Au nom du père, du fils et d’Ethel Cain
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Auteur·ice : Rafael Dufour
08/07/2024

Au nom du père, du fils et d’Ethel Cain

| Photos : Clara de Latour pour Rolling Stone

Toc, toc, toc… Ça frappe à la porte des instants cathartiques majeurs de l’année. On parle évidemment de la venue ensorcelante d’Ethel Cain le 3 juin 2024 au Trianon à Paris à l’occasion de son Childish Behaviour Tour. Avec La Vague Parallèle, nous étions au rendez-vous car ce n’est pas tous les jours que la chanteuse vient prêcher la bonne musique près de chez soi. L’américaine a brillamment su restituer son univers gothique et son récit universel devant une foule réceptive et complètement dévolue à sa prêtresse. Il fallait le voir pour le croire.

Comme un lundi. Enfin non. Le lundi 3 juin 2024 n’était pas un lundi comme les autres si vous étiez au Trianon ce jour-là. Dès 16h, la queue ne finissait pas de s’étendre depuis la salle parisienne. Une queue mouvante, d’où émerge une excitation flagrante. Quand les portes s’ouvrent enfin, les fans courent et se bousculent pour être aux premières loges de la performance d’Ethel Cain. Croyant l’apercevoir en backstage vingt minutes avant le début de la prestation, une fan de la fosse s’évanouit. Un tel engouement nous fait naïvement penser à celui des Swifties (les fans de Taylor Swift). Mais si vous interrogiez les deux fandoms, celles-ci diraient probablement la même chose à propos de leur égérie : une faculté à exorciser leurs démons. Pourtant, il n’y en qu’une qui peut réellement prétendre à ces métaphores horrifiques. Et c’est Ethel Cain. Sa pop gothique et mystique est saturée d’une iconographie religieuse Conjuring-esque à base de cabanons lugubres et de croix chrétiennes partout. Elle baigne même dans les eaux sombres du slowcore dans son dernier opus Preacher’s Daughter (2022), un album qui sert de thèse pour l’histoire personnelle de l’artiste américaine. Faisons un rapide détour par celle-ci pour mieux comprendre le personnage d’Ethel Cain

Hayden Silas Anhedönia est née en 1998 dans une petite bourgade de Floride au Sud des Etats-Unis. Elle grandit au sein d’une famille chrétienne Baptiste où elle est biberonnée aux cours de piano et aux chants grégoriens. Depuis son petit cercle familial religieux, elle se sent à l’écart de la société et rêve de grandes aventures… jusqu’à l’implosion. Alors qu’elle a 12 ans, ses parents l’envoient en thérapie lorsqu’elle leur fait son coming out gay. À 16 ans, elle quitte l’Église Catholique qui l’avait déjà mise à l’écart. Quatre ans plus tard, elle s’affirme comme femme transgenre, moment exact où Ethel Cain, l’alter ego artistique, prend forme. 

Ainsi, l’expérience de la marginalisation et de l’exil quand on est queer, les affres de la religion, les traumatismes de l’enfance, les rêves plus gros que soi… Autant de leçons tirées de sa vie que la compositrice américaine raconte dans son Preacher’s Daughter. Quand elle vient le représenter sur scène à Paris, Ethel Cain est comme un livre ouvert. Elle est malgré elle porte-drapeau d’une réalité transcendante face à une communauté qui s’y identifie et qui n’attendait qu’une chose le 3 juin : être vue par celle qui l’a entendue. Sans suspens, les Daughters of Cain ont su honorer leur reine avec une frénésie rare et émouvante.

Mais pas de grand show sans une première partie aux petits oignons. (Encore) sans suspens, on peut difficilement penser à un meilleur choix que le groupe texan Teethe pour ouvrir la soirée avec son slowcore lo-fi larmoyant. On n’a eu le droit à tout le mysticisme qu’on attend d’un concert d’Ethel Cain : un ciel rempli d’étoiles filantes projeté au fond de la scène, des arrangements si aériens que la gravité a fini par quitter la salle et un parlé aussi incompréhensible que celui des Cocteau Twins… Toutes les chansons étaient reliées entre elles par des interludes ambient duveteux, comme une obsession du groupe à ne jamais nous faire retoucher le sol. L’aura mystérieuse de leur musique reste prégnante jusqu’à un fébrile “merci” par un des membres du groupe. Ce dernier plie bagages, indifférent, face à un public conquis et particulièrement bruyant pour une première partie. 

