Si vous nous aviez dit qu’on danserait un jour sur une chanson qui parle d’incels, on ne vous aurait probablement pas cru·es. Et c’est au groupe Dream Nails que nous attribuons ce revirement de situation. Telle la balle d’un flipper, les textes scandés par la chanteuse Ishmael Kirby se cognent avec nos perceptions. Sur des lignes de basse fracassantes, nous assistons à l’avènement d’une révolution qui nous dépasse, prête à perturber les spirales négatives de tout ordre. Tomber sur un album comme Doom Loop pourrait s’apparenter à la découverte du graal. Dream Nails, c’est le projet punk, queer, féministe qui vient rétablir l’équilibre dans ce monde de brutes. Dix chansons auront suffi pour combler le trou béant de notre existence misérable. En s’attaquant à des thèmes comme la masculinité, les violences sexistes ou encore l’identité queer, Dream Nails nous propose un manifeste intersectionnel, porté par la musique dont l’essence contestataire nous prend par les tripes, le punk.
La Vague Parallèle : Bonjour Ishmael, merci de nous accorder cette interview !
Ishmael Kirby : Merci à vous !
LVP : Félicitations pour la sortie de ce nouvel album, comment vous sentez-vous quelques jours plus tard, maintenant que les gens ont pu l’écouter ?
Ishmael : C’est vraiment ça qu’on veut, cet album est un concentré de sang, de sueurs et de larmes dans le bon sens du terme. On a mis tellement de notre cœur dans cet album pour que les gens puissent s’y connecter dès la première écoute et être ému·es par des paroles que nous avons écrites, c’est très émouvant pour nous. On a vraiment envie qu’il soit disponible pour toutes les oreilles.
LVP : Quel a été le point de départ de l’écriture de Doom Loop ?
Ishmael : C’est difficile d’identifier un point de départ exact, pour plusieurs chansons cela s’étend sur une vie. Certaines chansons ont commencé à émerger à l’enfance, à l’adolescence, au début de notre vie adulte, ce sont des parties de nous et de nos histoires. Par exemple pour la chanson Geraniums, Anya aurait théoriquement pu l’écrire quand elle était enfant, parce que les idées qui ressortent dans cette chanson ont commencé à grandir à ce moment-là. Tout s’est un peu construit comme ça, comme si nous avions mis sur la table toutes nos idées et nos inspirations musicales qu’on a rassemblées sur le chemin et puis insérées dans l’album.
LVP : Vous racontez toutes sortes d’histoires et parlez de sujets forts différents, comment avez-vous élaboré cet album en un ensemble cohérent ?
Ishmael : On a écrit plus de chansons que le nombre qui s’est retrouvé sur la version finale de l’album. Quand on composait, on était un peu dans un processus d’écriture libre et on s’encourageait chacun·es à écrire ce qu’on voulait, dans l’objectif de déterminer quel serait le thème. Au fur et à mesure de l’écriture, ce thème de la masculinité ressortait dans pas mal de chansons et on a vu qu’on pouvait dessiner une sorte de voyage à travers ça. Et c’est devenu ce qui rassemble nos chansons. Évidemment il y a beaucoup d’autres choses, mais c’est ce qui résonnait le plus et qui transcendait de notre enfance jusqu’à notre âge adulte et notre militantisme. Cela va même au-delà, vers le futur et ce qu’on espère changer dans le monde.
LVP : Et toutes ces chansons s’articulent autour du concept “Doom Loop”, est-ce que tu peux nous expliquer votre approche de ce terme ?
Ishmael : Initialement le terme de Doom Loop vient d’un concept politique, cela parle d’une spirale négative dont il est difficile de sortir. Et ce terme résonnait avec beaucoup d’aspects de nos vies. Socialement, économiquement, politiquement, on s’est retrouvé·es, surtout au Royaume Uni, enfermé·es dans cette sorte de spirale infernale, et ça amène une forme de désespoir. Mais nous avions envie d’encourager les gens à perturber cette spirale, tu n’es pas obligé·e d’être passif·ve dans ce désespoir que représente le “Doom Loop”. On présente cette idée qui, je pense, peut être comprise par beaucoup de gens et de différentes manières, et on veut encourager les gens à en sortir avec la joie, leur voix et leur puissance.
