Arca l’expérimentatrice. Celle qui ne semble connaître la limite, et dont la curiosité régit visiblement toutes les prouesses. Après un premier album remarqué intitulé Kick i en juin dernier, la productrice et chanteuse vénézuélienne ne s’est pas laissé le temps de souffler qu’elle dégainait déjà une collection de remixes pour le moins surprenante ainsi qu’un maxi single vertigineux aux allures lyriques. Retour sur les deux derniers coups de génie de l’avenir de la musique, et comment elle s’est saisie du concept de laideur pour en faire le carburant de son succès.
Sa musique est difficile. Elle est alambiquée, hautement ésotérique, parfois laide à ingurgiter. Mais toujours belle à digérer. Laide car elle semble vouer un culte pour ces choses dites “viles”, “basses” ou bien, en réalité, ces choses que nous avons imaginées, catégorisées, comme laides. La laideur, c’est une question de goût, d’une part, mais surtout de construction. Qu’est-ce que le laid ? S’il se définit par l’enfer du beau, selon les mots de l’écrivain italien Umberto Eco, la même question se pose pour son supposé antagonisme : qu’est-ce que le beau ? Si l’on en croit les antiques, le beau serait caractérisé par une harmonie, tant des formes que des proportions. Le laid serait donc marqué par un caractère difforme, non reconnu par le fameux “goût commun” comme attrayant ou plaisant. Mais, dès lors, comment justifier cette fascination pour la laideur, ce goût du laid qui fascine autant qu’il répugne ? Le grand paradoxe de la laideur.
“La laideur a ceci de supérieur à la beauté qu’elle ne disparaît pas avec le temps” disait Gainsbourg. Et si c’était ça, le secret ? La beauté, appréhendée comme une harmonie lisse et bienséante, trouve ses limites dans sa propre conformité. Pas besoin de débattre de quelque chose qui est déjà perçu, par beaucoup (voire tout le monde), comme accompli. La laideur, elle, trouve pérennité dans sa capacité à troubler, mouvoir, faire vivre. De la beauté, on a déjà tout dit, tout décrété : ses mensurations, ses échelles, ses préceptes. La laideur, elle, a encore tout à dire. Cela, Arca l’a bien compris. Sa laideur, à elle, c’est la négation des conventions du monde de la musique. Tant sur le plan sonore qu’esthétique. Et, jusqu’ici, le jeu en vaut la chandelle.
Avec Xen en 2014, le caractère expérimental d’Arca sonne plus timide. Difficile de s’affirmer si tôt dans un paysage musical si homogène, et encore moins d’espérer y faire du bruit avec une telle musique dans les valises. Et pourtant, des pointures comme Björk, FKA Twigs ou Kanye West s’y intéresseront, allant même jusqu’à inviter la musicienne sur les productions de leurs propres projets. La juste dose de confiance dont la productrice avait besoin pour imposer avec audace ses fantaisies non conventionnelles. S’enchaînent alors les projets Mutant et Arca, le second étant sans doute le plus manifeste. Ce goût du laid se matérialise ici dans une hybridation électro-lyrique, dans des structures renversantes voire nauséeuses qui nous ramènent dans les cordes, dans des sonorités qui défient toute notre expérience d’écoute musicale. L’appréciation de l’art d’Arca se veut active et malicieuse. C’est en cela que réside sa beauté. Non pas celle cruellement esthétique et limitante, mais celle qui invite à l’ouverture des consciences, celle qui permet la rencontre avec une réalité étrangère.
