Bada-Bada, au cœur du réacteur
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Auteur·ice : Paul Mougeot
12/01/2025

Bada-Bada, au cœur du réacteur

Crédit photo : Albin Durand

C’est l’une des révélations musicales d’une année 2024 pourtant riche en découvertes. En début d’année dernière, Bada-Bada livrait Portraits, un premier album très attendu qui venait consacrer cette formule fascinante qui transcende les genres et se mue en expérience unique sur scène. Vous nous connaissez : on a voulu en savoir plus et on s’est donc offert une incursion au cœur du réacteur Bada-Bada, quelques jours avant leur date parisienne à Petit Bain.

La Vague Parallèle : Hello Lilian, hello Tiss, comment allez-vous ?

Lilian Mille : C’est la reprise pour nous, ça fait un moment qu’on ne s’est pas vu. On était en Thaïlande il y a trois semaines et là, ça redémarre tout doucement.

Tiss Rodriguez : On est en train de travailler sur le live, on a deux grosses dates qui arrivent avec le Sucre à Lyon et Petit Bain à Paris. Ce sont les deux objectifs à préparer pour que la tournée se termine bien. Et à côté, on travaille sur la suite bien sûr.

LVP : Pour commencer, est-ce que vous pouvez vous présenter pour celleux qui ne vous connaîtraient pas encore ?

LM : On est Tiss, Lilian et Léo, on forme un trio de musique instrumentale. Ça parait un peu cliché mais je crois qu’on fait une musique qui nous ressemble. C’est une musique contemplative qui découle de nos trois univers.

TR : Moi, je suis le batteur du groupe, Lilian c’est le trompettiste et Léo est au saxophone. On s’est rencontré en école de jazz et on a eu envie de monter un groupe ensemble parce qu’on était attiré par les musiques électroniques. On aimait beaucoup les textures et on avait envie de détourner les sons.

C’est parti de cette idée-là : prendre nos instruments, en détourner le son et voir jusqu’où on pouvait aller. Pendant plusieurs années, on a vraiment été dans cette recherche, sans trop savoir où on allait. Puis l’envie est venue d’en revenir à quelque chose de plus instrumental. C’est comme si on avait essayé de fuir notre son original et qu’on avait fini par accepter que c’était ça, le plus important.

LVP : Quand on a une formation aussi académique que celle que vous avez reçue, comment parvient-on à la déconstruire pour bousculer les codes et donner vie à une musique aussi libre que la vôtre ? 

TR : Je pense que naturellement, on était tous les trois très animés à l’idée de déconstruire en se rencontrant. C’est ce qu’on dit d’un·e musicien·ne de jazz : iel apprend la tradition, c’est son éducation. Mais on lui apprend aussi à la déconstruire et à en faire quelque chose de plus personnel. On a toustes cette envie et ensuite, on va plus ou moins loin dans le processus selon nos goûts.

Pour répondre plus précisément à ta question, je pense que ce qui fait la différence, c’est le temps. Le temps qu’on y passe, les années qu’on y consacre.

LVP : Et à l’inverse, est-ce que vous pensez que ce socle académique est indispensable pour jouer une musique aussi riche, aussi complexe ?

LM : Non, je pense qu’il y a d’autres manières d’y arriver. En ce qui nous concerne, ce bagage nous a permis de développer notre propre façon de faire, mais il y a beaucoup d’autres voies. Comme le dit Tiss, c’est surtout une question de temps et ça vient aussi de tes affinités, de ce que tu aimes. Il s’avère qu’on écoutait à peu près les mêmes choses mais on a vraiment des connaissances et des parcours très différents. Je pense que tout ça s’entend dans le groupe. Après, c’est le temps qui a joué ce rôle de glue entre nous et qui donne la musique qu’on fait aujourd’hui.

Ce bagage théorique permet de s’émanciper plus facilement d’un style parce que c’est bien d’en connaître les bases et les traditions, mais je pense qu’on peut y arriver autrement.

LVP : Vous jouez ensemble depuis longtemps et on comprend que l’expérimentation et la pratique ont une place très importante dans votre processus de création, que ce soit sur scène ou en studio. Est-ce que vos premiers EP ont servi à affiner votre démarche artistique ?

TR : C’est vrai qu’avec le recul, ces EP ont clairement servi à ça. C’est ce qu’on en tire, c’est ce qu’ils nous ont appris. En fait, on pratique nos instruments depuis notre plus jeune âge mais on ne s’était jamais exercé à la production musicale. Donc toutes ces années ont été des années d’apprentissage de la musique, assistée par l’ordinateur, par la maîtrise de logiciels… Ces deux EP nous ont aussi servi à apprendre à nous servir de ces outils.

