Abraham : “La solitude c’est la liberté”
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Auteur·ice : Paul-Louis Godier
29/06/2020

Abraham : “La solitude c’est la liberté”

Abraham se lance désormais dans une nouvelle aventure et nous dévoile Tête dans les nuages, un projet haut en couleurs. Cela fait très longtemps que le rappeur est dans le milieu de la musique, mais c’est bel et bien le premier EP qu’il sort sous son vrai prénom. Rencontre avec un fan de hip-hop… et de citations de Rilke. 

La Vague Parallèle : Salut Abraham ! Avant de parler de ton nouvel EP, je voulais qu’on revienne un peu sur ta carrière et ton parcours. Tu as travaillé dans énormément de domaines différents. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?

Abraham : J’ai toujours été passionné de hip-hop et de rap. Quand j’ai déménagé dans le sud de la France, je me suis découvert une vraie passion pour la production. J’écoutais beaucoup de beatmakers comme Timbaland, Hi-Tek, The Neptunes etc. Je me suis rendu compte que c’était vraiment ça que je kiffais. À l’époque, j’avais aussi envie d’écrire, mais j’avais exclu la possibilité d’écrire en français, vu que je n’écoutais pas de rap français. Donc, j’avais essayé d’écrire des trucs en anglais, mais bon… (rires) No comment ! De fil en aiguille, je me suis doucement mis à composer et j’ai trouvé une vrai résonance dans le milieu de la danse hip-hop. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose d’organique dans mes compositions, qui parlait aux danseurs. Et puis, j’avais eu un rapport avec la danse quand j’étais petit. Donc, il y a eu cette première rencontre avec des compagnies de danse comme Wanted Posse par exemple, qui m’a forgé professionnellement parlant. Au fil du temps, j’ai travaillé avec des rappeurs et des chanteurs. J’ai créé Les sessions d’Abraham, qui se déroulaient dans une cave à Paris. Et puis, de plus en plus, je me suis consacré à un projet plus personnel.

LVP : Tu fais aussi partie du groupe UNNO depuis pas mal d’années. À première vue ça n’a rien avoir avec le rap. Je me trompe ?

A : C’est difficile de dire que ce groupe n’a rien avoir avec le rap parce que notre base, même si on ne l’entend pas forcément dans notre musique, c’est le hip-hop. Pour moi, le hip-hop n’est pas forcément une identité qui est forcée de rester évidente dans la façon dont on fait du son. Parfois c’est notre point de départ, mais ça n’empêche pas d’aller voir à droite à gauche et de tester plein de choses. Justement, quand la base est solide et forte, on peut facilement aller voir ailleurs. On essaye de chercher une liberté dans le son.

LVP : Tête dans les nuages est sorti le 5 juin. C’est ton premier EP sous le nom d’Abraham, mais j’ai l’impression que ça fait un moment qu’il est prêt. Pourquoi avoir attendu tout ce temps avant de le sortir ?

 A : (rires)… J’adore me disperser et parfois je retarde les échéances. Je mets de côté des choses, en particulier des choses personnelles. Et puis aujourd’hui ce n’est pas évident de vivre de la musique, on fait souvent d’autres trucs à côté. Donc, ce projet dort dans mon disque dur depuis pas mal de temps, mais j’avais la conviction qu’il allait sortir. En plus, il fait partie d’un cycle, l’idée c’est qu’il y ait d’autres projets par la suite. J’attendais le bon moment pour le sortir. Et puis, le confinement m’a permis de me recentrer et de savoir ce que j’avais vraiment envie de faire. Au lieu de courir dans tous les sens pour suivre un planning, je me suis vraiment posé les bonnes questions et j’ai compris que c’était le moment de sortir cet EP.

LVP : Tu peux nous parler du processus de création de ce projet ? Comment tu as réalisé cet EP et qui a bossé dessus ?

 A : J’ai fonctionné de façon totalement instinctive parce qu’il n’y avait pas d’attente de label. Donc, ça partait clairement de mon initiative. J’ai directement eu un cycle en tête, comportant deux parties. Tête dans les nuages est le premier chapitre. Le deuxième sortira bientôt d’ailleurs… On est encore en train de bosser dessus. Sinon, pour la réalisation de ce projet, j’étais souvent tout seul dans ma chambre et l’idée était surtout de faire vivre des titres qui dormaient, de les remettre au goût du jour. J’étais dans un état d’esprit où je me disais : « J’ai ces titres-là qui dorment, je les aime encore beaucoup aujourd’hui. Malgré le temps, je les assume toujours et du coup, comment est-ce que je me les réapproprie, comment est-ce que je les répartis dans des projets et comment est-ce que je m’amuse avec aujourd’hui ? » Parce que pour moi, la musique, c’est un jeu. Quand ça ne l’est plus, c’est dommage et on perd le plaisir. Au niveau des prods, il y en a deux qui ne sont pas de moi. Le morceau Seul est produit par Arzin et Pendant quelques heures est produit par Awir Leon.