La parenthèse légère et modeste de Teethe nous a permis de reprendre assez de souffle pour se jeter tête baissée dans l’univers musical grave d’Ethel Cain. Comme le signal d’une entité en approche, les lumières s’éteignent brusquement, déclenchant automatiquement un chant funeste sortant d’une vieille radio et les cris stridents du public. Aussi iconique qu’effrayante, une ombre en robe et voile noires à dentelles serpente depuis les coulisses jusqu’au micro avant de dévoiler un visage de marbre, celui d’Ethel Cain en osmose avec son personnage. La veuve noire est toutefois vite rattrapée par une foule accablante et troque son masque de fer par un sourire fier. 

C’est ce va-et-vient permanent entre le persona et l’individu – entre Ethel Cain et Hayden – qui caractérise l’heure de performance de la chanteuse. Quand elle ne joue pas cette jeune américaine dévote et torturée qui chante son désir de liberté, elle est l’artiste en quête de connexion avec son public. Il faut avouer qu’on ne sait parfois plus si son attitude statique (les mains derrière elle ou le poing contre le ventre) donne à voir une Ethel Cain traversée par un démon ou une Ethel Cain qui lutte, comme elle le mentionne, contre l’envie de vomir à cause du jetlag.

Après le premier accord de piano réverbéré qui amorce A House in Nebraska, elle esquisse un sourire précisément adressé au public dont elle sait qu’il connaît parfaitement les paroles. Lorsqu’elle tourne plusieurs fois le micro vers le public, c’est davantage un acte de communication que la reproduction d’un gimmick d’artiste. Les “I feel so alone” finaux sont dits d’une voix tremblante par la chanteuse, suivie de près par le public qui tend à aborder la chanson avec la même intensité émotionnelle qu’elle. Il suffit de voir comment le public récite à la manière d’une prière certaines lignes précises pour comprendre la résonance extraordinaire qu’a l’expérience d’Ethel Cain chez ses fans. La plus emblématique, qui aurait envahie Tumblr si elle avait paru en 2013, apparaît durant Sun Bleached Flies : un “God loves you, but not enough to save you” (“Dieu t’aime, mais pas assez pour te sauver”), énoncé yeux dans les yeux par la parolière et le public sur fond de piano désaccordé, à valeur d’un serment réciproque. 

| Photo : Clara de Latour pour Rolling Stone

Autre aspect clé de création d’une expérience commune : une scénographie propre à l’ADN Americana et mélancolique de la chanteuse. Cain se voit habillée de plans cinématographiques qualité VHS la mettant en scène dans la campagne américaine. La passion de Crush prend tout son sens sur fond d’une Ethel Cain capturée les cheveux au vent dans une remorque de voiture filant en plein soleil dans le désert américain. 

Ethel prouve dans sa performance au Trianon qu’elle est attachée à restituer le caractère romanesque de ces chansons. On retiendra surtout l’interprétation rocambolesque de Thoroughfare, l’histoire d’un départ spontané avec son amour naissant à la découverte de l’Ouest américain. Elle la conte avec un abandon séduisant qui atteint son paroxysme vers la fin du morceau quand elle attrape un harmonica et un tambourin au fond de la scène et se balance en rythme avec les accents country lancinants. Sa voix projette une série de “ah” et “oh” qui, bien que moins désespérés qu’une Florence + The Machine, donnent la même impression de cri du cœur. 

| Photo : Clara de Latour pour Rolling Stone

Le concert se termine sur le solennel Sun Bleached Flies qui révèle Ethel Cain sous sa forme la plus authentique, en beauté froide et vulnérable, scrutée par un public toujours aussi fidèle. À de brefs remerciements s’enchaînent le retour des lumières, ce qui signe une évidente mais étrange fin de concert… Et pourtant, plus rayonnante que jamais, Cain refait son entrée sur la scène, sautillante, débarrassée de tout apparat : pieds nus, short de jogging et tee-shirt oversize pour deux dernières chansons dans le cadre le plus intime. 

Nous sommes d’abord gracié·es d’une reprise du classique Bette Davis Eyes (oui, on vous assure que vous connaissez), popularisée par Kim Carnes. Ethel Cain est d’une frivolité jamais vue ! Elle danse sur tout l’espace disponible et chante comme si elle était en karaoké avec ses amis (elle dédie par ailleurs cette chanson à sa meilleure amie). Pour la première fois de la soirée, Ethel Cain chantait pour elle-même. Mais pas pour longtemps, car l’ultime coup de grâce, le classique de la chanteuse, allait se faire pour et par la foule. Pour l’unanime American Teenager, elle donne sa bénédiction au public en allant au plus près de la fosse. Public et artiste communient et s’inter-galvanisent au point où on est arrivé·es à se demander : mais qui connaît mieux les paroles ? Il est de ces moments que personne n’explique. Si quelconque divin existe, iel était sûrement parmi nous ce soir. 

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