LVP : La première chanson de l’album Good Guy introduit bien ce thème de la masculinité, est-ce que tu peux nous expliquer quelle a été la réflexion derrière cette chanson ?
Ishmael : Ça parle de ces hommes-cis qui se qualifient de “bon gars”, et qui utilisent ce terme pour se justifier dans certaines situations. Et à partir du moment où ces mecs s’attribuent cette étiquette, cela leur sert d’excuse, même quand ils ont des comportements problématiques. Et cette chanson aide à comprendre que ça ne veut pas dire grand chose d’être un “bon gars” quand le patriarcat régit la manière dont nous vivons. Je pense que c’est un comportement qu’on a commencé à observer pendant le mouvement Me Too, beaucoup d’hommes se présentaient comme étant des alliés et agissaient comme si cette conversation autour des violences sexistes ne les concernait pas. Good Guy parle de la frustration qu’on ressentait à ce moment-là, on a eu envie de dire “Non, vous faites tous partie du problème, et tout le monde doit assumer sa part de responsabilité pour que les choses changent”. Et cette chanson elle sert aussi à pointer du doigt, ces hommes qui font des “blagues” sexistes et qui se justifient en disant qu’ils sont féministes et que “c’est juste pour rigoler”.
LVP : Et la chanson Sometimes I Do Get Lonely, Yeah va encore plus loin dans cette exploration de la masculinité en racontant une histoire du point de vue d’un garçon qui devient Incel*, quel a été votre processus créatif pour écrire une chanson pareille ? Est-ce que vous avez exploré les tréfonds de Reddit ?
Ishmael : C’est Anya qui a vraiment été au bout des choses avec cette chanson. Nous écrivons pas mal de nos chansons individuellement et pour celle-ci, elle s’est vraiment plongée dans des recherches assez sombres. On avait une petite idée de ce qu’était la culture incel, on avait vu des documentaires, mais pour écrire une chanson, il faut se mettre dans la peau du personnage. Au lieu d’écrire une satire il faut avoir de l’empathie, ce qui est quelque chose de très étrange à dire pour un groupe féministe et queer (rires), alors qu’il y a tellement de violence dirigée directement sur nous. Certain·es d’entre nous ont dû explorer des endroits très sombres pour écrire cette chanson, il faut presque devenir l’un d’entre eux pour observer discrètement ce qu’il s’y passe et ce qui est dit. Et c’est intéressant car on parle beaucoup d’eux dans les médias, mais il n’y a pas tellement de personnes qui comprennent comment ils fonctionnent, ou les langages qu’ils utilisent. Dans les écoles, beaucoup de jeunes garçons s’attachent à des personnages comme Andrew Tate*, et on avait vraiment envie de regarder cette réalité et humaniser ces histoires.
*Incel : Mot qui désigne les membres de la communauté Incel (Involuntary-celibacy). Une communauté internet misogyne et violente d’hommes involontairement célibataires qui rejettent la faute de leur célibat sur les femmes. Leurs discussions prennent place principalement sur des forums comme Reddit. Pour certains, la haine dépasse le cadre de la violence verbale, comme en 2014, lorsque Eliott Rodger, un jeune incel a tué six personnes au nom de la communauté avant de ce suicider.
*Andrew Tate : Personnage médiatique masculiniste et misogyne qui partage des “conseils” en fitness, business et séduction, actuellement visé par une enquête pour viol et traite d’être humain.
LVP : Vous écrivez chacun·es des chansons de votre côté, c’est intéressant comme manière de fonctionner pour un groupe.
