Charlotte Cardin : “Il y a beaucoup de pouvoir dans le fait de comprendre sa vulnérabilité et l’assumer”
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Auteur·ice : Valentin Dantinne
29/05/2021

Charlotte Cardin : “Il y a beaucoup de pouvoir dans le fait de comprendre sa vulnérabilité et l’assumer”

Charlotte Cardin est indéniablement une des voix les plus remarquées en ce moment au Québec. L’auteure-compositrice s’était faite connaître avec son premier EP Main Girl en 2017, après son passage remarqué dans la première saison de La Voix en 2013. Nous sommes aujourd’hui en 2021, les années ont passé pour Charlotte. Elle a mis du temps à trouver sa fréquence émotionnelle et artistique pour produire son premier album, mais elle est aujourd’hui fière, après trois ans de travail acharné, d’avoir pu présenter Phoenix au monde entier en avril dernier. Un album percutant tout en émotions dans lequel on sent une artiste plus assurée dans son propos, et qui s’est ouvert le champ des possibles. Entretien à fleur de peau. 


Un album symbolique

LVP : Salut Charlotte. Je suis content de te voir, même si ce n’est pas dans un hôtel de Bruxelles mais en visioconférence.

Charlotte : Ben écoute, oui moi aussi. Merci de prendre le temps !

LVP : Sur l’EP Main Girl, on avait affaire à une Charlotte qui présentait un artwork et une esthétique plutôt en noir et blanc. Avec Phoenix, ton premier album, on assiste à un artwork orange vif. Pourquoi ce titre et pourquoi une cover orange ?

Charlotte : Pour moi, le symbole du phœnix c’est un symbole qui est très en lien avec le processus de création qui a accompagné cet album-là. Ça a pris trois ans, ça a été un très long processus à travers lequel je sens que j’ai évolué à plein de niveaux, tant professionnel que personnel. J’ai vécu plein de trucs et le symbole du phœnix c’est le symbole selon lequel partout où il y a une évolution, une croissance, il y a aussi des parties de soi qu’on laisse de côté, des sacrifices, des petits deuils. C’est un peu ce cycle entre l’évolution et le sacrifice pour moi le phœnix. On a choisi la couleur orange parce que c’est la couleur que le phœnix évoque pour moi puisqu’on l’associe souvent au feu, qui renaît de ses cendres. Mais il y avait quelque chose que je trouvais intéressant : sur la cover, on me voit à l’endroit et à l’envers, dans une réflexion dans l’eau. Il y a ce parallèle entre l’eau et le feu, l’eau qui est vraiment un élément qui revient à plusieurs reprises dans l’album. On entend de la pluie sur Je Quitte, sur Sad Girl aussi. Quand on faisait des brainstormings pour les clips et les visuels qui allaient accompagner l’album, on pensait souvent à l’eau. Il y avait aussi cette idée d’un parallèle entre l’orange vif et le fait qu’il y ait une réflexion dans l’eau sur l’album qu’on trouvait intéressante et qui allait bien avec ce que l’album représentait et ce que l’album nous avait évoqué en le créant.

LVP : Si tu devais choisir entre le feu et l’eau, tu serais quoi ?

Charlotte : L’eau. Ce serait l’eau et c’est drôle parce qu’on m’a dit récemment que l’eau était l’élément qui était le plus en lien avec les émotions, apparemment, selon l’astrologie. Moi, je suis scorpion, je suis un signe d’eau. Toi aussi ? Le meilleur signe. (rires) L’album est aussi très très en lien avec une exploration des émotions en profondeur. Avec tous ces liens que j’ai contestés après mais qui au final ont du sens.

Photos : Jean Pierrot

Ça a pris trois ans, ça a été un très long processus à travers lequel je sens que j’ai évolué à plein de niveaux, tant professionnel que personnel. J’ai vécu plein de trucs et le symbole du phœnix, c’est le symbole selon lequel partout où il y a une évolution, une croissance, il y a aussi des parties de soi qu’on laisse de côté, des sacrifices, des petits deuils.

LVP : C’est marrant justement parce que quand tu m’as parlé de reconstruction, étant moi-même scorpion et le scorpion étant associé à un signe autant destructeur que constructeur, je me suis dit « tiens, serait-elle scorpion ? ».

Charlotte : Oui c’est ça aussi pour moi le phœnix, ce n’est pas nécessairement cette idée de renaître, parce que c’est bon c’est mon premier album là (rires), mais c’est vraiment cette idée de déconstruction et reconstruction de soi qui est un peu un cycle infini au final tout au long de la vie.

