Cenizas, le monde réel de Nicolas Jaar
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Auteur·ice : Joseph Lanfranchi
22/04/2020

Cenizas, le monde réel de Nicolas Jaar

Avec ses deux premiers albums, le musicien chilien amorçait une transition depuis les bangers house de ses débuts vers les pistes électroniques finement ciselées à l’originalité et la poésie intime si séduisante. Sirens voyait le retour de morceaux plus rythmés servant de tremplin à l’apparition d’idées politiques assumées (History Lesson, No…). Nicolas Jaar atteint sur Cenizas l’apogée de son style unique, à travers une musique dont les éclats de sombre beauté resplendissent et rebondissent dans nos veines jusqu’aux battements de nos cœurs. 

Les sonorités, les arrangements, les idées, les langues et les mélodies cultivées depuis 10 ans par le compositeur s’entrechoquent ici, et de leur fusions naissent ces instants précieux et hors du temps.

Si la part obscure de l’homme a toujours hanté, d’une façon ardente et captivante, la musique de Nicolas Jaar, les idées du musicien, et de façon cohérente ses compositions, ont évolué au fur et à mesure vers une vision davantage extériorisée, globale donc nécessairement politique.

Track après track, le précepte énonçant “l’espace n’est que bruit pour celui qui sait voir” (Space Is Only Noise If You Can See, son premier LP) se vérifie; un paysage sonore se crée, évolue, disparaît et se transforme autour de nous le long du cheminement merveilleux des 13 morceaux. En véritable magicien, il libère notre imagination et nous donne de bon cœur les clés pour jouir de ce spectacle.

En allant chercher en chaque son sa profonde naturalité, en revenant à un essentiel tout sauf évident à atteindre, il crée une musique aussi naturelle, organique et animale qu’humaine et humaniste. En nous faisant ressentir des émotions glacées et brûlantes, en nous angoissant avec douceur, en nous confrontant à notre instinct puis en nous rappelant notre futilité tout en la célébrant, Nicolas Jaar nous rassemble dans nos faiblesses, mais surtout dans nos aspirations.

De Vanish à Agosto, les notes cuivrées déferlent en vagues, des instruments inattendus s’allient de façon merveilleuse, et nous explorons alors de façon jubilatoire des territoires inconnus pour nos sens et nos émotions. 

Les rythmes de métal progressent martialement sur Menysid et Mud et révèlent la détresse du musicien, son réel besoin de réponse à ses multiples questions. On voit poindre la folie, visage enfoui dans la boue qui tente de s’en extirper. Admettant ne pouvoir la vaincre sans s’y confronter, sa musique l’invite dans son monde.

À sa suite, nous passons des décombres de Rubble, chant du cygne d’un saxophoniste désespéré et debout sur les décombres de sa vie en morceaux, au jardin apaisant de Garden, variations joyeuses et gracieuses sur un thème printanier aux couleurs douces et ombragées.

Amoureux du bruit, Nicolas Jaar l’est aussi du silence. Il utilise ce contraste au long de ses compositions pour transformer les mélodies de Gocce en minéraux et pierres précieuses, les saturations électroniques en cris d’animaux sauvages sur Vaciar, avant d’ouvrir l’écorce grésillante de Sunder en un trou béant sur le noyau bouillonnant de ses pensées.

La voix est pour le compositeur l’ultime instrument, scandant des harmonies vocales éthérées sur Vanish, psalmodiant des textes engagés sur Sunder et Faith Made Of Silk, ou découpée et modifiée jusqu’à perdre son humanité et n’être qu’une suite de notes sur Hello, Chain.

Magnifique de fragilité, Faith Made Of Silk clôt l’album par une exhortation à faire attention à ce qui nous entoure. (Manifested by what you perceive as wind // Look around not ahead). Véritable course, l’intensité de l’orchestration accélère subitement avant que le son ne se résorbe en lui-même, semblant subir une pression insoutenable. Une minute de silence suit, nous permettant de reprendre pied, le temps que le monde se referme, que le cosmos reprenne sa place.

Cenizas est un album angoissé, mais où la reconnaissance de cette angoisse la rend belle et acceptable. Une des plus vraies et flagrantes représentations du pouvoir de l’artiste de transformer en gemmes universels ses démons intimes.

Plus difficile d’accès que Sirens, Cenizas est une échappée sur le sentier de crête, escarpée mais saisissante. Nous dansions ensemble sur certaines de ses compositions et nous dansons encore sur ce nouvel album mais seul, face à nos pensées. Nicolas Jaar gagne ici une créativité généreuse qui ajoute à la maîtrise délicate de la texture sonore des morceaux une sensibilité et une fragilité exacerbant les émotions ressenties lors de l’écoute.

La puissance spatiale du son y est totale et les pistes nous englobent les unes après les autres pour créer un album minéral aux sonorités mondiales. Les sensations qui nous submergent paraissent nouvelles mais se précisent au fur et à mesure que les morceaux invoquent à nos yeux de nouvelles images. Les sensations ne sont pas nouvelles, ni les pensées qui en sont la cause, nous avons simplement rafraîchi nos sens et retrouvé une sensualité naïve. 

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