Nonante-Cinq : des tours de manèges et la tête qui tourne avec Angèle
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
07/01/2022

Nonante-Cinq : des tours de manèges et la tête qui tourne avec Angèle

| Photo : Manuel Obadia-Wills

Trois ans après le succès incontestable de Brol, c’est plus personnelle que jamais que la chanteuse bruxelloise revient avec Nonante-Cinq. Un petit monde (sur)chargé, un rollercoaster renversant, une fête foraine maximaliste, qui nous aura offert son lot de maux de ventres, de tête qui tourne, mais également de souffles coupés et de grandes émotions. Excursion ambivalente dans le Neverland de la pop star belge la plus influente du globe.

Ah, le second album. Il est vorace, il est impitoyable, il ne pardonne pas. Encore moins quand on est l’idole de tout un pays, l’icône d’une génération, la porte-flambeau d’un mouvement. Encore moins quand on est une femme. Encore moins quand on est Angèle. Le succès ça nous change, certes, mais ça change surtout les autres et le regard qu’iels portent sur nous. Si elle débarquait avec Brol en 2018 comme une jolie surprise inattendue, la chanteuse réapparaît comme un lieu commun du paysage musical : à la fois star et banalité, à la fois happening et non-événement. Une position qui, malgré sa notoriété, rend l’exercice de ce second album moins aisé qu’il n’y paraît.

Angèle ou l’icône mainstream

Elle est l’icône d’une pop culture mainstream, facile à aimer. “Trop facile”, même, pour une poignée de prétendu·es mélomanes trop snobs pour reconnaître un talent et une intelligence indéniables au vu de la fulgurance de sa carrière. “Trop niaise” aussi, pour une autre poignée de machos qui ne peuvent s’imaginer voir une femme s’immiscer dans leurs fils d’actualité avec un si beau et grand succès dans les bras. Pour beaucoup, aussi, moins radicaux·ales, l’aimer rime avec s’oublier, se fondre dans la masse. D’où l’usage du terme “péché mignon”, car on n’osera affirmer qu’à demi-mot que Balance ton quoi nous a fait fanfaronner sous la douche, et on singera une moue désintéressée lorsque résonnera Oui ou non alors que tout nous pousse à investir la piste de danse.

En approchant Nonante-Cinq avec tout ça en tête, on se dit qu’il est indispensable de traiter cet opus en s’éloignant des préconceptions liées à sa célébrité nouvelle. Ce disque n’a pas forcément de prétention : elle n’a rien à nous prouver, ne nous doit pas grand-chose et elle n’a pas l’intention de changer le monde. Simplement nous raconter le sien.

Certain·es qualifieront ainsi le move d’égocentrique, mais on y voit plutôt une façon d’en découvrir plus sur les jardins secrets de la superstar, qui rappelle à plusieurs reprises qu’elle ne reste qu’une jeune nana de 26 ans avec des problèmes comme vous et moi. Jusque-là, rien de bien novateur, plutôt un élan personnel et pas forcément intellectualisé. Et c’est là qu’on retrouve le cœur de l’album : une spontanéité folle, comprenant des lacunes et quelques coups de maître.

 | Photo : Manuel Obadia-Wills

Angèle ou la reine pop

Nonante-Cinq est truffé d’éléments. Une surcharge colorée, moins digeste que le premier opus, qui révèle surtout une richesse d’influences plus costaudes. Sans jamais s’éloigner bien loin de la pop générique dont elle s’est faite reine, l’artiste s’ouvre sur le paysage musical qui l’entoure afin d’aller y puiser des matériaux inattendus. Ainsi, on s’étonnera de la ligne de basse électrisante de Libre qui ne va pas sans rappeler un certain groove à la Tame Impala et des envolées vocales distordues de Profite qui se rapprochent d’un esprit Rosalìa. C’est également les sonorités trap empruntées au monde du hip-hop qui donnent le ton de sa pop, comme le laissait déjà présager son tube Perdus présent sur la réédition de Brol en octobre 2019.

