Cinq leçons à tirer de notre visite à l’Eldorado musical européen
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
15/06/2022

Cinq leçons à tirer de notre visite à l’Eldorado musical européen

| Photos de Caroline Bertolini pour LVP et développement par Mori Film Lab

On l’a fait. Rien que pour vous (et pour nous aussi, on l’avoue) : on a tenté l’expérience Primavera Sound. Si ce nom ne vous dit rien, il est grand temps de reconsolider votre culture festivalière. En bref, c’est le rendez-vous des mélomanes averti·es qui veulent tout simplement retrouver la fine fleur des nouvelles scènes tout genre confondu et les légendes qui ont fait la musique de hier pour marquer celle d’aujourd’hui. Avec en bonus l’air chaud de Barcelone, des looks comme vous n’en verrez jamais chez nous et le cadre bétonné si particulier du Parc del Forùm dont l’architecture nous aura subjugué tout du long. De notre visite, on en garde cinq grandes leçons qu’on vous décortique, le tout agrémenté d’une interview inspirante de Marta Pallarès, attachée de presse et chargée de communication internationale pour le festival. 

Pas la peine de vous ressortir la longue liste des noms qui auront fait vibrer la capitale catalane au rythme de leurs tubes, retenez qu’il y avait un peu tout le monde : de Tame Impala à Tyler, The Creator en passant par Peggy Gou, Lorde ou même notre Angèle nationale. Bilan : près d’un demi million de festivalier·ères réuni·es en l’espace de dix jours, un impact économique colossal de 349 millions d’euros et une réputation plus solide que jamais en tant que rendez-vous musical emblématique de rang international. À la veille d’une expansion spectaculaire qui verra cette année le festival s’aventurer pour la première fois à Los Angeles, São Paulo, Santiago du Chili et Buenos Aires, le Primavera Sound a de quoi souffler les bougies de son vingtième anniversaire le sourire au lèvres. Avec notre œil expert et notre cœur de festivalier·ère, on s’est laissé·es trainer sur les kilomètres sur-bondés du site pour comprendre ce que le festival avait à nous apprendre sur l’avenir de l’événementiel musical.

| Photos de Caroline Bertolini pour LVP

1 | L’avenir sera pop (et sera femme)

Ce n’est un secret pour personne : on vit le nouvel âge d’or de la musique pop. Et c’est vraiment le pied. C’est du moins ce qu’a prouvé le panel hallucinant rassemblé à Barcelone sur les deux week-ends. C’est particulièrement le second qui aura vibré au rythme acidulé des icônes de la pop culture actuelle : le retour européen ultra-solaire de Lorde, l’embrasement hyperpop contagieux de Charli XCX, la pop hybride fédératrice de la légende M.I.A, la discopop spirituelle de Jessie Ware ou la célébration pop-funk explosive de Dua Lipa.

Mention spéciale à Angèle qui aura su livrer la performance aboutie qu’il lui manquait pour voir s’ouvrir les portes du marché international. Des portes qui, pour le coup, sont largement défoncées : la Bruxelloise réussit l’exploit d’une scène soldout bondée et polyglotte (quel bonheur que d’entendre les paroles de Balance ton quoi entonnées avec la chaleur de l’accent hispanique), un samedi soir en time clash avec des pointures comme Tame Impala ou Mura Masa. Son Nonante Cinq Tour prouve son efficacité avec ses instants de jubilation contagieuse, ses danses engageantes (la troupe de danseur·euses est iconique), l’enchaînement de ses tubes pop imparables et la rigueur avec laquelle la chanteuse exécute le show tout en générosité et authenticité. On retiendra également la nouvelle sensation américaine Remi Wolf, qui aura su retourner l’une des grandes scènes malgré l’heure tardive (1h50 du matin) de sa pop débridée, colorée et second degré à laquelle son set survolté aura fait honneur.

| Photo : Angèle par Sarah Lopez

On retiendra aussi le set de Jorja Smith sur la Main Stage, le jour de son anniversaire. Celle qui fait résolument partie de la nouvelle culture pop grâce à son élégance et à sa voix d’or était attendue au tournant. Pour cause : malgré tout l’amour qu’on voue à sa musique, la Britannique n’a que trop rarement brillé sur scène. Heureusement, son set au Primavera Sound change la donne : plus simple et épuré (finies les chorégraphies mégalo de son ancienne tournée), son show se focalise sur la pureté d’une voix qu’on écouterait sans s’arrêter et sur le charisme d’une des pointures assurées de la scène pop britannique.

