Avec Comic Trip, Sylvie Kreusch légitime les grandes émotions
"
Auteur·ice : Joséphine Petit
07/03/2025

Avec Comic Trip, Sylvie Kreusch légitime les grandes émotions

| Photo : Eloïse Labarbe-Lafon

Il y a trois ans, Sylvie Kreusch mettait au monde un disque à la beauté encore inégalée. Sobrement intitulé Montbray, en référence au village normand dans lequel il avait vu le jour, ce premier album lui offrait en un claquement de doigts toute notre attention. Au delà de l’élégance du projet, de l’intelligence d’écriture et d’une voix au timbre atypique, sa prestation digne d’une messe envoûtante lors de sa toute première date française à la Boule Noire venait alors confirmer que nous avions sous les yeux une très grande artiste.

Avec Comic Trip, le retour de Sylvie Kreusch se fait réjouissant. C’est un second disque plus effronté que le premier par l’effusion d’émotions qu’il convoque, quitte à les laisser exploser en plein vol à grands coups d’onomatopées sorties tout droit des BD de notre enfance. Naviguant parfois dans un monde de fantaisie aux touches d’humour opportunes (Comic Trip, Ride Away), tantôt dans des questionnements générationnels faisant preuve de beaucoup de justesse (Final Hour, Butterfly), on la sacrerait désormais volontiers reine de l’indie pop belge.

Alors qu’elle s’apprête à jouer sur la scène du Centquatre ce vendredi 7 mars dans le cadre du festival des Inrocks, nous avons profité de son passage remarqué à la Maroquinerie en décembre dernier pour la rencontrer — non sans une certaine admiration — et échanger sur la création artistique de ce disque solaire, tout autant que sur des problématiques sociétales relatives aux femmes de notre génération.

La Vague Parallèle : Hello Sylvie, on se rencontre quelques heures avant ton concert à la Maroquinerie. Comment vas-tu aujourd’hui ?

Sylvie Kreusch : Ça va, je suis très détendue. On a eu un jour off hier dans un hôtel près de l’aéroport. On n’avait pas grand chose à faire donc on s’est reposé·es. C’est drôle parce que j’étais très nerveuse pour notre premier concert de la tournée à Londres, car on ne pouvait pas jouer avec tout le groupe. Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus à l’aise de savoir qu’on va pouvoir être au complet ce soir.

LVP : Ton premier disque s’ouvrait sur une référence à Notre-Dame dans Falling High. Est-ce que tu ressens une connexion particulière avec la ville de Paris ?

Sylvie Kreusch : Déjà, le soleil brille chaque fois que je viens à Paris, je n’ai jamais vu la pluie ici ! Pourtant, je sais qu’il y pleut souvent, mais il fait beau chaque fois que je viens. Ce vers parlait du dernier moment romantique entre mon ex et moi. Je nous revois encore tous les deux allongés dans l’herbe à regarder Notre-Dame. Un tout petit peu plus tard, la cathédrale a brûlé le mois de notre rupture. C’était très symbolique pour moi.

LVP : Et elle réouvre aujourd’hui même !

Sylvie : Oui ! On n’avait pas prévu de jouer cette chanson mais il y a quelques heures je me suis dit qu’on devrait peut-être la rajouter à la setlist. 

LVP : Ton second album, Comic Trip, est paru le 8 novembre dernier. Avec un peu de recul, comment as-tu vécu cette sortie ?

Sylvie : Comme une libération (rires). J’étais une épave juste avant, la sortie m’a soulagée. Tout le monde dit que le deuxième disque est toujours le plus dur.

LVP : Est-ce que tu as ressenti une certaine pression pour ce second justement ? C’est vrai qu’il y avait eu beaucoup d’enthousiasme au sujet du premier.

Sylvie : Oui, j’avais très peur qu’on le compare au premier. J’étais aussi nerveuse du fait que ce soit un album plutôt positif. Il ne parle pas de rupture, sauf que les gens s’identifient beaucoup plus lorsqu’il s’agit de séparation douloureuse. Je me demandais s’ils allaient quand même se retrouver dedans. J’ai beaucoup réfléchi aux sujets que je voulais y aborder.

LVP : Dès la première écoute, Comic Trip sonne comme un disque beaucoup plus gai que Montbray, qui lui était un disque de rupture. Tu dévoiles une autre facette de ta personnalité dans celui-ci, en passant de la diva à la superwoman

Sylvie : Je suis toujours une diva (rires) ! Non, en vérité, je n’ai jamais été une diva, mais c’est vrai que je peux sembler très à l’aise sur scène et faire cet effet. Mais j’ai tellement d’autres facettes. Je n’aimais pas vraiment le fait de lire un peu partout le mot “diva”, parce que je ne m’y associais pas totalement. Donc je me suis dit que j’allais me rebeller et montrer une part de moi inattendue avec ce disque.

