Multitude, la formidable épopée de Stromae
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Auteur·ice : Chloé Merckx
07/03/2022

Multitude, la formidable épopée de Stromae

Son métier, comme il l’affirme, c’est de raconter des histoires. Paul Van Haver est le grand tragédien cynique de la vie qui l’entoure. À travers Rosa, Albert ou encore Nicolas, il crée des œuvres théâtrales orchestrées au service de la musique. Surpassant la rime ou la métaphore, le rythme et le groove dictent le fil rouge de son storyboard. Multitude, c’est le troisième album de Stromae.

Dans la pièce, les journalistes frémissent d’impatience, une silhouette longiligne franchit la porte sous les applaudissements timides du public, assis sur des sièges de velours rouge. Personnage atypique, presque irréel ou extra-terrestre. Un pantomime au chignon laqué, pull tricoté et sneakers lacées, transperce l’espace sous les yeux contemplateurs. De son fauteuil au cuir couleur camel, Stromae s’adresse à la salle : “Je vous remercie de jouer le jeu, merci beaucoup”, dit-il avec un sourire naissant. Les règles sont simples : pas de questions sur la vie privée du maestro.

Quand tu commences à être un peu jaloux c’est peut-être qu’il est temps que tu t’y remettes” ose-t-il avouer. Quand on passe autant de temps loin de la scène, comment ça s’organise le retour d’un virtuose ? Alors On Danse, Papaoutai, Formidable, sa capacité à se réinventer n’est plus à établir, mais le maestro était attendu au tournant. Cela fait presque 10 ans que Stromae ne s’est pas retrouvé sous les feux de la rampe. Après la sortie de Santé en octobre dernier et le buzz (sur)médiatisé de L’enfer sur le plateau de TF1, le public palpite et s’enthousiasme à l’idée de retrouver celui qui composait il y a quelques années la bande originale de nos années 2010.

Ça fait longtemps que je n’ai plus été épuisé physiquement comme ça. Donc ça fait du bien.”, dit-il en évoquant les trois concerts qu’il vient d’enchaîner pour le lancement de son Multitude Tour. “Mais je sens que je commence à avoir de la bouteille aussi.” Ce que l’on ressent, nous, c’est son envie de faire les choses en grand, mais à sa sauce et en n’oubliant pas de se préserver un peu. À 37 ans, Paul apprécie ses journées 9h-17h. Il préfère passer des soirées devant la télé que dans une boîte de nuit endiablée : “On est moins control freak, on peut remettre à demain et puis surtout, on arrête d’enculer les mouches.”

Stromae Multitudes

De GarageBand à la symphonie

Avec Multitude, Stromae tend vers une œuvre musicale aussi complète que conceptuelle. L’interprète de moules frites nous emmène voyager quelque part entre la Chine et le Nigeria. On s’éloigne de la house : fini les bermudas et les chaussettes remontées à outrance, on part faire le tour du monde des rythmes sur son synthé. Contrairement à Racine Carrée, on est moins dans le divertissement et on tente d’atteindre l’équilibre.

On est un peu moins dans la recherche de sensationnel, aussi. Plutôt à la quête d’un son unique, le maestro passe d’une petite mélodie d’erhu, composée du bout des doigts sur son smartphone, à une symphonie de l’Orchestre Symphonique de Belgique. Il mélange de l’Afro-pop avec des rythmiques baile funk, de la rumba et de la musique du Venezuela, transite du baroque aux chœurs bulgares. Sans tomber dans une interprétation bancale de la world music, Stromae met ses influences au service de ses histoires. Il préfère s’inspirer et mélanger plutôt que de mal imiter, par peur de sonner faux, mais surtout pour mettre en musique ces multitudes appréhendées à travers son propre prisme.

Poète cynique, mélodies atypiques

Roi du grimage et du déguisement, c’est toujours à l’aide d’une mise en scène léchée que Stromae fait vivre ses personnages. Des protagonistes pour lesquels ils ressent une certaine empathie : les femmes, les invisibles, les couples lassés et puis les jeunes parents. Il se glisse dans leur peau pour écrire quelques vers. C’est à se demander à combien ils sont dans sa tête. “Pas moins ou pas plus que tout le monde” répond-il.

