Caroline Polachek à la Salle Pleyel : une main tendue vers un monde fantasmagorique
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Auteur·ice : Rafael Dufour
28/02/2023

Caroline Polachek à la Salle Pleyel : une main tendue vers un monde fantasmagorique

| Photo : Henry Redcliffe

Le nouvel album de Caroline Polachek, Desire, I Want to Turn Into You, est un cadeau de Saint-Valentin de l’artiste pour tous ses fans. Puisque lorsqu’on aime, on ne compte pas, Polachek a aussi entamé le 14 février dernier The Spiraling Tour, sa tournée mondiale repoussée et tant attendue. Polachek virevoltait, encore et encore, jusqu’à arriver par magie à Paris ce 18 février. Alors que Caroline Polachek reste encore une figure pop insaisissable et mystérieuse, la question qu’on se pose est alors : « Qui es-tu, Caroline Polachek ? ». Nous sommes donc allé·es jusqu’à la Salle Pleyel pour le savoir et nous ne sommes pas sûr·es d’avoir trouvé la réponse. Peu importe car nous sommes absolument conquis·es.

La DJ Doss arrive d’abord sur scène et se met fièrement derrière sa platine. Elle nous introduit à sa house-techno aux couleurs Y2K qui marque définitivement un changement d’espace-temps. Elle déconstruit des classiques pop comme Music de Madonna pour en faire des bangers techno. Doss n’est en effet pas étrangère à la pop : on la connaît notamment pour son remix du titre Enigma de Lady Gaga. Son électro est nostalgique et sans compromis. Elle nous invite à danser, sans pour autant nous laisser le choix. Les beats deviennent ensuite de plus en plus effrénés, les basses saturent, et l’atmosphère se fait progressivement sombre. Les dix dernières minutes de son set transforment la chic Salle Pleyel en un quelconque sous-sol berlinois. Ce choix de première partie rentre en cohérence avec l’univers débridé de Caroline Polachek, mais ce n’est pas sans déconcerter sans doute un public radicalement fidèle à la pop.

L’arrivée de Caroline Polachek sur scène est alors imminente. Une horloge apparaît et indique un compte à rebours de moins de deux minutes. 5, 4, 3, 2, 1… et les premiers coups de guitares réverbérants retentissent. Ce sont ceux de l’euphorique Welcome to my Island sur lequel elle ouvre le concert d’une démarche assurée. Alors que pour la première partie, Doss avait déjà suspendu le temps, l’arrivée de Polachek sur scène marque définitivement le départ pour un long voyage – un trip de précisément une heure et demi. On la voit sautiller telle une enfant le jour de Noël, célébrant les palmiers et l’eau bleue de l’océan. Caroline Polachek est sur son île et nous ne sommes que de simples visiteur·euses. Sur cette oasis se mêlent en parfaite harmonie les deux univers de Pang et de Desire, I Want To Turn Into You qui ont surtout en commun l’expression théâtrale et métaphorique de son expérience amoureuse. Les deux disques offrent tous deux un balancement parfait entre bops élastiques et pièces lyriques gracieuses pour donner un show varié, à la croisée des sensations. Mission accomplie pour ce périple qui nous en a mis plein la vue et les oreilles.

© Henry Redcliffe

Entre autres, sa voix résonne encore dans nos têtes. Quelle voix ! Elle est la pièce centrale du puzzle, une force gravitationnelle incontestable, une voix de cantatrice pop, comme il n’en existe aucune autre dans le paysage actuel. Elle soumet le public à toutes sortes d’émotions, même certaines dont nous ne nous doutions pas de l’existence. L’émotion prédominante reste sans doute le choc, celui de constater que sa voix en live est quasi-équivalente à sa voix enregistrée. Elle est à la fois cristalline et ample, alternant sans effort grave et aigu. Cette habileté se fait particulièrement impressionnante sur le rêveur Parachute qu’elle introduit comme “histoire à nous raconter”. Sa voix s’ouvre alors au fur et à mesure sur une mer de synthés graves et part dans des variations parfaitement maîtrisées. Parachute et Hopedrunk Everasking font partie de ces chansons du répertoire de Polachek qui s’apprécient en live, sont adorées dans nos écouteurs et vénérées sur scène. Le vide de l’instrumental laisse les envolées lyriques élégantes de l’artiste se développer tel un papillon sortant de sa chrysalide. Le public est alors face au Gargantua qui ne perd pas une miette de la Salle Pleyel et de sa profondeur architecturale, jusqu’à en faire trembler tous ses moindres recoins.

