Comment James Blake a retourné Internet (en trois livestreams et un single)
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
02/05/2020

Comment James Blake a retourné Internet (en trois livestreams et un single)

À l’heure où l’industrie musicale se redessine sous la pression de la crise sans précédent qui s’abat sur elle, certain·es artistes usent d’imagination et de créativité pour continuer de faire vivre leur musique loin des scènes qui auraient dû les accueillir. Le livestream est donc très vite devenu la nouvelle tribune de cet art indispensable et crucial qui parvient à se réinventer pour maintenir nos oreilles, mais surtout nos cœurs, alimentés en émotions sonores et rythmiques. Parmi ces expérimentateur·rices du show virtuel, James Blake a su tirer son épingle du jeu. Après nous avoir offert l’un des plus beaux albums de 2019 avec Assume Form, il retournait ces dernières semaines le game du livestream en cinq étapes toutes simples à reproduire à la maison.

Et si je fais ça : *se racle la gorge*, ce n’est pas le corona, je suis juste en train de racler ma gorge pour mieux vous chanter mes chansons. […] Et lavez vos puta*ns de mains.

1. Des titres emblématiques revisités

Si la discographie du Britannique jouit d’une richesse remarquable, il faut dire que composer la setlist d’un live d’une heure ne doit pas être une mince affaire. Puisant dans ses quatre premiers albums studio, entre les différents tubes attendus de pied ferme par les plus aguerri·es d’entre nous et les pépites plus secrètes qui n’attendent qu’à être découvertes, Blake a su régaler notre attention. Armé de son simple piano et d’une voix reconnaissable entre mille, le voilà lancé dans The Colour In Anything et Love Me In Whatever Waydeux merveilles introduites en 2016 sur le troisième album du producteur. Un throwback qui fait du bien et qui offre des versions dénudées et enlevées de morceaux dont les versions live n’étaient que trop rares sur la toile. Même chose pour Limit To Your Love dont la version plus électronique de l’audio se voit ici troquée contre une réinterprétation acoustique suspendue. L’occasion pour lui de réattribuer les mérites de la production de ce titre irrésistible à la chanteuse canadienne Feist.

Les incontournables Retrograde et Life Round Here nous rappellent avec nostalgie toute la finesse d’Overgrown, le second disque de James Blake qui cristallisait déjà en 2013 ce statut de prince de l’avant-garde qui lui colle aujourd’hui à la peau. C’est finalement à travers les délicats Are You In Love? et I’ll Come Too que le compositeur fait honneur à son dernier bijou en date Assume Form qu’il devait défendre sur les scènes des plus grands festivals des mois à venir.

 2. Des reprises d’exception

S’il y a un art que James Blake maîtrise avec brio, c’est certainement celui des covers. En s’emparant des morceaux des plus grand·es du milieu, le visionnaire parvient à infuser toute son identité sans trahir celle de l’interprète original. Une opération périlleuse, mais qui donne lieu à des mélanges alléchants d’univers et de musicalités. Quatre jours avant le décès du mythique Bill WithersBlake lui livrait donc sans le savoir un hommage vibrant avec une version bien personnelle du tube Hope She’ll Be Happier. Un titre d’exception dont les accords se mêleront, sans prévenir, à ceux du sublime No Surprises de Radiohead. Une surprise sans pareille, bouleversante et mélancolique à souhait. L’alliage de James Blake et de la bande de Thom Yorke est tout bonnement divin.

Au rayon des légendes de l’histoire de la musique, on retrouve aussi des reprises de Roberta Flack ou encore Ray Charles dont le Georgia on My Mind constituera l’introduction parfaite au I’ll Come Too du dernier album de James. Dans des registres plus contemporains, on notera les sensations Billie Eilish et Frank Ocean dont les balades when the party’s over et Godspeed s’offrent ici des revisites poignantes, hors du temps. Si ses collaborations avec la crème de la crème sont multiples, il y en a une qui a tendance à passer à la trappe : son apparition sur Lemonade, l’album monumental de Beyoncé. Sur ce dernier, c’est un morceau entier que Queen B confiait au génie britannique : Forward. Si une poignée de chanceux·ses avaient eu l’occasion de témoigner de la beauté du titre en live, le chanteur prouve ici toute la finesse de cette nébuleuse composition crève-cœur.

