Binker & Moses : une histoire de free jazz à Bozar
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Auteur·ice : Matéo Vigné
17/10/2022

Binker & Moses : une histoire de free jazz à Bozar

Le temple de l’art contemporain bruxellois accueillait le duo londonien Binks and Moses dans le cadre de Nuits sonores, une claque musicale, rythmique et culturelle.

C’est pas nouveau, Bozar accueille en son sein depuis belle lurette une myriade d’artistes détonant·es. Oscillant entre le classique et le moderne, le contemporain et l’inclassable, le jeune et le moins jeune, la programmation de la salle sait s’adapter à son public et attirer une foule nouvelle.

Cette année, elle coproduit, avec Arty Farty, l’édition 2022 de Nuits sonores Bruxelles. Un rendez-vous qui mêle découverte et redécouverte, un programme qui se veut qualitatif, novateur et éclectique. Tout ce qu’on aime. Jeudi 13 octobre avait lieu le deuxième jour du festival. Après une invitation professionnelle et gourmande pour l’ouverture des festivités à Reset autour d’un lunch très sexy, on s’est préparé·es pour le concert de la soirée, Binker Golding et Moses Boyd, la pointe de la pointe en termes de free jazz.

Pour celleux qui n’y connaissent pas grand chose en jazz et encore moins en free jazz, voici quelques lignes qui pourront vous être utiles pour restituer l’événement, le genre, l’impact et l’histoire de cette musique.

Tout d’abord, il est important de se demander de quoi parle-t-on quand on évoque le terme free jazz ? C’est une fraction du jazz qui s’est émancipée de dogmes musicaux et de déroulés bien quadrillés, anticipés, planifiés. Comme son nom l’indique, ce sous-genre incarne la liberté tant bien dans la rythmique que dans les instruments utilisés. Son cœur est l’improvisation, non pas bordélique ni anarchique, mais plutôt dans sa façon de rompre avec les codes classiques du jazz. Les instruments les plus courants dans le jazz sont le piano, le saxophone, la basse et la batterie. Les musiciens de free jazz ont commencé à expérimenter avec des instruments comme le violon, la clarinette, la flûte et d’autres instruments de percussion. Les instruments les plus inhabituels utilisés dans le free jazz sont la harpe, le ukulélé et même la cornemuse. Tempo modifié, accords revisités, détachement avec le bebop, tant d’écarts qui font de ce mouvement un genre à part. Le free jazz, c’est également une histoire d’émotions. Plus que de la production réglée comme du papier à musique, l’expression des émotions prime sur l’exécution d’une structure harmonique complexe.

Même si différents artistes prônent l’improvisation comme méthode de déconstruction créative dans les années 1940 comme Lennie Tristano avec Intuition ou encore Digression qui, comme leurs noms l’indiquent, sont deux premières tentatives d’improvisation libre, c’est-à-dire atonales et sans matière thématique initiale, l’histoire du jazz retiendra la fin des années 1950 pour acter cette démarche comme sous-genre à part entière.

 

C’est un soir de novembre 1959, au Five Spot Café, un club de jazz club situé au 5 Cooper Square dans le quartier de Bowery à New York qu’Ornette Coleman inventa le free jazz. Avec son saxophone en plastique, il commence à jouer quelque chose que personne n’avait vu venir. Une improvisation complète qui sonne comme quelque chose de jamais entendu et qui, malheureusement, ne fera pas l’unanimité. Dans le livre Free Jazz de Maxime Delcourt, on apprend « qu’on l’accuse d’être un destructeur, un dangereux fabricant de dissonances, un imposteur. Il ouvre plutôt un éventail de possibilités insoupçonnées, invitant les jazzmen à s’affranchir des conventions et règles musicales du jazz, à dynamiter les processus musicaux et à accorder une place centrale à l’expression spontanée. » Difficile de bouger les lignes quand celles-ci sont si rigides. Mais heureusement qu’en musique, on ne s’arrête jamais sur l’avis de certain·es, bien au contraire, cette discorde contribue à l’émergence d’une contre-culture, d’un mouvement libérateur, d’une émancipation des codes. C’est ça, aussi, la musique alternative.

Le free jazz n’est pas que musical, il est également politique. Dans les années 1960, le free jazz est pratiqué majoritairement par la communauté afro-américaine et le mouvement se développe parallèlement au combat pour les droits civiques aux États-Unis. Ce vent de fraîcheur et de liberté pendant les concerts, dans les oreilles, autour des clubs, inspire. L’affranchissement des partitions donne envie de voir cette liberté s’agrandir au reste de la société. Plusieurs artistes noir·es américain·es participent au bouleversement et à un réel renouveau de la société tels que John Coltrane, dans son mysticisme, ou encore Sun Ra, pionnier de l’afro-futurisme.

Archie Shepp disait : « Nous sommes tous convaincus que les formes de la musique de jazz doivent être développées afin de coïncider avec un contexte artistique, social, culturel et économique entièrement nouveau… »

Max Roach disait : « C’est pourquoi la volonté d’utiliser nos efforts artistiques comme tremplins pour exprimer nos revendications humaines, sociales et politiques est très naturelle. »

 

Pour en revenir à notre soirée à Bozar, tout était présent pour honorer au mieux ce style. Binker Golding et Moses Boyd accompagnés d’une production modulaire sur scène ont dignement respecté cette lignée musicale en déconstruisant le genre. Un saxophone, une batterie et quelques touches électroniques par-ci par-là. C’est tout. Et c’était très bien.

Des moments de solos, un jeu de lumière qui plongeait la salle dans une ambiance totale, un public connaisseur respectant les artistes par de brefs mais intenses applaudissements à chaque pause. Une réelle alchimie. Les deux artistes présentaient leur album Feeding The Machine. Si l’on peut se permettre une interprétation totalement subjective, le duo a alimenté pendant la quasi-totalité du concert la machine qui les accompagnait. Très subtile, la partie électronique (et donc par extension la machine) venait combler les quelques moments de silence se faisant discrète, à la limite de l’audible, jouant davantage sur la nuance que sur la présence. C’est à la fin, une fois les deux artistes partis, que l’on découvre l’étendue de sa puissance. Avec plusieurs sons produits lors du concert, la machine s’est nourrie de ces derniers pour se lancer dans un solo envoûtant, mystique, déconstruit, expérimental mais qui avait totalement sa place dans ce show unique. Quel plaisir.

Toutes les photos sont de Matéo Vigné.

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