LVP : Trois-quatre ans entre l’EP et l’album, c’était juste un long processus ou bien tu as eu des phases de doute ou de modification du projet entre-temps ?

Charlotte : Une des raisons pour lesquelles ça a été si long, j’ai passé un genre de cinq-six mois à écrire seule comme je le faisais avant, je m’isolais chez moi, j’écrivais. C’était un peu un mode de vie solitaire, je me cloîtrais dans mon appartement et j’écrivais. J’ai senti que je n’arrivais à rien, je ne trouvais pas l’inspiration, j’ai vraiment eu une phase de doute et je me suis dit que ce n’était pas la bonne approche. Je me suis donc tournée vers la co-écriture pour cet album-là, chose qui a vraiment été une révélation et qui m’a ouverte à plein de très très belles choses dans les dernières années. Je me suis entourée de ma petite équipe à Montréal, on a fait l’album ensemble. C’est majoritairement Jason Brando (qui est aussi mon manager) qui a co-écrit l’album avec moi et Marc-André Gilbert qui a co-réalisé cet album avec Jason. Je me suis entourée d’une petite équipe avec qui on a pratiquement tout fait. Ça a vraiment été une révélation et ça a vraiment fait en sorte que ça a changé mon processus de création. C’était hyper nouveau, il y avait juste une adaptation nécessaire. L’idée de laisser entrer quelqu’un dans mon processus, que je protégeais depuis longtemps, et l’idée de laisser quelqu’un laisser sa trace dans mes chansons, il y avait un truc très… (pause), il faut l’accepter mais au final ça m’a permis de vraiment explorer des nouvelles choses et ça a été au final un processus encore plus personnel. C’est un album beaucoup plus personnel que les choses que j’avais sorties avant, ce qui est un peu ironique si on pense au fait que c’est la première fois que je laisse rentrer plein de gens dans la co-écriture de l’album. Je pense que quand ça devient un processus pour moi qui est conversationnel, qui est dynamique, où on parle de certains trucs et vraiment on va gratter des sujets vifs et intéressants. Ça m’a permis de pousser encore plus loin sur le côté écriture de cet album. Je suis très contente.

LVP : J’ai aussi noté qu’il y avait davantage une vibe plus groovy, une symbiose plus recherchée entre la musique et le texte. Par exemple, quand tu dis « we tangle in the middle of a triangle » je trouve que c’est super bien réfléchi tant sur la musicalité que le texte. Je trouve que c’est un réel apport en plus sur Phoenix. Même chose avec Sad Girl « what can a sad girl… do » avec l’emphase sur le mot « do », je trouve qu’il y a une rythmique intéressante qui est plus visible sur ce dernier projet.

Charlotte : Ah ben merci beaucoup. (sourire) Oui effectivement, puis je pense que ça ça vient aussi encore une fois avec le fait qu’on a pensé, on a réfléchi les chansons à quelques personnes, à deux ou trois sur la plupart des chansons. On avait tous nos forces et Jason est super fort mélodiquement. Moi c’est plutôt au niveau des paroles, alors on était vraiment une équipe qui se complétait et ça a fait en sorte qu’on ait pu amener les chansons un peu plus loin parce qu’il y avait plus qu’un cerveau. Mais merci beaucoup.

C’est un album beaucoup plus personnel que les choses que j’avais sorties avant, ce qui est un peu ironique si on pense au fait que c’est la première fois que je laisse rentrer plein de gens dans la co-écriture de l’album.

LVP : Anyone Who Loves Me parle de la place des femmes dans la société. Je ne l’avais pas forcément interprété comme ça à la première écoute. Est-ce que tu peux m’expliquer la vision exprimée dans la chanson ?