J’existe en accord total avec le chaos, la destruction et l’agonie
qui font sans aucun doute partie de la texture de la vie
Excellant dans son goût pour le répugnant et le laid ainsi que son sens aiguisé du spectacle et de la surprise, Arca parviendra à cultiver le mysticisme de son personnage. La lumière s’agrandit, l’attention médiatique également, et c’est le moment qu’Alejandro Ghersi (son nom de naissance) choisit pour débuter sa transition de genre. Autour de cet événement majeur se construira l’esthétique apocalyptico-futuriste qu’elle sublime depuis plusieurs années déjà, et qui aura marqué son indéchiffrable @@@@@ ainsi que son premier album Kick i. Ce dernier se montrera plus aisé d’accès, revêtant les codes d’une glitch pop turbulente et mouvementée. Mais le disque ne se veut pas facile pour autant : on y retrouve des complexités syncopées façon IDM, des gimmicks bruitistes déconcertants et des configurations impossibles tout bonnement fascinantes. Parmi ces pépites, on choiera le survolté Watch (partagé avec la révélation Shygirl), le rétro Time et l’incandescent KLK sur lequel s’invite La Rosalìa.
Autre titre coup de cœur, l’halluciné et impétueux Riquiqui qui servira de base pour un projet inédit et étonnant dont seule Arca a le secret. Fin décembre 2020, c’est dans une collection de 100 (!) remixes que le morceau renaîtra au centuple. Intitulé Riquiquí;Bronze-Instances(1-100), le recueil trouve sa particularité dans son processus de création : alors que l’autrice-compositrice n’a jamais officiellement autorisé un·e artiste à remixer l’une de ses compositions, c’est ici dans les mains d’une Intelligence Artificielle nommée Bronze qu’elle a confié son précieux Riquiqui. Résultat : un quadruple album de cent versions inédites et uniques. On n’arrête pas le progrès.
Malgré son année 2020 plus que chargée, force est de constater qu’Arca n’a pas fini de nous gâter de ses extravagances musicales. Le 22 janvier sortait son projet Madre, un maxi single de 4 titres qui aborde tout en poésie l’impact de nos figures maternelles, la part de lumière et d’ombre qu’elles laissent en nous. Résolument moins électronique et syncopé, l’artiste y laisse exploser la dimension lyrique de son art. Sur Madreviolo, titre originel de l’EP, la brutalité d’un violoncelle se cogne à des envolées vocales célestes en espagnol, portées par une ritournelle sempiternelle de “madre mía”. Une pièce qui nous ramène à son saisissant Family Violence sept ans plus tôt, qui prouvait déjà le potentiel dramatique des coups d’archet. Le morceau figure sur la bande originale de Fuck Anyone Who’s Not A Sea Blob, l’épisode spécial dédié au personnage transgenre de Jules dans la série Euphoria, lors d’une scène de fantaisie mi-sexuelle mi-tourmentée corroborant avec finesse son essence affligée.
Une mère n’est pas quelqu’un qui le fait exprès ;
les mères sont ce qu’elles sont et, par leur simple existence,
elles influencent la façon dont les autres négocient avec
l’environnement et avec elleux-mêmes.
Madre Acapella et Violo, au-delà de la simple fragmentation du morceau précédent, nous immisce dans les deux états d’âme qui ont permis sa création : l’intensité vocale style castrati d’une part – certainement représentative des parts lumineuses laissées par la maternité – et la frontalité de l’instrumental de l’autre – couvrant celles plus ombragées. Symboliquement, l’instrument utilisé pour la confection solitaire du morceau a été détruit à la fin de la production. Par la suite, c’est épaulée du producteur et celliste londonien Oliver Coates qu’elle donnera naissance à une version plus atmosphérique de l’œuvre, constituant le single principal du projet. “Quand j’ai partagé la version a cappella avec Oliver, il y a eu une résonance et une alchimie insensées. Ce qu’il a fait de Madre, c’était comme l’endroit dont je rêvais mais que je ne pouvais pas atteindre sans lui.” Madre s’accompagne d’un visuel énigmatique, réalisé par Aron Sanchez-Baranda (aka Waterbody), spécialiste de la captation audiovisuelle de mollusques marins. Des images aussi intrigantes que poétiques.
Caméléon musical aux allures de mafieux sicilien.