LM : Une fois qu’on a passé ce temps de recherche avec des essais, des erreurs parfois, on s’est demandé si ce n’était pas le moment de faire aboutir tout ça. On est donc parti en studio pour passer quelques jours à refaire des sons qui venaient de ces EP. On a aussi beaucoup joué en live : on vient de l’improvisation, on a longtemps joué les mêmes morceaux de différentes manières, avec d’autres structures, des réinterprétations… C’est comme ça qu’on s’est dit qu’on avait trouvé notre son. On avait le sentiment d’avoir trouvé notre son en terme de prod et de live et on a voulu mêler les deux. Je crois que cet album, c’est l’accomplissement de tout ça.

TR : En fait, le point de départ de l’album a été le moment où on s’est rendu compte que toutes ces recherches sonores, bien qu’enrichissantes, nous donnaient envie de revenir à notre son initial. On voulait remettre nos personnalités au centre et pas forcément mettre en scène toutes les expériences qu’on avait faites. Donc on a voulu rendre hommage à nos morceaux et en faire un album, pour conclure ce premier chapitre.

LVP : Quand vous avez retravaillé les morceaux de vos premiers EP, est-ce que c’était justement dans l’optique d’en revenir à votre son initial ? Comment votre musique a-t-elle évolué au fil du temps ?

TR : Oui, c’est ça. La première étape, ça a été de les improviser en contexte de studio, de répétition. On les travaillait en les jouant. Ensuite, on les a produits sur ordinateur sans forcément penser au lien avec le live. Et finalement, à force de les jouer, c’est devenu des morceaux de live.

La connexion s’est faite au moment de retourner en studio d’enregistrement et donc de poser des vraies batteries sur les morceaux, pas seulement des samples. C’est toujours cet instrument qui est le plus difficile à enregistrer parce qu’il nécessite beaucoup plus de technique et un financement plus important. À ce moment-là, les finances du groupe étaient fragiles donc on essayait de retarder au maximum le moment d’aller en studio et je pense qu’on a eu raison parce que quand on y est allé, on était prêt. On savait exactement ce qu’on avait à faire. On est allé en studio principalement pour enregistrer ces parties de percussions et de batteries de manière organique. Rien que le fait de partir de ces sessions live où on a tous joué ensemble et d’ensuite jouer par-dessus, ça a été un vrai apprentissage pour nous. C’est comme ça qu’on a senti que notre son venait de là.

LM : Partir de ces sessions live et produire par-dessus, ce n’est que de l’enrichissement, ça met en valeur ce qui s’est passé en live et c’est ce qu’on trouve intéressant. C’est vraiment un album live, quoi.

TR : Pour conclure, on est revenu à quelque chose de plus organique. On était parti sur quelque chose de très électronique, de très enrichi en termes de textures, mais on avait perdu un peu de vue le caractère organique de ce qu’était notre musique en live. On nous disait beaucoup qu’il y avait une grande différence entre ce qu’on faisait en live et en studio et là, je crois qu’on s’est rapproché de l’essence de ce qu’on est : un groupe de live.

LVP : Ce qui est fascinant, c’est qu’entre les sonorités que vous parvenez à tirer de vos instruments, les modulations électroniques que vous pouvez y ajouter et les influences que vous mobilisez, les possibilités paraissent infinies. Quel est le point de départ pur vous de la création d’un morceau ? Une émotion, une image ? 

LM : Pendant longtemps, le concept du groupe était d’improviser, de faire des sets d’une heure en improvisation totale. Souvent, on enregistrait ce qu’on faisait et on réécoutait derrière. On a sorti une bonne dizaine de morceaux à partir de ça. Donc le point de départ, c’est souvent une improvisation commune, qui est retravaillée par la suite mais qui est assez fidèle à ce qu’elle était à l’origine. C’est le cas de Maria João, ce titre vient d’une improvisation et il n’a quasiment pas bougé. C’est ce qui lui donne ce côté épuré, direct, assez spontané en terme d’émotions.

En ce moment, c’est vrai qu’on essaye un certain nombre de choses différentes. Partir d’une image, je trouve que c’est assez parlant en ce qui me concerne. J’associe vraiment un accord à une couleur, c’est ce qui peut me donner une certaine direction.

TR : Je crois qu’on part souvent des émotions, effectivement. Parce qu’on va apporter des idées, les réécouter, et s’il y a un passage qui nous touche, qui nous inspire une émotion ou une image, on se laisse guider dans cette direction. C’est comme ça qu’on sait que c’est un morceau qui vaut la peine d’être travaillé. Pour le dernier morceau qu’on a sorti, par exemple, Lilian nous avait envoyé une suite d’accords et ça a provoqué quelque chose en moi donc je me suis dit qu’il fallait absolument qu’on en fasse quelque chose.

