Ahl Nana, le trésor enfoui de la musique mauritanienne
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Auteur·ice : Matéo Vigné
14/02/2023

Ahl Nana, le trésor enfoui de la musique mauritanienne

La découverte de vieux enregistrements relance les débats sur l’influence culturelle de la musique saharienne. L’histoire extraordinaire derrière ce disque d’Ahl Nana implique le roi Hassan II du Maroc, une famille de producteur·ices de disques qui possède un magasin en Belgique et des vendeurs ambulants d’une banlieue de Casablanca.

« Un petit miracle », tels sont les mots utilisés par les diggers du label gantois Radio Martiko au moment de mettre la main, en 2015, sur l’une des pépites les plus inattendues de l’univers musical africain. L’histoire est cocasse mais cependant peu singulière. Ahl Nana n’a jamais eu l’intention de publier ces chansons et, une fois enregistrés et pressés sur vinyle, les disques n’ont jamais été publiés correctement et ont presque tous fini à la poubelle. En voyage à Casablanca, le label s’était donné comme mission de sillonner les meilleurs disquaires de la ville puis de se perdre dans quelques souks dans l’espoir de trouver d’autres vinyles. Dans une banlieue sud de la capitale économique (et musicale) du pays, ils sont tombés sur un vendeur ambulant, Mostapha, qui proposait tout un tas de cassettes et de 45 tours à prix d’or. Quand il a vu qu’ils étaient intéressés par ses disques, il leur a fait signe de le suivre chez lui, dans sa maison, où ils sont tombés sur une réelle mine d’or (auditive). Une pièce remplie de vinyles et de cassettes, la plupart encore immaculés.

Dans les années 1970, lorsque la cassette a été introduite sur le marché marocain de la musique, tout le monde a cessé d’acheter des vinyles. Un single contenant une ou deux chansons coûtait 5 dirhams (environ 50 centimes d’euro) alors qu’une cassette contenant jusqu’à 10 chansons coûtait seulement 1 dirham (environ 10 centimes d’euro). En quelques mois seulement, le business des disques s’est mis à chuter considérablement et le vinyle est devenu obsolète. Les différentes maisons de disques qui avaient sous la main encore tout plein d’invendus n’ont eu d’autre choix que de les jeter. Mostapha en avait sauvé certains et les a conservés pendant plus de 40 ans, la plupart appartenant au label Boussiphone. C’est là qu’ils ont fait la découverte de Ahl Nana – Orchestre National Mauritanien, un disque aux riffs de guitare propres au blues du désert complétés par des voix de femmes, angéliques et tranchantes.

 

En effectuant plusieurs recherches qui les mèneront de disquaire en disquaire entre le Maroc et la Belgique, ils entrent en contact avec les héritiers de Boussiphone, la famille Boussif, qui possède tout un catalogue de vinyles tests jamais sortis sur label et notamment deux exemplaires d’Ahl Nana. En fouillant un peu, ils comprennent vite que le nom provient d’une famille au nom éponyme. Sur Youtube, ils tombent sur Yacine Ahl Nana, chanteur populaire des années 1980 et 1990 en Mauritanie, mais la barrière de la langue les empêche de trouver plus d’informations à leur sujet. C’est grâce à l’aide de Christopher Kirkley, du label Sahel Sounds et de Intagrist El Ansari, journaliste mauritanien, qu’ils retrouvent Mouna et Tahra, deux des filles de la famille Ahl Nana, qui figurent dans l’album.

« C’est la première fois qu’on voit ces disques. Ça me rappelle de beaux souvenirs, expliquent Mouna et Tahra. On était si jeunes et si belles. On se souvient très bien, on avait séjourné chez la famille Boussif à Casablanca, on se souvient des sessions d’enregistrement, mais on n’avait jamais vu ni entendu ces disques auparavant. Ce n’est pas quelque chose de courant dans notre culture de faire des disques. On joue en concert et à la radio, c’est comme ça que les gens ont connu notre musique. En Mauritanie et même au-delà des frontières de notre pays, les gens pouvaient chanter nos chansons par cœur, il n’y avait donc aucune raison pour nous d’en faire des disques. C’est une série de coïncidences qui a conduit aux séances d’enregistrement » concluent-elles.

C’est par le biais d’un ministre local, qui était un grand fan de leur musique et qui voulait que la famille joue pour le roi Hassan II qu’Ahl Nana s’est rendu au Maroc. Il est important de comprendre que les politicien·nes appréciaient fortement le groupe à l’époque, car il représentait la Mauritanie moderne et arabe, qui correspondait à l’image qu’ils voulaient donner au peuple. Donc, le roi Hassan II a ordonné à un avion militaire de venir les chercher pour les emmener au Maroc. « Je me souviens qu’il n’y avait que 2 sièges pour ma mère et mon père et que moi et mes frères et sœurs devions nous asseoir sur le sol, c’était un gros avion de transport militaire qui n’était pas censé transporter des gens, donc le vol a été un peu difficile, mais c’était une grande aventure pour nous », explique l’une des deux soeurs.

Dans l’album, on retrouve un mélange de musique mauritanienne auquel s’ajoutent des styles d’autres pays à l’influence musicale forte comme le Mali, le Niger, le Ghana, le Liban et même quelques chants en hindi. Cette richesse culturelle, Ahl Nana la doit à la matriarche de la famille, leader du groupe, née à Tombouctou, au Mali, cité moderne au carrefour des civilisations africaines et lieu de passage incontournable pour le commerce trans-saharien.

Cet album contient les premiers enregistrements de musique moderne de la région saharienne et marque la naissance du genre connu en occident sous le nom de Desert Blues. Quand on entend les notes, le rythme, la puissance du chant, impossible de ne pas avoir en tête des groupes plus contemporains comme Tinariwen, Les filles de Illighadad ou encore Ali Farka Touré, aujourd’hui des références du genre et probablement influencés d’une façon ou d’une autre par l’héritage de Ahl Nana.