour être un expert homme, alors qu’un savoir plus qu’encyclopédique est nécessaire quand on est une femme. Soit parce qu’il en faut autant pour qu’on les considère légitimes, soit parce qu’elles-mêmes doivent arriver à ce niveau pour se percevoir comme légitimes” selon Coline Cornélis. Pour se sentir à l’aise de parler d’un sujet en musique ou d’interagir, une femme va se sentir rassurée et légitime si elle en sait énormément.

Elle va aussi travailler deux fois plus pour acquérir ce savoir. Céline Magain remarque : “Mais, disons que le mec, de prime abord, il va être vu comme crédible et ça peut s’effriter. Alors qu’une femme, elle va devoir construire sa crédibilité pour prouver qu’elle l’est. C’est dans l’autre sens, en fait.” Seulement après, il sera plus facile de s’exprimer et d’enlever la pression qui pèse sur elle. J’en fais l’expérience tous les jours depuis que je me suis lancée dans ce domaine. J’ai commencé tard et je travaille tous les jours pour en savoir plus, connaitre les genres et les sous-genres, écouter non-stop pour tenter d’approcher ce “savoir encyclopédique”. Cela vient d’une grande curiosité pour cet art que j’admire, mais il y a une part, je l’avoue, qui me sert à me sentir en sécurité pour pouvoir parler et débattre sur la musique en me sentant légitime de le faire. Peut-être que cette part, elle me sert à prouver que ma place est ici et nulle part ailleurs. À moi-même et puis aux autres.

Pour nous le féminisme c’est l’égalité des sexes, donc on agit de la sorte. – Julie et Sasha (Juicy)

L’expérience ressort aussi comme un facteur qui décime le syndrome de l’imposteur. Beaucoup des interviewées m’ont confié ne plus avoir ce sentiment, et travailler de façon sereine. Souvent, ces femmes approchent la dizaine d’années d’expérience ou cumulent les projets. Il apparait alors plus facile d’assoir cette légitimité quand tout le monde sait qu’on est là et qu’on va y rester. L’expérience est alors le moyen de s’affirmer dans le milieu, ce qui veut aussi dire qu’en manquer peut faire défaut. Coline Cornélis confirme mon sentiment : (…) j’ai déjà ressenti que mon âge (qui à l’époque était jeune) autorisait d’autres personnes plus vieilles et plus expérimentées à négliger mon avis ou mes idées”. Alors que la jeunesse pourrait être associée à l’innovation et pas seulement au manque d’expérience. 

C’est pourquoi une femme doit toujours faire plus, connaitre plus, s’affirmer plus pour assoir sa crédibilité et se sentir légitime de le faire. D’ailleurs, une femme qui s’est créée des mécanismes pour s’imposer sera facilement perçue comme agressive. Waya en parle justement : “J’ai toujours inspiré une certaine menace aux hommes du milieu. Je pense que j’ai développé une certaine agressivité, certes, mais j’en ai marre d’entendre le mot “hystérie”. Ce sont deux choses totalement différentes. Mon agressivité, c’est parfois la seule manière d’imposer mon expertise parce qu’on m’empêche de la partager autrement.” Ce qui m’a frappée dans toutes mes interviews c’est que, souvent, voire presque tout le temps, on me disait : “Mais j’ai une grande gueule donc ça va”.

Cette caractéristique de gros caractère et de forte personnalité m’a intriguée parce que je l’arbore tout autant et ça m’a fait me questionner : “Est-ce que toutes les femmes de l’industrie ont une grande gueule ?”, ou “Est-ce que pour se faire une place dans cette industrie, il faut s’imposer et seuls les gros caractères y parviennent ?”. Je pense que mon échantillon est trop petit pour l’affirmer, mais je crois que ces constructions sociales et ce sexisme dans lesquels nous avons grandi nous a forgé un caractère. Et que ce caractère nous aide à obtenir ce que l’on veut, ainsi que d’être carriéristes, fort heureusement.

 

À partir d’aujourd’hui, on aura la légitimité qu’on se donne

Alors il est vrai que ce sexisme ambiant est présent, mais l’est-il davantage que dans un autre secteur ? Au vu de tout ce qui bouge dans le monde de la musique et de la conscientisation qui en suit, le bilan reste positif dans la plupart des interviews que j’ai menées, même si elles ne représentent pas l’industrie dans son entièreté – il faut le préciser. Alors oui, il persiste un problème. Un certain manque de confiance intégré, qui a pour conséquence de nous encombrer d’une longueur de retard et qui creuse davantage ce manque d’assurance. Tout cela constitue un cercle vicieux. Et oui, ça me met en colère parfois de voir des femmes si talentueuses ne pas oser faire les choses et ne pas se sentir légitimes. Parce que, moi, je le vois leur talent. Et oui, il m’arrive de douter du mien et ça me met en colère aussi, contre moi et contre la société. Mais il y a du changement qui se présage, notamment au niveau de notre génération. Cette nouvelle génération qui arrive sur le marché du travail et qui remet en question les entreprises et le système dans lesquels elle a trop longtemps évolué. Clara Dhilly me fait d’ailleurs remarquer : “J’ai l’impression que votre génération est encore plus concernée par ces questions, et peut vraiment aider les générations précédentes à faire preuve de plus de vigilance dans la façon dont on traite les femmes du métier. C’est vraiment une question de vigilance, en fait.”