Tant qu’j’suis en vie, j’suis invaincu

On rentre dans l’album avec Invaincu, un titre qui évoque son combat contre la maladie, mais plus symboliquement contre toutes ces choses qui peuvent nous entraver. Il revient en force, soutenu par des cuivres forts et de la cornemuse, comme une façon héroïque de nous annoncer qu’il est revenu et qu’il compte bien se faire entendre.

Pour Santé, Stromae voulait désarçonner. Il entame une réflexion autour des rythmes, des samples, du groove qu’il va poursuivre tout le long de l’opus. La cumbia se saccade et le reggaeton passe du binaire au ternaire. Ensuite vient La solassitude et son doux mélange d’afro-pop et d’instrumental chinois, sur lequel il a posé un texte qui relate des routes sinueuses que prennent les relations sentimentales. “Le célibat me fait souffrir de solitude/La vie de couple me fait souffrir de lassitude”. Une chanson ancrée dans l’époque des swipe left‘s de Tinder et de l’isolement qu’induit la virtualité des sentiments.

Lorsque vient Fils de joie, on est tout de suite emporté·es par cette mélodie éloquente et enflammée aux intonations à la fois baroques et baile funk. Stromae parle de prostitution à travers les yeux d’un “fils de pute, comme ils disent”. Un propos étonnant inspiré d’un épisode de l’émission Ça commence aujourd’hui, pour l’anecdote. Pour L’enfer, instant de grâce frissonnante de l’opus, les accords se succèdent comme une boucle perpétuelle, symbolisant cette sensation de piège qui vient souvent avec la dépression et les idées noires. Bouleversant et d’une force rare.

 

Tu verras, c’est qu’du bonheur

Si certains textes restent joyeux et légers, on retrouve tout de même ses penchants un peu plus mordants, à l’image de C’est que du bonheur et sa mélodie tirée de la cumbia. Le titre aborde avec ironie les emmerdes des jeunes parents : “Des chansons positives sur ce sujet-là on en a déjà plein. On a tous bien compris que c’était l’une des meilleures choses qu’il me soit arrivé, mais la réalité c’est aussi d’avoir les mains dans la merde.”, explique-t-il. Paulo voit toujours le verre à moitié plein, visiblement. “C’est pour me protéger, sans doute. En tout cas c’est ma façon de voir les choses.” confesse-t-il. Ce contraste entre légèreté et cynisme, on le retrouve en plein avec le duo que forme sa Bonne journée et son némésis Mauvaise journée, délicieusement cafardeux et solitaire.

Pour Déclaration, l’artiste compose une chanson douce et prenante aux couleurs féministes sur une composition aux intonations asiatiques. “T’inquiète pas, ça va aller/Faudra bien que ça change/ Ça prendra quelques années/ Vu que ça nous arrange.Riez parle de ses rêves, ses ambitions qui s’édulcorent petit à petit. “Aujourd’hui mes rêves c’est que mon fils soit heureux, que ma famille soit heureuse, que mes proches soient heureux. Si dans le privé on est heureux c’est déjà quelque chose de grand”.

Un son fédérateur

Sans tomber dans le vulgaire, Stromae percute. Celui qui affirme soupirer face au temps passé à tourner les pages de son dictionnaire des rimes ne manque pas d’esprit. L’album est un peu moins morose que ses deux grands frères, sans pour autant être dénué de texture. “C’est vrai qu’il y avait un côté fédérateur sur Racine Carrée. Musicalement, c’est peut-être même un peu plus le cas sur celui-ci.” nous confie-t-il. “En allant chercher des influences dans le monde entier de cette façon-là, l’envie c’est d’être un peu universel.”

Petit•es et grand•es, Wallon•es et Flamand•es, de Bruxelles à New York, Stromae touche par son audace et son honnêteté. “Les émotions que j’ai envie de transmettre avec la musique sont diverses, un peu comme ce qu’est la vie en fait : la tristesse, la joie, la nostalgie. J’essaye de faire passer l’auditeur par toutes ces émotions, du mieux que je peux.”

Le retour du roi

Stromae réalise des prouesses à l’aide de productions complexes et recherchées qui gagnent nos oreilles avec une facilité exquise. À chaque écoute se dévoile un nouveau niveau dans la compréhension des compositions. On attendait le retour du roi avec impatience, et l’attente en valait la peine. Son album est à la fois folklorique et sobre, il nous bouscule comme il nous réconforte. Tout en offrant quelque chose de nouveau, Stromae reste fidèle à lui-même. Comme une impression de ne s’être jamais vraiment quitté·es, finalement. Welcome back, maestro.


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