Ishmael : Même si nous avons une certaine formule pour écrire des chansons, la créativité est quelque chose qui peut venir à toi à tout moment. Parfois l’un·e d’entre nous s’amène avec une collection de chansons qui l’inspirent, ou avec des paroles écrites pendant la nuit. Ou alors parfois cela vient d’une expérience partagée entre nous. Par exemple la chanson Ballpit vient de quelque chose qui n’était pas du tout supposé être une chanson, c’était juste nous qui sautions dans une piscine de balles, et puis une chanson s’est formée à partir de ce moment. Donc nos chansons se forment à partir de nos expériences en tant que groupe, de nos identités individuelles, de nos passions, de ce qui nous apporte de la joie, de la rage. D’une certaine façon, tout ce qui peut allumer une étincelle chez l’un·e d’entre nous, on le présente au groupe et on crée à partir de là. Et parfois on se met d’accord sur un thème qu’on veut aborder et chacun·e y met ses idées.
LVP : Dans la seconde partie de l’album, vous abordez un peu moins le thème de la masculinité et vous mettez plus l’accent sur l’expérience queer. Est-ce que selon vous, le punk est le style qui vous laisse le plus de liberté au niveau de l’expression ?
Ishmael : J’ai l’impression que dans l’histoire de la musique, le punk a toujours été la voix activiste. C’est un peu le grand mégaphone de la scène musicale. Il y a de la rage, de la colère et le style est intrinsèquement politique. Les autres styles peuvent l’être aussi mais c’est de là qu’émanent les racines du genre. Le punk peut aussi être très ludique, ce qui je pense est nécessaire quand le message du groupe est politique, la joie et l’amusement sont essentiels à n’importe quelle forme d’art politique parce qu’autrement ça peut devenir vraiment lourd et intense. Tu dois rester humain·e dans ce que tu dis et comment tu le dis. Je n’arrive pas à imaginer un autre genre que le punk qui semble aussi expansif, ou qui propose autant d’options, parce que le punk c’est aussi l’opportunité d’incorporer d’autres genres comme le funk, le hip hop, les règles sont plus libres. Le punk n’a pas été commercialisé de la même manière que les autres genres parce que tu ne peux pas l’enfermer dans une boite, tout est lié à la voix du musicien.
LVP : Il y a beaucoup d’énergie et de colère qui traversent l’album, mais la dernière chanson Time Ain’t No Healer est beaucoup plus calme que tout le reste, qu’est-ce que cette chanson représente pour vous ?
Ishmael : Time Ain’t No Healer parle essentiellement du deuil dans ses différentes formes, et de cette idée que le temps va soigner les traumas et la peine, alors que ce n’est pas forcément vrai. Ce qui te soigne c’est toi-même et le processus que tu mets en place. Le temps peut apporter des indices, sur comment tu peux réussir à t’en sortir, mais la chanson raconte qu’il ne faut pas éviter ce processus et ne pas rester passif face à notre propre guérison, et qu’il faut faire le deuil de ce qui doit rester dans le passé. Il faut honorer ce deuil et accepter qu’il représente une partie importante, que sans lui tu ne peux pas avoir la joie. Dans l’instrumental, il n’y a pas vraiment de fin et on a l’impression que ça pourrait continuer encore et encore, et ça représente ces questionnements qui sont sans fin, notamment sur tous les sujets qui sont présentés dans cet album.
LVP : Qu’est ce que vous souhaitez que les personnes ressentent quand elles écoutent votre album ?
Ishmael : C’est l’empathie, la connexion, et la conviction que tu peux perturber ton propre doom loop. On a envie que les personnes se sentent connectées à elles-mêmes, mais aussi entre elles. En plus de la rage, de la joie, ou encore de la panique, il y a aussi beaucoup d’empathie et de cœur dans cet album. On veut que les personnes sentent qu’elles peuvent s’engager et être politiques tout en étant humain·es, en ayant de l’empathie et en s’écoutant chacun·es. Parmi tous ces sujets qu’on présente, ce qui nous frustre le plus c’est cette impression qu’il n’y a pas de place pour le changement, c’est ce que l’idée du doom loop représente, et nous devons perturber cette spirale. Quel que soit l’endroit d’où vous venez, tout le monde est épuisé par cette spirale de douleur et on veut quelque chose de différent. Certaines de ces spirales donnent l’impression qu’elles vont durer toute la vie, mais on a le pouvoir de les changer.
LVP: Et comment traduisez-vous tout ça dans vos performances live ?