© Henry Redcliffe

Bien que la voix de Caroline ait le charisme suffisant pour assurer à elle toute seule le concert, il faut reconnaître la grande qualité de l’instrumentation. Niché modestement dans les montagnes, le trio basse, guitare, batterie donne l’épaisseur nécessaire aux productions audacieuses des chansons. Sans en modifier l’ADN extravagant, la guitare s’adapte au caractère hybride du catalogue de Polachek en ornementant les versions studio, notamment sur Bunny Is A Rider et So Hot You’re Hurting My Feelings, où elle se permet d’être plus loose, invoquant des grooves chaleureux aux hooks déjà hyper accrocheurs. Elle adopte tantôt la posture d’une guitare flamenca sur Sunset avec ses rifs déchaînés, tantôt elle imite la cornemuse originale sur le frivole Blood and Butter en se muant en guitare électrisante. Sur ces airs joviaux, Caroline sautille tel un elfe de forêt, divaguant dans les tons verts et bleus qui la recouvrent.

C’est ici que réside le pouvoir caché de Caroline Polachek : qu’elle délivre des bops efficaces ou qu’elle se joue de la grandiloquence de sa voix, elle le fait avec une chaleur humaine incontestable sur scène. Quelque chose est profondément attachant et touchant dans son sens du détail, notamment dans sa scénographie. Durant le puissant Smoke, l’écran derrière la chanteuse fait paraître un nuage de fumée qui se concrétise progressivement en une réelle fumée envahissant la scène. Elle ne nous ancre jamais autant dans la réalité fantastique de ses chansons que lorsqu’elle énonce « it’s just smoke floating over the Volcano » et que nous voyons littéralement de la fumée entourant le volcan reproduit derrière elle. Le langage de son corps montre également un certain dévouement à son esthétique si singulière. Sans en faire trop mais tout de même avec une grande chronométrie, chacun de ses membres s’actionne au moindre cliquetis de ses riches productions. Son esthétique est si soignée et incarnée sur tous les plans que l’on ne peut être que sous le charme et n’y voir qu’une expression personnelle de son art.

© Henry Redcliffe

Un des plus beaux moments du concert reste sa performance de Billions. La salle révèle sa couleur rose-violette et nous voilà encore plongé·es dans une autre dimension. La chanteuse jette des boules d’amour imaginaires vers le public. Une spirale géante et tournoyante apparaît sur l’écran derrière la chanteuse, comme pour amorcer dans le public un processus collectif d’hypnose. À ce moment précis, la voix de Polachek a le pouvoir d’un charme d’amour. Lorsqu’elle évoque le fait de “se sextoter des sonnets”, nous sommes envoûté·es par la manière dont l’artiste parle d’amour charnel avec son propre système de référence. « I’ve never felt so close to you », susurre Polachek agenouillée au bord de la fosse à son public. Le charme fait effet et réunit tout le monde autour de mains levées vacillantes et d’un solo de guitare sensuel qui clôture le morceau. Ces moments d’échanges sont les plus élévateurs. Si Caroline semble dans ces morceaux exprimer son désir constant de connexion, elle nous le fait clairement ressentir sur scène. La voir détailler le sens derrière quelques unes de ses chansons dans un français quasi-parfait, à la surprise de toute la Salle Pleyel, crée une liaison inédite entre elle et son public. Le plus impressionnant reste de la voir évoquer en français le terme de  “catharsis” pour parler de Smoke et de questionner la résolution de soi derrière le morceau Sunset. Quelques individus dans la fosse scandent alors à plusieurs reprises un efficace et fédérateur “MOTHER !”. Cela ne fait aucun doute : Caroline Polachek est définitivement adoptée.

© Henry Redcliffe

À l’image de son Bunny, c’est une créature énigmatique qui s’épanouit dans le monde qu’elle s’est créé et qu’elle nous invite à rejoindre. Pour succomber, il suffit d’attraper la main qu’elle nous tend : danser le flamenco sur Sunset, nager dans son océan de larmes durant Ocean of Tears, ou encore voler avec elle sur Fly to you. La plus grande réussite de Caroline Polachek durant son concert réside dans son habileté à transposer ses trames conceptuelles en émotions de terrain, afin de créer une proximité sans nom avec elle. Entre moments de grande intimité et épisodes dansants exaltés, elle unit plusieurs concerts en une grande expérience pop réunificatrice. Un tonnerre d’applaudissements, un sourire de reconnaissance trop grand pour son visage, et voilà que la mystique Caroline Polachek fuit comme un ouragan.

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