Finalement, c’est en s’attaquant à l’un des groupe les plus influents de sa génération que Blake prouve toute sa verve de réinterprétation. Et autant le dire : reprendre Joy Division, voilà qui fout la pression. Et pourtant, c’est avec une finesse inégalable qu’il s’empare du vibrant Atmosphere pour livrer sa version piano-voix, un clair-obscur troublant à la fois sombre et chaleureux. Majestueux.

3. Des inédits délicieux

Si le prochain album du producteur se profilait mystérieusement à l’horizon, il confirmait lors d’un des livestreams que l’enregistrement de ce dernier était déjà bouclé. La nouvelle qu’il fallait pour réchauffer nos cœurs. Pour teaser d’avantage cette galette tant attendue, Blake profite de ces moments (presque) intimes avec ses fans pour livrer deux inédits, dont Say What You Will qui confirme que le fil rouge du prochain disque restera l’amour, et ce pour notre plus grand plaisir. Le second extrait, You’re Too Precious, également le premier single à paraître (sorti le 24 avril dernier), nous offre toute la maestria technique du producteur. Il s’allie ici avec Dominic Makerleader du groupe Mount Kimbie, ami de longue date et proche collaborateur de Blake qui infusait sa patte électro et indé sur un morceau irrésistible.

4. Des tips pour les jeunes producteur·rices

Dans son live du 20 avril, l’artiste changeait de méthode et, plutôt que de nous interpréter ses morceaux, il confiait les secrets derrière ceux-ci. À travers une séance de questions/réponses avec ses followers, Blake s’ouvrait ainsi de façon impudique à propos des différents aspects méconnus qui alimentent la production d’un album ou d’un morceau. Un moment purement technique mais pas que, le producteur se penchant notamment énormément sur l’importance de l’état d’esprit dans lequel on produit quoi que ce soit d’artistique.

Therapy is more important than a studio session.

L’occasion aussi pour lui d’aborder le sujet délicat du fameux syndrome de la page blanche. Un obstacle à accepter et à appréhender avec transparence et sincérité, selon l’artiste. Ne jamais forcer les choses, s’écouter et respecter notre capacité (ou notre incapacité) à produire à un certain moment. Cependant, parmi les quelques conseils proposés pour se protéger de ce fameux writer’s block (en anglais), on relève celui d’éviter l’anxiété qu’apporte l’austérité d’Internet, cette pression invisible qui s’impose face aux attentes qu’on remet sur notre musique. Avant tout, le producteur produit pour lui-même, la productrice produit pour elle-même. Et éventuellement, leurs productions plairont à d’autres et seront relayées, mais la démarche est avant tout personnelle et authentique. Amen, James Christ Blake.

5. Une authenticité solaire

Mais la richesse du contenu et le talent ne suffisent pas à faire d’un livestream un bon livestream. Il faut aussi le côté humain, celui qui brouille cette frontière virtuelle imposée par l’écran LED de nos appareils et qui nous invite à nous asseoir aux côtés de l’artiste. James Blake l’a bien compris, et c’est tout naturellement qu’il offre à voir une facette méconnue de lui-même : une énergie solaire imparable, un humour maladroit et universel, une simplicité déroutante et une joie de vivre communicative qui contraste ironiquement avec la morosité de certaines de ses compositions. Si l’on avait tendance à qualifier le bonhomme de “sad boy dans ses premières années d’activité, le Britannique entame une nouvelle ère radieuse et emplie de positivité. Et sa compagne Jameela Jamil – actrice, présentatrice et activiste inspirante – y est forcément pour quelque chose, elle qui s’invite subtilement sur chaque livestream pour échanger quelques bribes d’humour avec sa moitié, interrompre malencontreusement des interprétations (techniquement) imperturbables et recoiffer son chéri d’un épi inopiné.

Les livestreams lumineux de James Blake n’ont donc pas fini de nous gâter et de combler nos longues journées d’attente par la douce musique d’une des figures de proue de la musique expérimentale de notre époque. We want more, we want more !