Ishmael : C’est peut-être étrange à dire mais les live sont assez faciles pour nous. S’il y a bien une chose qu’on sait faire, c’est connecter avec notre audience. C’est vraiment un privilège pour nous de pouvoir être dans ces espaces, c’est une expérience de communion avec le public, et c’est quelque chose qui fonctionne parce qu’on est tous et toutes ici ensemble. Le but de nos gigs, en plus du fait de jouer la set-list, c’est la conversation, et c’est différent à chaque fois. Nos chansons prennent un sens différent à chaque fois qu’on les joue, parce qu’on est face à une foule différente. Il y a toujours des larmes (rires) ce qui est super chouette parce que les gens sont émus par le moment, les personnes qui les entourent et leurs expériences différentes. Nos concerts sont vraiment quelque chose de central pour notre communauté car on construit ces moments ensemble, et c’est comme ça qu’on traduit l’idée du doom loop, de l’empathie et du changement, c’est une conversation.
LVP : Et quels sont pour vous les points clés d’un gig plus safe et plus inclusif ?
Ishmael : Je pense que les personnes qui viennent à nos gig sont déjà sensibilisées à ces questions, même les hommes-cis blancs ont l’air de prendre conscience de ça et se mettent souvent à l’arrière de la salle pour laisser l’opportunité à d’autres personnes de s’approprier l’espace. Il n’y a jamais eu de bagarre. C’est aussi un moment pour les personnes LGBTQIA+, les personnes racisées et les personnes FINTA de s’approprier l’espace et de profiter du concert de la manière dont iels le veulent. On essaye que ça fonctionne aussi pour les moshpit, que les personnes qui veulent participer puissent le faire et que les autres puissent profiter en dehors du mouvement. C’est facile de dire qu’on est un groupe inclusif·ve, mais si les concerts ne sont pas pensés pour les personnes qui y assistent ça n’a pas vraiment de sens. Tous ces raisonnements relèvent aussi la question de la sécurité, et du fait d’entretenir le dialogue quand tu es sur scène. Cela doit être intersectionnel.
LVP : Est ce qu’il y a un autre projet sur la scène loud avec lequel vous vous sentez connecté·es ?
Ishmael : On répond toujours la même chose, Nova Twins. (rires)
LVP : Ah mais on comprend totalement !
Ishmael : Et ce n’est pas uniquement parce qu’on a fait leur première partie, mais on se sent vraiment connecté·es avec elles en tant que personnes. On aime la façon dont elles sont attachées à leur art, ce sont de vraies musiciennes, et des athlètes aussi (rires). On se rejoint beaucoup sur des questions d’identité, même si nos sons respectifs sont complètement différents. Elles sont radicales, et nous le sommes aussi en tant que groupe, même si on ne le présente pas de la même façon. Elles nous inspirent réellement en tant que groupe mais aussi juste avec leur musique, qui est vraiment dingue.
LVP : Elles sont vraiment géniales (rires). On a une dernière question pour vous, quelle est la prochaine étape pour Dream Nails ?
Ishmael : On a quelque surprises qui arrivent en rapport avec Doom Loop mais je ne peux pas encore en dire plus, et une tournée qui commence bientôt. Mais ce qu’on attend avec impatience ce sont les rencontres qu’on va faire, et de voir comment les choses vont évoluer dans les prochains mois, parce que parfois les idées ont besoin d’un moment pour s’implanter. Et puis des tenues incroyables (rires) !
LVP : Un petit mot de la fin ?
Ishmael : Achetez notre album ! (rires) J’espère que les personnes concernées par notre message auront l’opportunité de l’écouter, de se faire un avis dessus et de s’y connecter. Dans ce monde du streaming et des réseaux sociaux, nous sommes de vieilles peaux (rires). Mais cet album est pour toutes les générations et tous les genres de personnes. Il y a quelque chose pour tout le monde.
LVP : Merci beaucoup pour cette interview, c’était vraiment enrichissant !
Ma playlist est aussi bipolaire que moi. J’aime le metal, le sang et les boyaux, tant que ça reste vegan.