Atoms : l’errance sublime de Platon Karataev
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Auteur·ice : Joseph Lanfranchi
05/06/2020

Atoms : l’errance sublime de Platon Karataev

Il est rare que la musique hongroise enjambe les 1500 kilomètres qui séparent nos deux pays pour résonner dans nos oreilles pourtant toujours grandes ouvertes et à l’affût. Les mélodies pleines de vie alliées à des voix aux timbres dorés et ensorcelants scandant des couplets subtils et poétiques réduisent à néant cette distance. Et Platon Karataev se dresse en fascinant héraut de Budapest.

Depuis leur premier EP Orange Night, leurs sérénades folk exaltent les songes de nos nuits d’été. L’album For Her paru en 2017 confirmait le talent et l’inventivité du quatuor. Son écoute nous transportait dans un passé fantasmé, romanesque, étendu dans l’herbe haute et douce à l’ombre d’un chêne millénaire. Sur Atoms, les sonorités légères et les rythmes printaniers laissent place à une musique plus complète et plus complexe. Elle résonne des répercussions des aventures personnelles et artistiques du groupe.

For Her explorait sous un angle romantique nos relations avec les autres. Sans perdre de vue l’importance de l’échange, le groupe plonge maintenant son regard perçant au plus profond de leurs âmes. Et fatalement, au plus profond des nôtres. Une quête en écho à la pochette où deux silhouettes s’observent, perdues dans un tourbillon dont l’origine les réunit. 

Ne se contentant pas de défier la malédiction du second album, Platon Karataev jette à bas et enflamme les lauriers gagnés avec For Her. Un feu de joie euphorique se répand comme une traînée de poudre, consume jusqu’à la moelle nos existences passées et de leurs cendres naissent nos futurs. Le groupe nous entraîne dans leurs pérégrinations, déconvenues et réflexions pour une quête épique introspective et pourtant universelle. Les musiciens mettent une telle fougue dans leur jeu qu’elle retentit à travers l’écoute dématérialisée de leurs chansons. La musique qui s’échappe avec furie de nos haut-parleurs tinte dans nos oreilles, vibre dans nos membres, résonne dans notre esprit et dans notre cœur. Elle franchit les murs de nos certitudes, abat les illusions de nos convictions et bouleverse nos croyances. 

Au fur et à mesure des écoutes, l’album délivre une histoire. Car c’est un disque dont la puissance ne se saisit pas en une seule écoute. Bien sûr, certains enchaînements d’accords et prouesses vocales vous attrapent dès les premières secondes, mais l’importance de ces chansons réside dans leur capacité à s’approfondir de façon abyssale au fur et à mesure qu’elles tournent en boucle dans nos casques. Lorsque l’on pense les avoir apprivoisés, que l’on redoute la lassitude qui résultera forcément de cette familiarisation, des pans inédits s’ouvrent à nous, un nouvel élément accroche notre attention et nous entraîne à sa suite encore plus profondément dans les entrailles brûlantes du groupe et de sa musique. L’émotion est aussi belle que brutale et c’est la beauté de leur musique qui permet de nous asséner des conclusions aussi dures sans nous disloquer.

L’intensité folle qui se dégage des onze pistes d’Atoms ne vient pas seulement d’un travail poétique ni d’une composition percutante. Les musiciens n’injectent pas l’intensité dans leur musique, elle y est présente de façon inhérente. Dans la noirceur captivante d’Océan, l’emportement incandescent d’Atoms, les tressaillements de Psalmus. Elle s’écoule de la bouche des chanteurs, ruisselle sur les cordes des guitares et déborde des cymbales alors qu’ils jouent une musique profondément intime et vivante. Une apothéose de bruit atteinte sur Aphelion, morceau qui condense les talents du groupe. Un son absolu qui vous accroche en quelques secondes, vous accapare de façon égoïste et ne vous relâche plus pendant quelques minutes hors du temps. Les couches musicales s’accumulent, se superposent avec brio en une structure épique où retentit une voix au timbre audacieux et irrésistible.

 

Beaucoup de musiciens s’égarent dans leur poursuite effrénée d’un son total. Ils empilent les strates et finissent par ne produire qu’une cacophonie assommante. Les membres de Platon Karataev font corps avec leurs instruments et forment un collectif dont la complicité permet d’atteindre cette union magique. Les éléments se répondent en écho, se nourrissent de leurs énergies mutuelles et se consument l’un l’autre pour un feu d’artifice exalté dont chaque fusée nous atteint aux tripes. 

Le tempo ralenti sur Disguise, Litmus Heart et Bitter Steps, les chœurs assurés laissent place à des couplets psalmodiés au creux de l’oreille, alors que les mélodies se font davantage distantes et monocordes. À travers Atoms, Platon Karataev mène un combat dont la splendeur réside dans l’absence de vaincu. À leur suite, nous nous égarons, questionnons nos actes, envies et motivations. Aucune réponse miraculeuse ne nous sera apportée, seulement l’acceptation que rien ne viendra combler nos interrogations ni mettre un terme à nos errances.

Au milieu des mélodies enflammées, des percussions cathartiques et dans un chant aussi sensible qu’ardent, seul subsiste le doute. Rarement la mélancolie insufflée par la contemplation de notre condition limitée d’être humain n’aura été aussi belle et touchante.


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