LVP : Avant de nous parler des sujets de l’EP, tu peux nous en dire plus sur les sonorités que l’on retrouve dans ce projet ? Elles sont assez différentes de ce que l’on peut entendre dans la scène rap actuelle. Comment tu définirais ta musique par rapport à tout ce que tu as pu faire dans le passé ?

A : Je pense que c’est un projet dans lequel j’ai été le plus possible à l’essentiel. Justement, je ne fais pas du tout attention aux tendances. Je les écoute parfois quand elles sont de qualité, mais je n’écoute pas tout ce qui sort. Déjà, c’est impossible à suivre, donc, il y a un tri naturel qui se fait et puis, il y a un truc que je n’aime pas du tout aujourd’hui dans l’industrie du disque, c’est au niveau de la singularité des artistes. J’ai l’impression qu’elle est mise de côté. On sent beaucoup de produit, beaucoup de choses visuelles et extérieures très poussées, mais en termes de profondeur, quand t’écoutes quelqu’un tu sais rarement à qui tu as à faire. Il y a un truc beaucoup trop calibré et je ne voulais pas aller dans ce sens-là. C’était important que ce soit instinctif et que ce soit singulier. Que ce soit mon truc !

LVP : Les thèmes abordés dans ce projet sont nombreux, mais d’une certaine façon ils sont tous liés les uns aux autres. Que ce soit la solitude, nos peurs, le rapport avec les autres, l’amour… Est-ce que c’était normal et facile pour toi d’aborder ce genre de thèmes sur ton premier projet en tant qu’Abraham ?

A : Ce projet, je ne l’ai même pas abordé comme un premier EP finalement, vu que ça fait plus de 15 ans que je fais du son. Même si, effectivement, c’est le premier sous mon nouveau nom. Pour moi, c’est important que ce que je crée soit le plus personnel possible. Je voulais revenir aux valeurs essentielles et faire ce que j’ai vraiment envie de faire. C’est sûrement la raison pour laquelle j’aborde ce genre de thèmes.

 LVP : Ton ancien nom de scène est « Tismé ». J’imagine que ce changement de nom est lié aux thèmes très personnels que tu abordes dans Tête dans les nuages ?

A : Grave ! Pour moi, prendre mon prénom, c’est assumer ma singularité, mon caractère, mes expériences personnelles, les valeurs que je prône ou que j’essaye de défendre et qui me tiennent à cœur. Donc c’est un projet très personnel effectivement.

LVP : Cet EP sort dans une période assez particulière, où la crise sanitaire est venue bouleverser nos habitudes et nos modes de vies. Mais il sort aussi dans un contexte où une partie de la population lutte contre le racisme. Ça ne fait que confirmer le fait que ton projet est totalement dans l’ère du temps et que ça ferait du bien à certaines personnes de l’écouter…

A : (rires) C’est marrant que tu dises ça, je le prends comme un compliment. Ça veut dire qu’il est utile ou qu’il a une certaine nécessité. Je trouve que c’est une des responsabilités des artistes, de se questionner sur les choses qu’on traverse dans notre temps. Et j’ai l’impression que la musique est tellement devenue un business, qu’on s’est pas mal éloigné du but principal. Est-ce que le plus important c’est que tout le monde dise la même chose et offre un moment de répit dans cette horreur que peut être la société ? Ou bien c’est justement le fait de se questionner sur la société en proposant quand même un moment de répit ? Pour moi, c’est clairement la deuxième option. Je trouve qu’on est dans une société où on ne se calcule pas, on est super égocentré, on est là sur nos téléphones à prendre des selfies, etc. Je ne veux pas juger ce truc-là, à la limite je m’en fous, mais je trouve ça bizarre. On n’échange plus du tout sur les choses essentielles. Et personnellement, ça fait très longtemps que je ne me sens pas en harmonie avec cette société et beaucoup de choses qui sont liées à notre pays. Je trouve qu’en France, on regarde trop nos nombrils. Il y a très peu de bienveillance envers les autres. Il y a cette ignorance, qui est le terreau parfait pour le racisme, qui est quand même très répandue, et il est temps qu’on parle de tout ça. Alors après, est ce qu’on le fait de la bonne manière, ça je ne sais pas. C’est encore un autre débat.