Et ce n’est pas un hasard si la liste est exclusivement féminine, c’est que ce sont elles qui auront livré les shows les plus mémorables du festival. Car force est de constater qu’au niveau du spectacle, les têtes d’affiche féminines savent comment stimuler les foules : chorégraphies millimétrées, scénographie bluffante ou jeu d’interactions digne des plus grand·es, on repart de Barcelone avec la conviction plus claire encore qu’on aurait tout à gagner d’une augmentation du nombre de têtes d’affiches féminines. Un constat que les équipes de Primavera Sound avaient déjà bien compris lors de l’édition 2019 estampillée du slogan “The New Normal” qui recouvrait une démarche de programmation paritaire :

Depuis cette campagne “The New Normal”, le nombre de femmes au sein de Primavera Sound a considérablement augmenté. Non seulement sur l’affiche, mais également dans des postes professionnels souvent masculins : l’équipe de booking, l’équipe de marketing, l’équipe de production, de logistique, etc. Tout a changé. Ce changement paritaire doit s’opérer sur scène, mais également partout ailleurs. Marta Pallarès, Head of Communication de Primavera Sound

2 | Les légendes ne meurent jamais

Une phrase dans la biographie d’un des groupes à l’affiche nous aura fait sourire : “Quand tu partages le line up avec des artistes qui sont nés dans les années où tu sortais tes premiers albums, ça veut dire que tu fais quelque chose de bien.” La citation faisait allusion à Interpol, le trio prolifique et emblématique du rock indépendant new-yorkais qui revenait après un passage remarqué en 2019 sur la côte barcelonaise pour gâter une foule dense et compacte de sa fièvre à gratte. La citation s’applique également à d’autres légendes à l’affiche de cette vingtième édition du festival.

On retrouve d’abord la formation Gorillaz, qui s’offre un doublé cette année en jouant sur les deux week-ends. La joyeuse bande de Damon Albarn aura conquis les fans invétéré·es avec une setlist mêlant autant les pépites du nouvel album que les morceaux d’anthologie qui ont fait leur succès. Albarn, plus en forme que jamais, aura offert un spectacle à l’esprit délicieusement impertinent à la hauteur de sa réputation de monstre de scène. Les animations en dessins animés et les multiples invité·es (Slowthai et Fatoumata Diawara sur le W-E 1, Moonchild Sanelly et Mos Def pour le W-E 2) auront su dynamiser l’heure et demi de show mémorable et bien ficelée.

Après une absence regrettée sur le premier week-end, les légendaires The Strokes ont répondu présents pour le second week-end. Une foule incommensurable se rassemble sur la plaine de la Main Stage, rendant le show inaudible (et invisible) pour la plupart de l’audience arrivée un peu trop tard – problème récurrent avec une Main Stage de cette envergure. Si le concert relève du véritable rêve d’ado pour la plupart des festivalier·ères en ébahissement total devant la bande à Casablancas, on ne pourra pas oublier les monologues chronophages du frontman qui marquera la soirée de son humour bancal et de ses divagations lunaires entre chaque morceau. Mais bon, c’est les Strokes après tout, on peut se permettre d’écouter Julian Casablancas brasser de l’air si on reçoit une enfilade de trois tubes de nos rockeurs préférés par après, non ?

| Photos : The Strokes par Caroline Bertolini pour LVP

Grosse claque : The Smile, nouvelle formation composée de deux têtes de Radiohead (Thom Yorke et Jonny Greenwood) et du batteur de Sons of Kemet Tom Skinner. Un set qui présentait les pépites de leur premier album A Light for Attracting Attention, fait d’une musique habitée aux mélodies audacieuses et bien pensées. L’exécution se veut de l’ordre de la virtuosité : on joue du violon sur une basse, on s’appuie sur un jeu de lumière psychédélique, on pousse la voix stellaire de Yorke dans des franges post punk eighties délicieuses. Du génie, pas forcément loin de l’esprit Radiohead et pourtant si novateur. Quand on vous parle de légendes, on veut parler de ce genre de concerts.

3 | La techno a (enfin) droit de cité

Sous l’impressionnante pergola photovoltaïque qui surplombait le site du Parc Del Forùm, un microcosme électronique se déploie : les scènes NTS et Cupra x Boiler Room donnent des impressions de warehouse et d’open air où la fièvre et les soundsystems éclatants font loi. Aux heures nocturnes, les files devant les deux stages témoignent de l’engouement des festivalier·ères pour ces deux espaces. De quoi relativiser la place des musiques électroniques et techno dans les festivals traditionnels. N’est-il pas l’heure de laisser autant de place à ces magicien·nes des platines qu’aux autres artistes dit·es “live” ?

| Photo de Caroline Bertolini pour LVP

Un questionnement plus pertinent que jamais lorsqu’on s’aperçoit que les noms électroniques de l’affiche se parent désormais d’une véritable imagerie – en témoigne la Suédoise Namasenda dont le charisme n’a d’égal que l’efficacité de son hyperpop clubby aux BPM affûtés et la consistance de son électro gummy. Au niveau de la scénographie, lorsqu’on leur laisse la liberté de s’émanciper des simples DJ Booth, les acts électroniques accompagnent leurs beats de shows A/V convaincants en tout point – on pense au duo nord-irlandais Bicep et à leur tableau scénique ingénieux.