Charlotte  : Pour moi, Anyone Who Loves Me est une chanson qui parle du fait qu’on a des attentes envers les femmes. Quand on est une femme et dans mon cas une femme qui est médiatisée à un certain niveau, quand on est une femme dans n’importe quelle industrie ou n’importe quel milieu, le fait d’être une femme vient avec beaucoup d’injustices, beaucoup d’attentes qu’ont les gens envers nous, beaucoup de pression pour qu’on soit d’une certaine façon, qu’on s’exprime d’une certaine façon, qu’on se présente d’une certaine façon. C’est une chanson qui parle du fait qu’on est en train de regagner le contrôle sur notre puissance, notre vulnérabilité aussi. Et que les gens qui auront essayé de nous démunir de cette force par la pression sociale ou par plein de trucs qui sont là depuis tellement longtemps, ces gens-là n’auront plus rien quand, nous, on aura finalement repris le contrôle sur qui on est. C’est une chanson hyper importante pour moi parce que j’ai vécu comme toutes les femmes du monde plein d’injustices par le fait même d’être une femme. Je voulais depuis longtemps écrire une chanson là-dessus. Après, elle peut être interprétée de différentes façons, mais pour moi c’est vraiment une chanson qui dit « c’est fini on n’accepte plus de se faire imposer des trucs par la société ».

 

Aller chercher au plus profond de ses émotions

LVP : Tu parles aussi beaucoup d’émotions. C’est une énorme part du projet. Comment tu les vis au quotidien, si on sort de la Charlotte Cardin artiste ? Comment tu as l’habitude de vivre tes émotions ?

Charlotte : C’est sûr qu’en fait écrire de la musique, ça a toujours été ma façon de canaliser les émotions que je n’arrivais pas à comprendre autrement. On a comme un peu tous notre façon de sortir les trucs qu’on a besoin de sortir. Ça a toujours été en écrivant de la musique. Au quotidien, je suis quand même une personne assez… comment dire (sourire). Je vis mes émotions très intensément, mais j’arrive à peut-être les décortiquer et les analyser encore mieux dans ma musique. C’est à travers la musique que je réussis à cerner les trucs qui vont peut-être moins bien, à aller là où je n’oserais pas aller dans ma vie de tous les jours, ailleurs que dans la musique.

LVP : Good Girl parle d’introspection. Est-ce que c’est quelque chose que tu as appris au fil du temps ? C’est assez rare quand les gens parlent texto d’introspection ou assument le fait d’avoir un regard constructif sur eux-mêmes.

Charlotte : C’est quelque chose que je travaille. (sourire) J’arrive à le faire mieux en musique qu’ailleurs c’est sûr. Après j’ai – et surtout pour cet album – voulu aller à des endroits à l’intérieur de moi que j’avais un peu évité d’affronter parce que j’avais peur d’y aller. Mais j’avais envie que cet album, j’avais besoin en fait, qu’il soit libérateur de beaucoup de choses. Non seulement oui il y a eu une croissance professionnelle où comme j’ai dit j’ai appris plein de trucs dont la co-écriture, je me suis entourée d’une équipe, j’ai eu plein d’adaptations professionnelles mais même à un niveau purement personnel je sens que j’avais besoin de me libérer de certains trucs. Cet album m’a permis de le faire. Il y a des chansons sur l’album qui sont hyper personnelles, d’autres qui sont plus un peu des parties de storytelling. Mais chaque chanson de l’album m’a permis d’accéder à des trucs pendant leur processus de création qui m’ont libérée de quelque chose. Ce n’est pas chaque mot de l’album qui est 100% exactement quelque chose qui m’est arrivé, quoique l’album soit très personnel, mais c’est surtout le processus de création derrière qui m’a permis d’aller accéder à des trucs que j’avais besoin de débloquer.

LVP : Est-ce que tu dirais que le processus de l’album a fait évoluer ton rapport aux relations affectives ? Est-ce qu’il y a eu des déclics ?

Charlotte : Oui, à plein de niveaux. Encore une fois, l’album ce n’est pas une histoire, ce sont plein de petits chapitres, de petits bouts de ma vie, d’inspirations. Je suis retournée aussi en arrière, j’ai plongé dans des sentiments qui étaient peut-être un petit peu refoulés, d’il y a longtemps. J’ai ouvert certains dossiers que j’avais fermés. (rires) Ça m’a fait réaliser plein de trucs et je sens que j’ai beaucoup évolué dans les trois dernières années, entre autres grâce à cet album.

 

LVP : Le texte de Meaningless, quand on l’écoute, on peut se demander si c’est une chanson dont tu étais convaincue des paroles, ou si au contraire c’était pour te défaire de ce que tu dis dans le texte. C’est-à-dire, le concept de la chanson est-il de croire réellement que la vie n’a pas de but sans une personne ou est-ce que c’était pour conjurer le sort de ce qui était en train d’arriver ?