LVP : Tu as sorti le clip de Seul pendant le confinement, mais j’ai appris que ce clip a été réalisé il y a déjà un petit bout de temps et bien avant la crise sanitaire. J’imagine que pour toi c’était le meilleur moment pour le sortir ?

A : Quand il y a eu le confinement, cette période inédite, digne d’un film, un ami à moi me disait à chaque fois qu’il sortait pour faire ses courses, que l’ambiance dans les rues lui rappelait mon clip (pas encore sorti). Il m’a vraiment fait remarquer la similitude entre le clip et la situation actuelle. Le clip existe depuis 2018 ; Il n’a pas du tout été tourné pendant le confinement, comme beaucoup de personnes peuvent le penser. J’ai vraiment compris que c’était le moment de le sortir. Je n’aime pas trop l’opportunisme dans l’art, mais là, vu le sens que ça avait et à quel point c’était lié, je me suis dit que c’était le moment.

LVP : Ton rapport à la solitude est assez intéressant. Pour toi, il est essentiel d’avoir des moments de répit où l’on peut se retrouver avec soi-même. Tu dis par exemple dans ton « Ted Talk » qu’à cause des réseaux sociaux et des nouvelles technologies, c’est compliqué d’avoir ces moments de solitude. C’est une vision assez différente de ce que l’on peut entendre d’habitude, où les réseaux sociaux sont justement vus comme facteur d’isolation sociale. Tu peux nous expliquer ta vision des choses ?

A : Personnellement, je trouve que le temps de la solitude est précieux. En tout cas bien plus que ce que certaines personnes pourraient penser. Même si on a tous nos vécus et nos expériences personnelles, je pense qu’on a tendance à avoir peur de la solitude. Certaines personnes essayent de l’éviter, alors que pour moi elle est salvatrice. Je trouve que les moments où on se recentre sont aussi précieux que les moments où on s’évade, entre potes par exemple. Après, de par mon vécu, j’ai été poussé vers cette solitude dès mon plus jeune âge, et plus j’y allais et plus je la trouvais cool. Donc clairement, aujourd’hui, la solitude, on la fuit alors qu’elle pourrait faire du bien. La solitude c’est la liberté !

LVP : Pour clôturer le sujet sur la solitude, je voulais te lire une citation de Rilke que je trouvais intéressante et en lien avec ton EP : « Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir. Être seul comme l’enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent (…) »

A : Pff, j’ai presque des frissons en entendant ça. Ça me parle énormément ! L’enfance, pour moi, c’est un des thèmes majeurs aussi. C’est les prémisses de tout. C’est là où on est le plus connecté à qui on est intérieurement, avant même de le devenir. Et pour moi, la liberté c’est clairement lié à l’enfance, au même titre que la peur d’ailleurs. La peur a certains aspects quand on est jeune, et puis ensuite elle évolue différemment. J’ai l’impression que dans notre société, il faut gommer tout ce qui est singulier. Beaucoup de personnes pensent que c’est négatif de montrer qui elles sont au fond. Elles mettent du temps à se dévoiler et à dire des choses personnelles. On pourrait se demander pourquoi. Est-ce que ce n’est pas ça l’essentiel au final ? Le fait de montrer qui on est à l’intérieur, sans aucun filtre ? Donc oui, cette phrase résume bien ce que je pense !

LVP : Tu fais aussi le lien entre la solitude et la créativité. Pourquoi ?

A : J’ai du mal à rien faire… Par rapport à la créativité, c’est comme la solitude. C’est la liberté ! Quand on l’embrasse vraiment en tout cas. Tu fais ce que tu veux… Je trouve que dans la musique, un des trucs qui nous freine beaucoup, c’est le fait de reproduire sans arrêt des choses qu’on entend. Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas s’inspirer, au contraire ! Mais il faut surtout faire des choses qui nous ressemblent et pas trop tomber dans le mimétisme.

LVP : Le confinement a été une bonne occasion pour nous tous de découvrir de nouveaux artistes. Est-ce que toi aussi, tu as fait de nouvelles découvertes ?

A : Y’a un EP qui m’a beaucoup touché ! C’est le projet de Samora Pinderhughes. L’EP s’appelle Black Spring. C’est vraiment un truc qui m’a marqué ! C’est pas du tout du hip-hop, mais c’est hyper profond et sa musique m’a vachement plu.


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