Comment Charlotte Adigéry & Bolis Pupul ont pondu l’objet musical le plus pertinent du moment
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
04/03/2022

Comment Charlotte Adigéry & Bolis Pupul ont pondu l’objet musical le plus pertinent du moment

| Photo : Camille Vivier

Peut-on vraiment danser tout en philosophant sur le monde qui nous entoure ? C’est la question qu’explore le tandem gantois Charlotte Adigéry & Bolis Pupul sur un premier album aussi mouvementé que politisé. On a eu la chance de rencontrer les deux artistes pour un décryptage du disque et discuter de la nécessité d’ouvrir des débats, de s’éduquer les un·es les autres – mais aussi de l’importance de laisser les gens s’en foutre, parfois, juste le temps d’un morceau. 

Topical Dancer est un disque à approcher comme une capsule temporelle qui servirait de trace de nos civilisations ultraconnectées, aseptisées à coups de posts Instagram sponsorisés par la bienséance lobotomisante. Armé·es d’un humour grinçant, piquant mais également d’une sensibilité franche et calibrée, le duo offre ici un fascinant objet qui décrit son époque sur fond de beats ingénieux et autres absurdités audacieuses. Aussi efficace pour son propos que pour ses sonorités, cette première galette vous laisse la liberté de l’adopter comme bon vous semble. Dansez, débattez, laissez-vous aller ou bien décortiquez les textes finement assemblés au fil de l’album. Topical Dancer n’a besoin que de vous pour trouver du sens, ou pour justement perdre le sien.


La Vague Parallèle : L’album s’appelle Topical Dancer, et c’est drôle car ce sont deux choses qui ne vont pas forcément ensemble : la danse et les débats de société.

Charlotte Adigéry : J’ai toujours détesté quand les gens venaient me trouver en boîte pour me parler de trucs sérieux. J’étais juste en mode “ferme-là et laisse moi danser”. (rires) Mais je pense que ce qu’on a fait avec cet album est moins invasif que ça. C’est une invitation bienveillante à penser et contempler des sujets plus ou moins sérieux, tout en dansant. Mais si tu veux juste danser et ne pas intellectualiser ces choses, c’est très bien aussi.

LVP : Justement, ce n’est pas trop déstabilisant de voir le public danser sur un morceau comme Blenda, par exemple, qui aborde le racisme contemporain de nos sociétés ?

Bolis Pupul : Non. Les gens réagissent à la musique de tant de manières différentes, et aucune n’est meilleure qu’une autre. Les rares fois où on a joué ce morceau, j’ai beaucoup aimé la façon dont les gens réagissaient à cette phrase en particulier : “Go back to your country where you belong” (traduction : “Retourne dans ton pays, c’est là qu’est ta place”). La plupart des gens comprend très bien cette ligne, et la dérision qu’il y a derrière. Les gens comprennent qu’on joue avec le poids des choses par le biais de l’humour. Mais si tu es d’humeur à seulement chanter cette ligne sans y réfléchir, vas-y. Il n’y a pas de règles. Tout le monde n’est pas obligé d’intellectualiser les propos de nos morceaux.

LVP : Et vous, en tant qu’interprètes, vous ressentez le poids des sujets que vous traitez à chaque fois que vous les chantez ?

Charlotte Adigéry : Je ne pense pas. J’ai l’impression que lorsqu’on a écrit à propos de ces choses, c’était une manière de nous décharger de ces traumatismes et des émotions que cela comporte. Parler de racisme sur Blenda, de cette manière-là, ça m’a aidé à souffler et à me défaire du poids de tout cela. Et je suis aujourd’hui capable de profiter du morceau, de danser dessus, tout simplement, en laissant les mots se faufiler sans réellement m’atteindre.

LVP : La majeure partie du disque se compose de morceaux uptempo et dansants, mais on retrouve aussi une parenthèse plus douce, Reappropriate. Un morceau qui parle de réappropriation sexuelle féminine. C’était important de l’enrober de cette ambiance moelleuse et réconfortante ?

Bolis Pupul : Ce qui est drôle c’est que ce morceau ne ressemblait pas du tout à ça, de base. La première version était bien plus dynamique, comme un marching song. Mais finalement, sous les conseils de Stephan et David de Soulwax, on s’est rendu compte qu’au vu du  sujet et des mots qu’on avait sélectionné, une musique plus sensible et émotionnelle s’y prêtait mieux.

Charlotte Adigéry : Ce morceau, pour moi, c’était vraiment comme une couverture chaude ou une main sur mon épaule qui me disait “Tout va bien, tu es en sécurité maintenant.” Et cela nécessitait ce genre de délicatesse.

LVP : En tant qu’homme cisgenre, je ne suis pas directement concerné par le sujet mais j’ai tout de même ressenti la puissance du message. C’est ce genre d’universalité que vous recherchez pour vos morceaux ?

Charlotte Adigéry : Je suis contente que tu l’aies ressenti de cette façon-là. Quel que soit ton “profil”, car les “profils” ne veulent pas dire grand chose. C’est très puissant d’entendre ce genre de retours, car on ne fait pas de la musique pour un seul type de personne. Certes, c’est un son qui parle de féminité et de sexualité, mais on a tous et toutes ces choses en nous.