LVP : Est-ce que tu as l’impression d’être une personne différente de quand tu as écrit Montbray ?

Sylvie : Oui, j’ai même l’impression d’être une personne différente d’il y a tout juste une heure (rires). On change continuellement et je pense que je m’ouvre de plus en plus avec le temps. Aujourd’hui, je suis quelqu’un de totalement différente, je me sens plus moi-même. Je sens que j’ai pu grandir en passant du temps seule. C’est très important. 

LVP : Comic Trip a une dimension enjouée, mais aussi un peu nostalgique parfois, dans les mélodies ou encore les références. Est-ce que tu étais consciente de prendre cette direction pendant que tu composais ?

Sylvie : Je crois que j’ai toujours été très nostalgique dans un certain sens, ne serait-ce qu’en voyant la maison dans laquelle je rêve de vivre. Parfois je me sens très triste quand je vois une Tesla dans la rue, quand je pense à ce à quoi le futur ressemblera, ou quand je vois des gens allumer la lumière chez eux avec leur téléphone au lieu d’appuyer sur un bouton — un peu comme une vieille dame qui se plaint. Je suis donc évidemment très heureuse d’avoir la mainmise sur ma musique pour pouvoir y glisser de la nostalgie comme je le souhaite.

LVP : Dans Final Hour, tu imagines la fin du monde tout en cherchant à quoi s’attacher — l’amour ici — pour garder espoir et continuer à vivre comme on peut. Est-ce que le monde tel qu’il évolue aujourd’hui est une source d’anxiété pour toi ? 

Sylvie : Oui, je pense qu’on est tous·tes anxieux·ses dans une certaine mesure à ce sujet. C’est comme si la pensée de ce monde un peu fou planait au-dessus de nos têtes tout le temps. C’est encore plus le cas pour les gens de notre âge, qui doivent prendre de grandes décisions du genre : est-ce qu’on devrait avoir des enfants dans ce monde ? Est-ce qu’on devrait leur apprendre à le guérir ou est-ce que c’est trop tard ? C’est une chanson très traumatique. Il y a aussi une dimension temporelle, avec ce vers qui dit “your grandmother is waiting impatiently”. Je suis à un âge où chaque fois que je reçois un appel, j’ai peur qu’on m’annonce que quelqu’un à qui je tiens soit décédé. J’ai envie de tout faire tant que ma grand-mère est encore là. Il y a beaucoup de questions profondes dans ce morceau. 

LVP : Tu as tendance à jouer avec les mélodies en les amenant là où l’on ne se doute pas que tu vas aller, comme dans la manière dont est construit le refrain de Ding Dong. Est-ce que c’est un aspect auquel tu fais attention quand tu composes ? 

Sylvie : Je pense que la mélodie reste le plus important, au-delà des mots. Les mots finiront par suivre, mais la mélodie viendra toujours avant. Je ne serais pas capable de composer une belle mélodie si j’avais déjà les paroles, parce que tout tourne autour du rythme. Il faut pouvoir être libre. Quand on a trop de mots avant d’avoir la mélodie, ça peut poser problème. Ça doit pouvoir sonner correctement lorsqu’on retire tous les éléments externes et qu’on chante seulement la mélodie.

LVP : L’histoire de Montbray était très liée au village de Normandie qui lui a donné son nom parce qu’il y  a été enregistré. Est-ce que Comic Trip est lui aussi lié à un lieu en particulier ? 

Sylvie : Oui, en effet, mais j’ai oublié le nom du village (rires). Je suis allée dans le sud de la France pendant deux semaines. Les premiers morceaux sont nés là-bas. 

LVP : À ton avis, est-ce qu’un lieu peut influencer un disque dans la manière d’écrire ou d’enregistrer les morceaux ? 

Sylvie : J’essaie toujours de changer de décor si je n’ai rien d’intéressant qui me vient. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose car on devrait être capable d’écrire une chanson n’importe où, même dans les situations les plus étranges, comme au sommet d’une montagne avec une vue à couper le souffle, en se disant “c’est maintenant que ça se passe”. Mais ça devient compliqué parce qu’on se met trop la pression dans ce genre de situations. À mon avis, on a besoin de s’ennuyer, dans le bon sens du terme. J’adore m’ennuyer, c’est pour ça que je sors de la ville, que je vais à la campagne. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me mettre dans un état d’esprit méditatif.

LVP : L’insouciance et l’enfance prennent beaucoup de place dans ce disque, que ce soit dans les références à la BD et le morceau éponyme que ça a inspiré, ou même la chorale d’enfants qu’on y retrouve. Pourquoi as-tu ressenti le besoin d’explorer ce thème en particulier ?