LVP : Ce qui paraît complexe, c’est que vous venez tous d’horizons musicaux assez différents, avec des références et des influences assez variées. Est-ce que le point de jonction de vos trois univers est forcément le fruit d’un compromis ?

TR : Je dirais que c’est comme pour un couple, c’est un apprentissage de vie. Ça a été difficile pendant plusieurs années mais c’est ce qui fait notre force aujourd’hui. C’est aussi pour ça que ça a pris autant de temps, il a fallu accepter que Bada-Bada, c’est la somme de nous trois et pas de nos trois volontés qui s’entrechoquent. Je suis persuadé que c’est ça qui fait notre spécificité. On a tous nos influences, on est capable de faire des choses chacun de notre côté, mais on constitue un groupe atypique en s’unissant tous les trois. Ça repose sur l’acceptation. Je représente souvent ça comme trois cercles qui se croisent, il faut arriver à être à l’intersection des trois en même temps. C’est un endroit très petit, mais très puissant.

LVP : Vous avez également d’autres projets musicaux. Comment cela nourrit-il votre créativité pour Bada-Bada ?

TR : Personnellement, ça m’aide beaucoup en ce qui concerne la production musicale. Je me suis lancé dans mon projet solo et ça me permet d’expérimenter dans d’autres genres, de me laisser aller à différents horizons musicaux. Que ce soit en terme de motivation ou de création, ça me permet de continuer à développer mes compétences. Par exemple, j’essaye de composer un morceau pour une pièce de danse pour l’instant et je trouve que ça colle bien avec Bada-Bada donc je vais leur proposer.

LM : C’est vrai que parfois, on a des idées qu’on pense être destinées à nos projets solo et finalement, c’est évident qu’elles sont pour Bada-Bada. Après, ce qu’on fait avec ce groupe est tellement particulier que de mon côté, j’ai tendance à vraiment segmenter le travail que je fais pour mes différents projets. C’est assez difficile pour moi d’imaginer des passerelles entre eux.

LVP : On retrouve un côté très cinématographique dans votre musique, très lié à l’image, qui transparaît jusque dans le titre de l’album. Comment vous travaillez-vous ce lien à l’image dans votre projet ?

TR : On est très influencé par Son Lux, qui est un bon exemple de cette musique cinématographique. On a toujours eu très envie d’illustrer notre musique et je suis convaincu que c’est souvent un vecteur pour ce genre de musique instrumentale qui n’est pas forcément facile à promouvoir. C’est nécessaire de toujours avoir une imagerie derrière pour aider la musique à se diffuser. Et puis en même temps, on en avait envie.

Ensuite, ça s’est fait au fil des rencontres, des gens qui ont aimé le projet et qui croyaient en nous. Je pense à Albin Durand, par exemple. Il était supposé simplement nous faire des photos et il a tellement aimé le projet qu’il nous aide encore aujourd’hui. C’est ce type de rencontre qui va nous aider à produire et à créer les univers du projet. Aujourd’hui encore, on bosse avec deux réalisateurs, Jérémy Breuer et Sellis-Kenny Maudau, qu’on a rencontrés par hasard. Ce sont des gens très doués, qui sont dans la même dynamique que nous : ils ont juste envie de créer.

LVP :  Justement, Tiss, tu disais que “la nouveauté implique parfois un manque de confort pour l’auditeur”. Comment faites-vous en sorte que votre musique puisse être réceptionnée par un public qui n’en a pas forcément les codes ? 

TR : Je crois qu’on ne lui facilite pas la tâche. On fait ce qu’on a à faire et on laisse les gens faire le reste. Avec l’expérience, on est assez confiant sur ce qu’on fait en concert. On a beaucoup tourné et on voit que le public adore notre musique. On reçoit beaucoup de témoignages poignants sur ce qu’elle a pu engendrer chez les gens. Le temps nous a donné cette confiance, on sait qu’on en est capable.

Je crois aussi que c’est justement cette surprise qui crée autant d’émotions. On l’a vu quand on a participé aux iNOUïS du Printemps de Bourges : on est arrivé dans un cadre où il n’y avait que des musiques dites actuelles. J’avais peur qu’on soit le groupe un peu bizarre et finalement, on a proposé quelque chose de tellement différent que ça a marché. Je crois que notre force, elle est là. Les gens ne s’attendent pas à entendre ce genre de musique et iels en sont d’autant plus touchés.

LVP : Est-ce aussi une ambition pour vous de démocratiser ce genre de musique, de faire en sorte qu’elle soit plus visible, mieux représentée ? 