Reappropriate your sexuality
Accept and celebrate your sensuality
The broken child in you, you set her free
Reclaim your womanhood by saying what you need

LVP : En contraste avec cette douceur, on retrouve un morceau assez violent et brutal avec It Hit Me, qui raconte la première fois que vous vous êtes senti·es regardé·es de façon sexuelle. Le récit de Charlotte est plutôt lourd et porteur de traumatismes. Comment tu as trouvé la force d’en parler de cette façon ?

Charlotte : J’ai tous ces flashbacks d’hommes qui ont fait des choses inappropriées autour de moi. Ces hommes qui me voient comme un objet de convoitise, de fétichisme, de perversion ou d’exotisme. Ca crée un sentiment étrange en moi, quand j’y pense. Ce morceau j’ai pu l’écrire grâce au mouvement #MeToo, car c’est lui qui m’a permis de réaliser que la façon dont j’ai été introduite à mon potentiel d’attraction n’était pas la plus libératrice. Alors que cette affirmation sexuelle de soi est quelque chose de précieux et de délicat. Sur mon second couplet, j’aborde aussi la « vraie » introduction à ma sexualité, celle où j’ai pris le contrôle en décidant de flirter, de me sentir sexuelle de mon propre gré.

LVP : Avec Esperanto, vous titillez le « politiquement correct » d’une façon inhabituelle en décidant de tourner en dérision les dérives de l’activisme de façade. Pour être honnête, ce morceau a généré en moi une sorte d’inconfort, notamment parce qu’il est facile de se perdre dans son activisme à l’heure actuelle. C’était la sensation que vous comptiez produire chez les gens ?

Charlotte : J’ai un peu peur de la réaction que les gens vont avoir en écoutant ce morceau, c’est vrai. Mais je suis aussi très fière de ce qu’on a fait dessus. C’est le genre d’œuvre qui demande du recul et de comprendre ce qu’on a essayé de transmettre. Car si ce n’est pas le cas, les gens peuvent se sentir offensés. Et, crois-moi, les gens peuvent se sentir offensés si facilement ! (rires) 

Bolis : Quand tu dis que tu t’es senti inconfortable, tu veux dire quoi ?

LVP : En écoutant les phrases cheesy que vous tournez en dérision, du type « Je suis un citoyen du monde, je ne vois pas la couleur des gens », je me suis rendu compte que c’est le genre de choses que j’aurais pu dire, ou liker et partager. 

Bolis : C’est très intéressant ! C’est là qu’on se rend compte qu’on a intégré tout un tas de choses qu’on serait « supposés dire ». Une ligne intéressante du morceau dit « Es-tu aussi ouvert d’esprit derrière les portes fermées ? » Et c’est vraiment le cœur du sujet, selon moi. On peut se demander à nous-mêmes si on dit vraiment ce que l’on pense, et si on pense vraiment ce que l’on dit. 

LVP : Vous n’aviez pas peur de donner l’impression de donner des leçons avec ce morceau ?

Charlotte : En réalité, avec ce morceau, on se donne des leçons à nous-mêmes, car on apprend et évolue tous les jours également. La posture dans laquelle on se retrouve, ici en interview, nous conditionne à être irréprochables et politiquement corrects, on va dire. Mais on fait des erreurs aussi, ça arrive. Tout le monde est un peu raciste, tout le monde est un peu sexiste, c’est la matrice dans laquelle la société nous a fait grandir. Et face à tout cela, notamment avec les réseaux sociaux, on a développé des automatismes oppressants qui poussent les gens à penser « de la bonne manière ». Et parfois on peut s’y perdre. Voilà le débat que veut engendrer Esperanto.

Are you as offended when nobody’s watching?
Are you an attacker or a victim?
Do you carry the burden of this privilege?
Do you see this guilt as leverage?

LVP : À côté de tous ces sujets profonds, on retrouve aussi des morceaux qui décrochent totalement de la rationalité. Quand vous avez décidé de vous décharger de toute réflexion sur Making Sense Stop et Haha, c’était libérateur ?

Charlotte : Totalement. Ce sont deux morceaux qui sont arrivés vers la fin de la création de l’album, et ça nous a fait un bien fou d’aborder des choses beaucoup plus légères. 

Bolis : Pour Haha, c’est vraiment de la spontanéité. Charlotte avait cet enregistrement d’elle qui rit et pleure, une archive qu’elle avait créée il y a des années dans son kot quand elle étudiait encore à Hasselt. Tout était déjà prêt, je me suis juste dit que je n’allais pas trop y toucher et on a simplement rajouté le passage « Guess you had to be there » en studio.

Charlotte : Pour Making Sense Stop, c’était cette décision très consciente d’arrêter d’être conscients. (rires) C’était une façon de se dire : « On a dit assez de choses, on a abordé assez de sujets, on a posé assez de questions, maintenant il est temps de se laisser aller et de laisser s’exprimer notre intuition. » 

LVP : Vous comparez cet album à une capsule temporelle en forme d’œuf qu’il faudrait préserver pour la postérité. Quel serait le moment idéal pour déterrer cette capsule temporelle, et quel genre de personne devrait tomber dessus ?

Charlotte : (rires) Wow, bonne question ! Je dirais une femelle dinosaure, au moment où les dinosaures vont revenir. Je l’imagine avec des bras minuscules, et donc impossible pour elle d’ouvrir la capsule et de découvrir l’album. Et ses bras sont tellement petits que la capsule lui glisse des mains et tombe d’une falaise. Du coup personne ne peut vraiment l’écouter.

Bolis : Stupide T.rex.