Sylvie : Je me sentais un peu en conflit avec moi-même. J’avais trouvé une vie paisible avec une relation stable, un foyer, et je pouvais démarrer mes journées avec des tâches ennuyeuses d’adulte. Mais il n’y avait aucune créativité là-dedans. Comment peut-on être un artiste créatif tout en gardant la tête froide ? Quand on traverse des périodes difficiles, on se sent vivant·es. Nos sens et nos émotions sont en ébullition. C’est beaucoup plus facile d’écrire de la musique dans cet état. Mais à partir du moment où tout se calme, on se demande où est l’étincelle qu’on a perdue.

J’ai senti que je devais peut-être essayer de revoir le monde à travers mes yeux d’enfant. Quand j’étais petite, j’avais souvent la tête dans les nuages. Les gens m’appelaient the dreaming peacock (“le paon rêveur”). C’était comme un totem pour moi. J’ai eu besoin de creuser plus profondément en revenant à mon enfance et les échappatoires dans lesquels je me réfugiais à l’époque. C’étaient des lieux où je me sentais en sécurité, où tout paraissait possible. 

LVP : Revenir à ses souvenirs d’enfance, c’est un peu comme faire une thérapie. 

Sylvie : Oui, en effet, c’est exactement ça !

| Photo : Eloïse Labarbe-Lafon

LVP : On parlait d’être une superwoman, justement dans Butterfly, tu parles de la pression qu’ont les femmes d’avoir toujours l’air jeunes et belles. En tant qu’artiste, est-ce que tu as eu le sentiment de l’expérimenter dans ton environnement de travail ? 

Sylvie : J’ai toujours peur d’être trop âgée pour chanter, qu’il ne me reste que cinq ans pour faire ce métier. Je vois qu’on porte beaucoup d’attention aux chanteuses très jeunes, comme c’est arrivé à Billie Eilish par exemple. Elle est encensée pour son talent mais aussi sa jeunesse. Mais quand il s’agit d’une femme qui a plus de quarante ans, on ne lui accorde pas autant de considération. Personnellement, j’ai énormément de respect pour ces femmes. Si elles en sont là aujourd’hui, ça signifie qu’elles n’ont jamais abandonné et qu’elles se sont donné beaucoup plus de mal.

LVP : C’est aussi la manière dont fonctionne l’industrie musicale aujourd’hui, en se concentrant sur les artistes les plus jeunes. 

Sylvie : Oui, je trouve ça dommage. Il y a beaucoup de femmes de notre âge auxquelles on aimerait pouvoir s’identifier. On parle toujours de body positive mais je ne le ressens pas tant que ça. Je n’ai jamais vu autant de diet coachs ou de mannequins fit qu’aujourd’hui. C’est fou. Ça ne me donne pas l’impression que quelque chose a changé.

C’était donc important pour moi de le tourner en ridicule. Quand on entend le morceau pour la première fois, c’est fun, on a envie de danser dessus, mais ensuite on comprend les paroles. J’adore les vers qui disent “She’s got it all worked out for the stars she aims / Her frozen eggs will set her free before her ex man’s wife turns 23″ (Elle a tout prévu pour réaliser ses rêves / Ses ovocytes congelés la libéreront avant que la femme de son ex ne fête ses 23 ans). C’est si révélateur ! On peut être dans une très longue relation amoureuse, parler d’avoir des enfants, mais tout à coup tout se termine et on se dit “mince, mes ovocytes !” (rires) Les hommes ont tellement plus de temps pour s’amuser. Il y a beaucoup de pression autour de ces sujets pour les femmes.

LVP : Tes visuels sont toujours très pertinents. On sent que tu choisis méticuleusement les personnes avec qui tu travailles. Peux-tu nous en dire un peu plus sur l’artiste qui a réalisé la pochette de Comic Trip, sur laquelle tu as la tête dans un bocal de poisson rouge ? 

Sylvie : L’artiste avec qui j’ai travaillé vient justement de Paris ! Elle s’appelle Eloïse Labarbe-Lafon. J’adore ce qu’elle fait. Elle utilise des photos prises à l’argentique et elle peint dessus. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle utilise une palette de couleurs très limitée, qui donne un côté léger au résultat, comme si c’était un enfant qui l’avait peint. Par exemple, j’avais les cheveux blonds sur la photo qu’elle a utilisée et au début je lui disais “mais j’ai les cheveux jaunes !” et elle me répondait “oui, je sais mais c’est cool” (rires). Elle fait de l’art un peu comme à travers les yeux d’un enfant. Son approche est très similaire à la mienne. On a eu une très belle connexion. Le bocal est très symbolique à mes yeux. C’est l’idée de pouvoir mettre la tête dedans et de sentir que tout est possible : on peut devenir astronaute et s’envoler dans l’espace !