Charlotte : Alors, c’est drôle parce qu’en fait Meaningless est une des chansons sur l’album qui a un peu eu une histoire un peu magique et spéciale. Jason est arrivé au studio un jour avec sa guitare classique et il m’a joué une ligne qui disait « I don’t wanna live a meaningless life without you » qui était une ligne qu’il avait écrite il y a peut-être dix ou quinze ans, à sa première rupture. Une phrase qu’il avait gardée. Tout de suite, j’ai accroché. Et ce qui est intéressant c’est que l’on a interprété tous les deux à notre manière cette phrase. Lui a pensé à cette phrase en étant liée à une rupture et à une personne en particulier, pour moi elle grandit en quelque chose qui est plus gros qu’une personne sans qui on ne peut pas vivre. Cette chanson représente pour moi à quel point on a besoin de vivre des choses intenses pour se sentir en vie. Ça s’applique vraiment bien à ce qu’on vit en ce moment avec la pandémie. J’ai l’impression qu’on a perdu tous nos repères et de se sentir en vie, que ce soit d’aller danser, de vivre une relation passionnelle, de tomber dans la dépendance de certains trucs. Je pense qu’on a tous besoin de ça en ce moment à un certain niveau, et cette chanson pour moi parle du fait de choisir de vivre quelque chose d’intense quitte à nous détruire à plein de niveaux, que de vivre une vie qui est, bon… tranquille et planifiée d’avance. Elle peut être aussi interprétée différemment parce que c’est vrai que dans le refrain ça fait référence à une personne avec qui on a une relation passionnelle mais dans le pre-chorus où ça dit « see the sun leading us » c’est comme cette idée qu’on est tous ensemble en train de marcher vers la falaise où il n’y a rien après, mais on est tirés par cette force de vivre quelque chose d’intense plus que d’être rationnels et de vivre un truc paisible.

 

Trouver sa force à travers la vulnérabilité

LVP : L’album parle beaucoup d’émotions, on l’a dit, et de se libérer et d’ouvrir son cœur. Est-ce que tu dirais que tu es confortable avec l’idée de vulnérabilité ?

Charlotte : Oui, c’est quelque chose que j’aime beaucoup. De plus en plus, je le sens. Sad Girl est d’ailleurs une chanson qui est à propos de ça, c’est à propos de trouver sa force à travers sa vulnérabilité. Je pense qu’il y a beaucoup de force, de pouvoir dans le fait de comprendre sa vulnérabilité et de l’assumer. C’est aussi ce qui me permet d’écrire des chansons, c’est d’aller puiser dans ces vulnérabilités, dans ces insécurités, dans ces questionnements. De comprendre qu’on peut tourner ça en quelque chose de positif et de fort.

C’est aussi ce qui me permet d’écrire des chansons, c’est d’aller puiser dans ces vulnérabilités, dans ces insécurités, dans ces questionnements. De comprendre qu’on peut tourner ça en quelque chose de positif et de fort. (…) Aller puiser dans cette vulnérabilité-là ce n’est pas quelque chose que la société nous inculque.

LVP : Est-ce que tu n’as pas l’impression aussi qu’on nous a appris à faire en sorte que la vulnérabilité soit vue comme quelque chose qui n’est pas valide et à mettre les émotions de côté ?

Charlotte : Oui absolument. C’est un très bon point. J’ajouterais à ça même que dans la société actuelle, tout va tellement vite, on est tellement sur les réseaux sociaux, on ne prend plus le temps même de comprendre nos émotions, d’aller vivre complètement ce qu’on a besoin de sentir. On le fait vraiment moins j’ai l’impression. Parce que tout va tellement vite, on a 1 000 amis Facebook, tout est un peu en vitesse et en superficialité, et pis effectivement d’aller puiser dans cette vulnérabilité-là ce n’est pas quelque chose que la société nous inculque. C’est un peu tabou même de s’autoriser à pleurer ou à se sentir vraiment complètement désespéré. C’est des trucs qu’on nous apprend à cacher et à mettre de côté. Mais c’est vrai que moi ce qui me permet de faire de la musique, c’est d’aller accéder à ça. Cet album a été cela en grande partie et c’est entre autres aussi pourquoi ça a été aussi un processus d’écriture qui a été difficile à plein de niveaux parce que j’ai fait vraiment ouvert des trucs qui… pfiou… étaient refoulés depuis longtemps. Puis que je n’avais pas nécessairement envie d’aller puiser là-dedans à l’époque mais je savais que je devais le faire pour que cet album ait du sens et soit pertinent.


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