Si le mixage a été confié à Josh Gudwin (à l’œuvre pour Justin BieberDua Lipa ou Rihanna, rien que ça), les productions sont signées de Tristan Salvati – notre Jack Antonoff à nous. Et il faut reconnaître qu’elles constituent la vraie force de Nonante-Cinq. Le Français exprime ici son sens du détail en superposant des couches plus ou moins décelables : des étranges nappes de synthé futuriste de Démons aux percussions subtiles, aigües et grasses en fond de Profite. Le tout en soignant évidemment les structures “faciles” et accrocheuses propres à la musique pop d’Angèle. Le tandem Salvati-Van Laeken semble avoir de beaux jours devant lui, et on décèle dans cette nouvelle collection pas mal de réinventions notables.

À commencer par le chaloupant Pensées Positives qui, au delà de son allégresse communicative, nous prouve qu’Angèle a soigné ses conclusions en offrant une outro léchée, dont le piano plus délicat contraste efficacement avec les mélodies percussives qui le précèdent. On souligne également le nostalgique On s’habitue, dévoilant une facette moins moderne de la popstar en accomplissant une surprenante plongée en variété française classique.

Si certains remuent et que d’autres font s’évader, une poignée des morceaux nous auront également filé quelques maux de cœurs. C’est là que le manège s’enraie : Plus de sens ou Solo poussent le délire de la pop acidulée un peu trop loin. Si on ne doute pas du potentiel live des deux titres, difficile d’accrocher avec ceux-ci tant le maximalisme qui les fonde est superflu.

Le côté festif des morceaux n’est pas à proscrire, et une touche de kitsch n’a jamais fait de mal à personne. Mais le dosage semble ici bafoué et on se retrouve à enchaîner les loopings à outrance pour finir avec un vilain mal de ventre à l’arrivée. On le répète : nous ne sommes pas à l’abri de surprendre l’auteur de ces lignes s’époumoner sur les morceaux sus-cités durant un show de la chanteuse, mais il n’empêche qu’ils ont du mal à convaincre en version audio.

Angèle ou la porte-drapeau engagée

Au niveau de sa plume, la Bruxelloise ne brille pas vraiment. En réalité, elle reste fidèle à l’écriture un brin simpliste et familière qu’on retrouvait déjà sur Brol. Des mots simples, donc, qui servent tout de même à l’effet pop et catchy des morceaux. On restera donc dubitatif·ves à l’écoute de certaines lignes bateau (Les relations m’ont abîmée et d’autres m’ont rendue très heureuse/Mais, malgré tout, c’est décidé, plus jamais je n’tombe amoureuse) tandis qu’une autre poignée de titres vont sauver la mise avec des textes plus fins et empreints d’un positionnement engagé remarquable.

Si son Balance ton quoi était devenu, malgré elle, un hymne majeur repris dans bon nombre de manifestations féministes, elle sait qu’en écrivant les textes de Tempête et de Mots justes, elle s’érige comme une porte-drapeau entendue et relayée. Mais cette pression semble lui avoir profité à en croire la qualité des deux morceaux. Le premier transpose l’urgence des violences conjugales sur fond de couches d’orgues intenses (un brin mélo, mais ça passe) tandis que le second joue la carte d’un hybride percussions/piano-voix minimaliste pour délivrer une ballade sur le sujet délicat du consentement.

Ce qui reste pour lui juste un vague souvenir,
demeure tout autre chose pour moi.
Si je pense à la nuit, à lui et son sourire,
je croyais que c’était de ma faute à moi.

“J’peux pas m’empêcher de composer comme exutoire. Racontant ma vie privée, et puis ensuite de m’en vouloir” confie-t-elle sur le mélancolique Taxi, break up song sur lequel son affinité avec le piano brille enfin à sa juste valeur. Une phrase qui traduit bien l’envie de se livrer sur ce second album, de se refaire maîtresse de sa propre histoire : un récit que ses démons ont pris un malin plaisir à compliquer depuis quelques années déjà. Des ennemis invisibles qu’elle balaie sur un featuring avec Damso qui rassemble un package de gimmicks imparables, sécurisant le caractère tubesque du morceau.

Somme toute, cet album sophomore livre son lot de jolis tours de force tout en contenant quelques excès de pétulance mal calibrée. Nonante-Cinq a le mérite de se révéler plus curieux et aventureux que son prédécesseur Brol, impliquant quelques ratés dans la mêlée. Alors certes, certaines spirales nous donneront l’envie d’en finir au plus vite avec ce tour de grand-huit chamboulant, mais une poignée d’instants bien ficelés d’émotions fortes nous amèneront sans doute à refaire un tour dans les montagnes russes de la popstar, qui se révèle plus authentique que jamais.


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