4 | Rainbow power : quand diversité rime avec diversité

Les illusions d’inclusivité ont la peau dure. Les slogans à la sauce “Venez comme vous êtes” n’ont visiblement qu’un impact superficiel dans nos contrées lorsque l’on s’aperçoit de la diversité du public du Primavera Sound. Un constat qui fait chaud au cœur, du bien aux yeux aussi : une communauté queer fièrement représentée, une sensation globale de sécurité de la part des festivalières (souvent prises pour cibles des machistes dans ce genre d’événements), des masculinités déconstruites à tout-va et un véritable esprit de vivre-ensemble qui transcende les cultures et les langues.

| Photos de Caroline Bertolini pour La Vague Parallèle

C’est bateau mais on s’est senti·es citoyen·nes du monde à ce festival. Une utopie musicale, qui nous questionne sur l’impossibilité de transposer ça à nos vies quotidiennes, si vides de vie et de couleurs comparées aux foules du Primavera Sound. Mais comment on la crée cette utopie ?

Nous avons la chance de n’avoir jamais rencontré un incident de type discriminatoire au sein de notre festival. Je pense que c’est parce que nous cultivons un véritable safe space non seulement en réagissant à ce qui se passe, mais également en prévenant ce qui pourrait arriver. Crier haut et fort que nous ne tolérerons aucune forme d’agression ou d’intimidation au sein du festival, quelles qu’elles soient, en affichant des posters partout sur le site ou en le répétant noir sur blanc sur les grands écrans des différentes scènes, ça aide beaucoup pour éviter que ce genre d’événements se produise.

 

Pour constituer une stratégie de prévention vraiment effective, il faut aussi éviter de se limiter et de croire qu’une seule campagne peut couvrir toutes les problématiques. Les années précédentes, on s’est focalisé·es sur le harcèlement sexuel quasi exclusivement, mais cette année on s’est rendu compte que l’enjeu n’était pas seulement d’éviter cela, mais également les insultes et les remarques envers la communauté queer ou les personnes qui s’éloignent des standards. Et c’est ce qu’on essaie de faire avec cette nouvelle compagne “Nobody Is Normal”. Marta Pallarès, Head of Communication de Primavera Sound

5 | Des files à retordre

Le mauvais jeu de mots de cette sous-section couvre un vrai problème de logistique, que l’ambition et l’audace des organisateur·rices n’auront pas su amortir. La patience est une vertu, certes. Mais pas facile de rester aligné·e à ses vertus quand on rate Rina Saywama enflammer le village pittoresque à l’architecture historiciste de Poble Espanyol, quand on attend misérablement dans une file stoïque tandis que Chet Faker s’apprête à gracier la salle/club mythique du centre-ville Apolo ou que Beck ambiance la boîte de nuit du Razzmatazz pendant que tu grattes des clopes à l’extérieur. C’est que les capacités de ces salles n’égalent pas les plaines du Parc del Forùm, et que proposer un laisser-passer pour tous·tes les détenteur·rices de tickets était aussi illusoire que foireux. Même constat pour le tant attendu Brunch On The Beach du dimanche de clôture : l’endroit affichait sold out après quelques minutes seulement. Forcément, ça fait des déçu·es.

N’empêche, même si on regrette de ne pas avoir réussi à y mettre un pied, on salue l’initiative symbolique de La Ciutat, ce “festival boutique entre-deux” qui met les institutions culturelles barcelonaises à l’honneur. Alors qu’on observe souvent une guerre froide à armes inégales entre les salles de concerts et les grands événements estivaux, le Primavera Sound préfère donner un coup de projecteur à ces endroits mythiques en leur proposant d’accueillir des portefeuilles d’artistes et de groupes cinq étoiles entre les deux week-ends “officiels”. Et ça, c’est une belle histoire – qui mérite qu’on oublie les maladresses logistiques.

 

| Photo de Caroline Bertolini pour La Vague Parallèle

Le Primavera Sound de Barcelone nous a donc largement mis en jambes pour la saison des festivals, et nous a prouvé toute la force de frappe d’un si gros calibre international. On s’y est époumoné·es devant nos idoles (le prix du showman de l’édition revenant d’ailleurs à Tyler, The Creator qui aura de loin proposé le meilleur tiercé scénographie-performance-énergie), on y a bu des Aperol Spritz vraiment pas cher (les prix sur festival étaient d’ailleurs majoritairement abordables, et ça c’est non négligeable) et surtout on s’y est senti·es bien, vraiment bien. Primavera Sound est un peu comme un oasis éléphantesque à la philosophie hédoniste qui nous met en sécurité : des toilettes un peu partout, des stands de bouteilles d’eau gratuites, des slogans engagés qui cristallisent le côté safe space du festival, une programmation cohérente aux valeurs progressistes d’inclusivité et d’ouverture. Un franc succès pour le festival qui se tourne déjà vers l’avenir : une édition 2023 durant les deux premiers week-ends de juin, mais avec la particularité que l’un des deux sera déporté sur Madrid à la Cité du Rock à Arganda del Rey.

Gracias por todo Primavera Sound, on reviendra. 

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