TR : Oui, on a une volonté de démocratiser notre musique dans le sens où on aimerait qu’il y ait plus de place pour la musique instrumentale. On aimerait aussi avoir plus de moyens pour créer, pour se rencontrer, pour tisser du lien entre les groupes. Aujourd’hui, on est toustes un peu isolé, on cherche toustes la formule magique pour être le prochain Sofiane Pamart sans être Sofiane Pamart. À l’instar de la scène londonienne, on aimerait avoir des endroits dédiés à ça. Ça existe à Paris avec La Gare, mais on aimerait que ça se démocratise davantage.

LVP : Cet album comporte un morceau qui dénote dans votre univers, puisqu’on y entend une voix. Comment l’avez-vous imaginé et pourquoi est-ce qu’il appelait une voix ?

LM : Il eu plein de vies, ce morceau. Il est assez complexe dans sa composition, dans la manière dont il a été créé. Paloma Pradal, c’est une amie de Tiss et ça a paru assez évident à un moment de lui proposer de chanter. On a fait une session d’une journée où elle a improvisé des choses chez elle, elle a même dû arrêter à un moment parce que ses voisins lui ont demandé de baisser le son. Elle nous a envoyé son enregistrement et on l’a utilisé comme un sample. On l’a coupé, trifouillé dans tous les sens et pourtant, on arrive à retrouver une certaine forme de narration.

TR : C’est très curieux parce qu’on a vraiment composé ça comme un morceau instrumental. On était très excité par la forme que ça prenait, ça représentait vraiment la modernité pour nous. Et il y a eu un déclic : d’un coup, j’ai entendu la voix de Paloma et je me suis dit qu’il fallait rajouter du flamenco là-dessus. C’est devenu évident qu’il fallait qu’on le fasse alors que jusque-là, on était très satisfait que ce soit un morceau instrumental. C’est comme ça qu’on fonctionne : on marche toujours à l’instinct et on essaye de toujours se laisser des portes ouvertes.

LVP : On est à quelques semaines de vos prochaines dates de concert à Lyon et à Paris. Pouvez-vous nous expliquer comment vous faites vivre votre musique sur scène ?

LM : Déjà, on a tout de suite compris qu’il nous faudrait une quatrième personne. C’est Tao Ehrlich, qui apporte un côté percussif additionnel à Tiss. Ça permet de créer cette glue percussion-batterie pendant les morceaux. Tao joue un peu de guitare sur scène, aussi. Ça apporte une énergie différente d’être quatre plutôt que trois. Je pense que c’est assez fidèle à l’album.

TR : En fait, on ne se pose pas vraiment cette question parce qu’on vient du live, donc ça a toujours été la chose la plus facile à faire pour nous. Le défi, ça a plutôt été de retranscrire le live dans l’album. Donc maintenant qu’on a l’album, c’est d’autant plus facile : on a juste à récupérer les bonnes idées qui s’y trouvent et à les adapter un peu pour les enjoliver.

Comme on a cette formation jazz, ce sera toujours plus difficile pour nous de retranscrire des émotions en studio parce qu’on n’a pas cette expérience-là. Ce n’est pas naturel pour nous, c’est quelque chose qu’on travaille et qu’on améliore avec le temps. Alors que le côté instinctif du live, on l’a depuis toujours. S’il y a bien une chose sur laquelle je suis confiant, c’est le fait qu’on fait des bons concerts.

LVP : Vous avez sorti un nouveau single il y a quelques semaines et il semble ouvrir un nouveau chapitre de votre histoire musical. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?

LM : C’est vrai qu’on nous a demandé s’il représentait la direction future du projet, mais je pense que c’est plutôt un morceau à part. C’est un titre qui a beaucoup de personnalité mais qui n’indique pas forcément la direction qu’on va prendre.

On est en train de chercher ce qu’on a envie de faire pour la suite. On a beaucoup d’idées, très différentes des unes des autres. On est en plein questionnement mais je sais que ça va se faire naturellement.

TR : En tout cas, on ne s’est pas dit que ce morceau donnerait le ton de la suite du projet. Ça répondait plutôt à une envie de continuer à proposer de la musique parce qu’on est en tournée et puis c’était une manière de rendre hommage à un ami qui est décédé il y a peu. C’est peut-être aussi pour ça qu’il ressemble moins à nos autres morceaux, il est d’une énergie assez différente.

LVP : Pour terminer, pouvez-vous partager avec nous un coup de cœur musical récent ?

TR : Je crois que je n’ai pas de petite pépite cachée, je suis surtout à fond sur Doechii et sur le dernier album de Kendrick Lamar.

LM : J’avoue que moi, j’ai pas mal coupé ces derniers temps. J’aime bien couper l’écoute de la musique, ça me permet de revenir plus frais. Sinon, je suis vite overstimulé, comme quand tu regardes les informations trop longtemps. Ça me rend très sensible.

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