Ce n’est pas aux femmes seules d’entreprendre ce changement. – Elise Dutrieux

Les discussions avec les hommes du milieu se lancent, rendant la crédibilité des femmes une affaire d’hommes aussi. Attention, il ne s’agit pas d’être en colère contre les hommes, qui évoluent comme nous dans des constructions sociales qui étaient présentes avant eux aussi. Comme le confirme Céline Magain“Il faut valoriser la place des femmes sans pour autant dévaloriser celle des hommes. Donc ça passe par respecter leur présence, mais les encourager à inviter dans ce qui les entourent un peu de féminité, notamment au niveau des équipes pour faire valoir une certaine mixité : faire appel à des réalisatrices, des graphistes féminines, des ingé son féminines, des bookeuses, etc.” C’est présent, mais pas assez : “Ça s’améliore, ça bouge. Mais je pense que ce sont les gens de l’industrie musicale qui ne se bougent pas. Et ils devraient faire de la place pour les autres, les accepter dans leurs équipes.” me dit Herlinde de Subbacultcha. La phrase d’Elise Dutrieux à ce sujet a particulièrement retenu mon attention : “Ce n’est pas aux femmes seules d’entreprendre ce changement.”

Si les hommes se sentent impliqués, ils peuvent alors s’impliquer à leur tour dans l’envie d’élever des femmes qui ont trop longtemps été décrédibilisées. Il y a une certaine bienveillance des hommes envers les femmes qui évolue (évidemment pas tous les hommes), et surtout des femmes envers les femmes (évidemment pas toutes les femmes). Ce sentiment, il se retrouve beaucoup dans les dires de Marie Frankinet : “Je pense qu’il faut aussi qu’il y ait un fort sentiment de sororité dans notre milieu. Parce que c’est vrai que, comme les places sont rares, les femmes vont avoir tendance à se tirer dans les pattes. Mais au plus on arrivera à se soutenir, au plus ce sera facile et au mieux le métier va évoluer.” Dans mes conversations avec Céline Magain et Julia Cano, on a notamment discuté de mentorat et du fait d’aller plus loin dans la sororité en proposant des façons concrètes de révéler la force de chacune. Parce que la force elle est là, on ne doit pas forcément s’en donner, elle doit juste être hissée à sa vraie place.

Les femmes se valorisent entre elles et font appel à d’autres femmes assez naturellement dans le cadre de leurs projets. L’occasion de montrer que, parfois, il faut y penser de façon peu naturelle pour que cela devienne un réflexe. Là alors se pose la question d’une forme de discrimination positive, qui a pour but, non pas d’atteindre des quotas, mais de donner une crédibilité naturelle aux femmes parce qu’elles sont femmes – autant qu’elle est donnée à leurs pairs masculins pour leur simple essence. “J’ai assisté récemment à une conférence dans laquelle une journaliste rappelait que dans beaucoup de cas, on engageait des hommes uniquement parce que c’était des hommes, et on ne s’intéressait pas forcément à leurs compétences. Pourquoi ne pas inverser la tendance ? Pourquoi ne pas engager des femmes juste parce que ce sont des femmes ? Pourquoi ne pas faire confiance à un feeling et leur laisser l’opportunité de prouver et développer leurs compétences par la suite ?” challenge Inès Lambert. Cette discussion n’est pas aisée car elle implique de ne pas engager une femme comme token (cf. tokenism) mais pour ce qu’elle représente et ce qu’elle peut apporter. Car oui, il y a tout de même des avantages à être une femme et voir le monde à travers nos lunettes.

Ainsi, à partir du moment où les choses changent et où tout le monde s’élève dans la bienveillance idéale qui devrait être présente dans le monde, il serait question qu’on se donne enfin la crédibilité qu’on mérite. Cela demande un travail, que certaines ont déjà entrepris, et dont d’autres n’ont pas forcément besoin (de par leur histoire personnelle), pour extérioriser ce sentiment d’illégitimité. Il est important, primordial même, qu’on arrive à se sentir légitimes de faire et dire des choses comme n’importe quel homme de cette industrie. Comme n’importe quel·le humain·e, tout simplement. Ça commence par se faire payer quand on exécute un travail ; parce que tant qu’on n’arrive pas à demander une rémunération pour ce qu’on accomplit en se disant qu’on n’est pas pro, on ne se sentira pas crédible de le faire. Ça passe aussi par le fait de ne plus s’excuser, de parler quand il faut, de faire remarquer les comportements dérangeants et le sexisme. Se donner de la force pour la donner aux autres. S’éduquer pour éduquer les autres. Il est peut-être naïf ou utopiste de penser de la sorte, oui. Après tout, je ne suis qu’une jeune femme pleine de rêves. Mais je pense que le changement, il arrive. Et que rien que le fait de pouvoir réaliser ce dossier, qu’il soit reçu dans les bonnes conditions, et d’être soutenue par ces 15 femmes de l’industrie, c’est déjà un gage que la parole se libère et que les actions suivent.

Pour s’informer :

 

 

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