LVP : À te voir sur scène, on a l’impression d’avoir à nouveau face à nous une superwoman qui est libre de faire ce qu’elle veut ou d’être qui elle veut. La scène, c’est un exutoire pour toi ? Quelque part où tu peux te libérer des codes ? 

Sylvie : Oui, même si j’oublie souvent ce côté exutoire. Quand je pense aux concerts importants que je vais faire, je n’en ai plus envie. C’est comme être invité·e à une fête pour laquelle on doit se préparer, mais avoir qu’une seule envie : rester à la maison et ne voir personne. Mais je dois le faire, parce que c’est mon métier. L’idée que les gens me regardent sur scène m’effraie parfois, mais tout disparait quand je monte sur scène. C’est là que je me souviens que j’aime ça. Le public s’efface, c’est comme si j’étais de nouveau dans ma chambre d’enfant à danser devant mon miroir et rêver de devenir une star. Je finis par ouvrir les yeux et me dire que c’est pour de vrai (rires). La scène, et même l’art en général, ce sont des espaces de liberté. Personne ne peut juger ce qu’il s’y passe, on peut être qui on veut.

LVP : Il y a toujours quelque chose de très organique dans la manière dont ton live est construit, avec tous les musiciens, les chœurs, les percussions… Ça appelle à danser. Est-ce que c’est un paramètre que tu gardes à l’esprit quand tu crées un show comme le tien ? 

Sylvie : C’est très important pour moi. Quand j’ai commencé mon projet solo, je voulais faire de la musique sur laquelle on pourrait danser avec une vraie batterie, rien d’électronique. Encore une fois, je rappelle que j’ai peur des ordinateurs et des robots (rires). J’adore les concerts où je peux observer les musiciens jouer. De nos jours, on voit beaucoup d’artistes qui abandonnent les musiciens sur scène, qui mettent tout sur bande et se reposent sur les lumières et le show. Pour moi, il y a aussi dans la musique un côté éphémère, relié au moment qu’on vit, là, dans l’instant. C’est si délicat de jouer avec d’autres personnes. Tellement de choses pourraient déraper, et ça rend le résultat encore plus intéressant. J’adore jouer en live et laisser à mes musiciens la liberté d’improviser.

LVP : On a lu que pour toi, Walk Walk était le pont qui liait tes deux premiers disques, et que Daddy’s Selling Wine In A Burning House pourrait être le prochain. Dans ce cas, est-ce qu’on peut s’attendre à une vibe un peu plus blurry comme celle qu’on retrouve dans ce morceau à l’avenir ?

Sylvie : Peut-être. Je ne peux rien promettre, mais pour moi, il y a toujours un morceau qui sort du lot dans un disque. C’est ce qu’est devenu Walk Walk pour Montbray. Il m’a donné beaucoup d’inspiration pour ce second album.

LVP : Il était aussi un peu plus gai que les autres morceaux de Montbray

Sylvie : Oui, c’était celui dans lequel il y avait le plus d’espoir. Je suis passée de l’espoir à la joie. Aujourd’hui, j’ai envie d’aller vers quelque chose de plus épuré. À mes yeux, Daddy’s Selling Wine n’a pas tant de couches que ça, on distingue très bien tous les instruments. C’est difficile de créer un morceau qui soit à la fois riche et épuré. J’ai beaucoup de respect pour les artistes qui écrivent des morceaux en combinant seulement trois éléments. Ça va être mon prochain challenge. C’est comme la cuisine — “oh, ça manque de goût, mettons un peu plus de sel” — c’est plus simple de rajouter des éléments, mais c’est plus compliqué de faire en sorte que tout se marie bien quand on a ajouté trop de choses à l’intérieur.

LVP : Une dernière question, peux-tu nous confier un artiste ou un morceau qui aurait tourné en boucle dans tes oreilles pendant l’écriture du disque ? 

Sylvie : En réalité, je n’écoute pas vraiment d’autres artistes. Je regardais justement mon Spotify wrapped et j’ai toutes mes chansons dedans (rires). Mais c’est parce que je dois apprendre mes paroles avant les concerts, donc je les écoute sur la plateforme.

Je peux quand même dire que j’ai trouvé beaucoup d’inspiration en Toots Thielemans. C’était le plus grand harmoniciste de Belgique. Dans chaque film où l’on entend un harmonica, on peut être sûr·es que c’était lui. Je me souviens avoir retrouvé des photos de ma mère avec ses amies, saoules et à jouer aux fans, dans un café à Bruxelles où il performait (rires). Il était incroyable ! 

Spécialement sélectionné pour toi :

Découvre d’autres articles :

Orange:
Orange: