Comment les femmes artistes se réapproprient leur propre sexualité
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
12/08/2020

Comment les femmes artistes se réapproprient leur propre sexualité

Sexualité et musique sont psychiquement voisines” a dit Suzanne Cuzick, historienne et musicologue à la NYU. Les exemples ne manquent pas : les lubies sexuelles composent le terreau fertile de bien des albums de légende. Seulement, alors que cet élément lascif et épicurien demeure libre d’accès, bien des obstacles ont empêché, empêchent et empêcheront sûrement longtemps les femmes de l’industrie musicale d’y puiser librement l’inspiration que le coït renferme. Ainsi, alors que Marvin Gaye se voyait récompensé aux prestigieux Grammy Awards de 83 pour son tube Sexual Healing, ode au sexe décomplexé, les femmes du milieu se sont vues cantonnées aux thèmes “fondamentalement féminins” que sont les trames amoureuses à l’eau de rose et autres break up songs déchirantes. Heureusement, les choses changent.

C’est bien connu : la femme libidineuse qui souhaite chanter les plaisirs humides de la fornication, les bienfaits de la masturbation ou encore ses envies folles de se faire titiller la glotte est rapidement subordonnée au rang d’aguicheuse, d’outrageuse, de femme fatale venimeuse. De pute. Dans la lignée d’un postféminisme grandissant, certaines artistes s’affranchissent alors de ces limitations misogynes et sexistes pour réaffirmer leur liberté sexuelle et transiter de sujettes passives à protagonistes actives de leur propre sexualité. Coup d’œil non-exhaustif sur l’évolution nécessaire et positive de la représentation de la sexualité féminine dans la musique.

La liberté sexuelle féminine underground des années 30-50

On parle bien ici de “réappropriation” dans le sens littéral du terme : le fait de s’approprier à nouveau, de refaire sien un bien perdu. Ce bien perdu (ou plutôt arraché), c’est la sexualité des femmes artistes. Une sexualité volée par les magnats de l’industrie, les médias du monde entier, mais aussi (et plus généralement) le public, les auditeur·rices dont les attentes (alimentées par les stéréotypes confortables et accommodants de la femme prude et pure) s’accordaient parfaitement avec l’ordre naturel des choses : la femme passive, soumise à la bestialité sexuelle inéluctable des hommes (“Un homme reste un homme”). L’ordre “naturel” des choses. Mais il serait réducteur d’abréger la discographie d’une certaine époque aux limites imposées par les structures sexistes de son temps. Ainsi, on dénote un bon nombre de femmes artistes abordant – subtilement ou de front – leur sexualité, s’appropriant courageusement une dimension réservée aux hommes. Ainsi, Julia Lee ironisait sur l’éjaculation masculine en 1949 avec Don’t Come Too Soon, tandis que Bessie Smith souhaitait “a little hot dog on my roll” en 1931 sur Need A Little Sugar on My Bowl. Et ça, ça fait plaisir.

Mais pour chaque Bessie Smith et Julia Lee, vous aviez forcément quatre chanteuses à succès qui confortaient la sage figure de la dulcinée en désir d’amour. Les seuls morceaux de chair que les femmes artistes pouvaient aborder sans provoquer le tollé étaient donc leurs ventricules, autorisées à laisser chanter leur cœur quand les hommes pouvaient faire gronder tout le reste. Et ils ne se faisaient pas prier pour le faire. De la Fernande plus qu’explicite de Georges Brassens à James Brown aka The Sex Machine, en passant (plus récemment) par l’invitation aguicheuse de Flo Rida à souffler dans son sifflet ou encore Robin Thicke et son Blurred Lines, ode décomplexée au viol (et accessoirement tube interplanétaire), les hommes de la musique ont fait de leur sexualité un détail parmi tant d’autres dans leurs compositions. Car, finalement, un homme qui parle de cul, c’est juste un homme. Mais quand une femme parle de verge, elle est forcément chaude. Des constats court-circuités nauséabonds, qui ont légitimé les hommes du milieu à user de métaphores olala et autres allusions perverses sans faire sourciller qui que ce soit. Les mondes du R’n’B et du hip-hop se sont alors construits autour de ces rôles prédéfinis : celui de l’homme-chasseur sexuellement disponible à la conquête de l’ouverture épiphanique de sa proie (car, rappelons-le : “la femme n’est supposément pas prédisposée à vouloir copuler”). Bien entendu, le but n’est pas ici de jeter la pierre, ni de jouer au vieux con moralisateur, mais plutôt de planter le décor dans lequel les artistes féminines de la sphère mainstream actuelle ont su affirmer leur sexualité, envers et contre tout.

De féminisme de niche à phénomène de masse

On retrouve ainsi tout au long de l’histoire de la musique bon nombre d’oppositions aux définitions erronées de la sexualité féminine qui viennent chambouler l’ordre des choses et la quiétude machiste d’une industrie en manque de désirs clitoridiens. De façon symbolique, Juliette Gréco interprétait ainsi en 1967 l’iconique Déshabillez-moi, revisitant un texte écrit par Robert Nyel à l’attention d’une strip-teaseuse. Sensuel et très évocateur, le féminisme de la version de Gréco résidera dans l’ajout subtil du “Et vous… Déshabillez-vous !” en fin de morceau et qui renvoie la balle au voyeurisme imposé à la femme objet, faisant d’elle la donneuse d’ordre, premier pas dans la transition dominée-dominante de la femme par rapport à sa sexualité. D’autres femmes à travers le monde commenceront, à la manière de Gréco, à s’émanciper pour mettre leur sexualité au profit de leur art, ouvrant la voie à une transition sans précédent qui fera vriller réactionnaires et autres conservateur·rices tout au long des années 70. On y retrouvera notamment la figure féministe emblématique et déesse de la New Wave Debbie Harry, leadeuse du groupe Blondie, qui n’hésitera pas à faire s’entrechoquer une féminité sexualisée et la fibre rock du groupe, bouleversant les codes esthétiques du genre.

Vient alors l’inespérée entrée en jeu des étoiles populaires qui décident à leur tour de sexualiser leur registre sans vergogne. En tête de file, on retrouve évidemment la madone et son légendaire Like A Virgin, considéré par beaucoup comme la pierre angulaire primaire de la dédiabolisation de la sexualité féminine. Depuis 1985 et son tumultueux Justify My Love (censuré partout à sa sortie), Madonna aura su symboliser l’affranchissement des normes sociales pour exprimer à grande échelle la profondeur de ses passions et la ferveur de sa libido. Allant jusqu’à mêler les thèmes érotiques à ceux de la religion, la reine de la pop fera de l’érotisme et de la provocation sa marque de fabrique et ira même jusqu’à proposer en 1992 un manuel d’actes sexuels et BDSM sobrement intitulé SEX. Au même moment, les Spice Girls forment l’un des premiers girls band à décrocher le succès international qu’on leur connaît en proposant une musique acidulée portée par un girl power alors nouveau pour le grand public. Le mouvement est en marche.

R’n’B, stéréotypes et l’effet Beyoncé

S’ensuivirent les années 2000, l’avènement de l’Internet et de l’importance majeure de l’audiovisuel. On n’écoute plus simplement la musique, on la regarde. Les images viennent alors nuancer, consolider, approfondir la portée des morceaux qui se dévoilent plus multicouches que jamais, porteurs de messages tant sonores que visuels. Parallèlement, le R’n’B masculin continue de faire briller les clichés du genre, entre Sisqo qui invente le spring break avec Thong Song et son clip plein de fesses et de seins, Nelly qui invente les house parties avec Hot In Herre et son clip plein de fesses et de seins, sans oublier Shaggy qui invente La Villa des Cœurs Brisés avec It Wasn’t Me et son clip plein de… fesses et de seins. Le schéma se répète.

C’était sans compter sur la nouvelle vague d’artistes féminines qui ne tardera pas à submerger le petit monde du R’n’B et le remettre en question. C’est ainsi que bourgeonneront différents girls bands fondés dans les années 90, dont TLC, Atomic Kitten ou Destiny’s Child. De ce dernier, on retiendra forcément le nom de Beyoncé Knowles, Queen B pour les intimes, qui incarnera alors l’évolution fascinante de la figure bimbo dans le monde sexiste de la musique. Si son statut actuel de femme forte féministe et activiste n’est plus à prouver, ça n’a pas toujours été le cas. Avec Dangerously In Love en 2003la jeune star en devenir conforte les stéréotypes d’antan : hypersexualisation de la femme afro-américaine, attribution du terme “crazy” à tout comportement s’écartant des performances de genre, etc. Le vrai problème étant que la sexualité valorisée à l’époque par Beyoncé n’était pas la sienne, mais celle qu’on lui attribuait. Il faudra alors attendre 2013 et son cinquième album éponyme pour que la star dévoile des textes et une esthétique visuelle en accord avec la vision pro-sexe de la sexologue, écrivaine et sociologue féministe Carol Queens : “les femmes se doivent d’embrasser leur sexualité sans dénigrer, médicaliser ou diaboliser l’une ou l’autre forme d’expression sexuelle si ce n’est celles qui ne sont pas consensuelles.” On garde alors toustes en tête la chaleur brûlante de Partition, titre phare de l’opus qui, au cours d’un interlude francisé (langage du désir !), vient démentir les accusations multiples voulant mettre à mal le féminisme de Knowles :

Est-ce que tu aimes le sexe? Le sexe, je veux dire l’activité physique, le coït, tu aimes ça? Tu ne t’intéresses pas au sexe? Les hommes pensent que les féministes détestent le sexe mais c’est une activité très stimulante et naturelle que les femmes adorent.

De pop à porn, un seul pas ?

La valorisation du corps féminin passe ainsi des mains des hommes à celles des femmes, plus conscientes que jamais de la chair qui les enveloppe et des multiples possibilités qu’elles ont de la glorifier. L’univers esthétique des artistes féminines exploite ainsi progressivement ces notions, et fleurissent alors les pop stars sulfureuses qui symbolisent parfaitement le paradoxe patriarcal/féministe qu’est ce monde. Personnifications des fantasmes patriarcaux d’une société qui réduit la femme à l’objet, ou bien symboles forts d’une émancipation corporelle, sexuelle et identitaire ? Jennifer LopezShakiraRihanna, Britney Spears, etc. : vous les connaissez, vous les adorez, et vous savez combien leurs corps ont été instrumentalisés de part et d’autre du globe, positivement comme négativement. Car alors que beaucoup s’insurgent face à la luxure qui s’invite sur la plupart des clips et shows de l’époque (voir l’article How pop became porn de Liz Jones, reflet plutôt complet de l’étroitesse d’esprit des années 2000-10), d’autres voient en cet élan de “dénudement” une véritable feuillaison : les femmes reprennent possession de leurs courbes et de leur sex-appeal si longtemps manipulé par la malveillance des requins du milieu, pour en devenir propriétaires à part entière.

C’est ainsi que les années 2010 verront tomber une pléthore de stéréotypes jusque-là considérés comme immuables. Désormais, la femme est forte, la femme est indépendante et la femme est sexuelle. Ariana Grande, icône adulescente à la voix d’ange adorée des mélomanes prépubères (et des adultes, aussi !) ne se privera donc pas d’incorporer à ses tubes acidulés et relayés sur toutes les radios du monde des lignes charnues, explicitement sexuelles : “Nobody got me the way that you did/Had my eyes rolling back/Had me arching my back” sur Thinking Bout You, pour ne citer que celui-ci. La sphère mainstream s’autorise, elle aussi, à aborder la sexualité féminine. Cependant, toute ouverture a ses limites. Autant se le dire : personne n’était prêt·e pour la version 2013 de Miley Cyrus. Avec son projet Bangerz, l’ancienne coqueluche Disney a ainsi causé l’indignation de toute l’industrie en proposant une image lascive, libérée et ultra-sexuelle, qui ne plaira visiblement pas au grand public. Rappelons-le : 2013 marque aussi l’année du premier album largement plébiscité par les médias du monde entier du chanteur The Weeknd, dont la track éponyme scandait entre autres : “Car la seule chose que tu vas faire c’est retirer tes vêtements. Vas-y, meuf, enlève tes fringues et ferme ta bouche. Je veux juste entendre ton corps parler.” Grosse ambiance. Une fois encore : “un homme reste un homme.”

Insoumises : la rébellion clitoridienne

C’est donc dans cet environnement mi-progressif mi-donneur de fessées que se sont dressées tout au long des années 2010 des porte-drapeaux explicites de libération sexuelle, s’emparant de la plateforme ultra publique qu’est la pop music pour y faire fleurir au grand air les évolutions féministes des décennies qui les ont précédées. Résonne alors avec force le Talking Body de Tove Lo, l’artiste suédoise derrière le succès Habits (Stay High) popularisé en 2014 par un remix du duo californien Hippie Sabotage. Avec son second grand projet constitué de Lady Wood en 2016 et de Blue Lips l’année d’après, la chanteuse a parié sur l’audace, en faisant de la libido féminine le fil conducteur d’un album de qualité (décrochant un joli 7/10 des exigeantes rubriques de Pitchfork). Un double disque de quatre chapitres qui raconte l’amour à travers le prisme de la sexualité, du désir et de la passion. Non seulement celle qui brûle entre deux corps, mais aussi (et surtout) celle qui brûle entre les cuisses de la Lady Wood, version déchaînée d’une Dame Nature plus en phase avec son temps et son corps qu’elle ne l’a jamais été – ou du moins, qu’elle n’a jamais été autorisée à le dévoiler.

Elle accompagnait la sortie de son opus par un court-métrage d’une trentaine de minutes, clôturé par une séquence inédite de Tove Ebba Elsa Nilsson (de son vrai nom) en plein élan de plaisir solitaire. Et alors que les crédits défilent au premier plan, la lumière d’un jour nouveau s’affiche alors sur nos écrans : une masturbation féminine non simulée, aussi crue que belle, prête à faire flamber l’industrie. Et si cet acte aussi anodin que tabou s’était déjà vu mis en lumière par de nombreuses artistes – de Cindy Lauper en 83 avec She Bop (“Because I can’t stop messin’ with the danger zone”) à FKA Twigs en 2014 sur Kicks (When I’m alone I don’t need you. I love my touch, know just what to do”), il est rare de retrouver une démonstration aussi visuellement explicite que celle de Tove Lo. Voyez par vous-même (28:53 ci-dessus). Que du plaisir !

Et alors que la scène pop se dénude, le monde du rap n’est pas en reste. Avec comme figures de proue les rivales Cardi B et Nicki Minaj, le hip-hop US voit s’affirmer des reines de la sulfure et de la provocation sexualisée. Et alors que beaucoup seraient tenté·es de leur jeter la pierre pour cause de dégradation de l’image des femmes, subordination du rôle féminin à simple objet sexuel ou encore incitation à la sexualisation du jeune public, ces “bad queens” se révèlent être la personnification juste et nécessaire d’un féminisme dans l’air du temps. En instrumentalisant justement les préconceptions patriarcales apposées aux femmes depuis toujours, les nouvelles étoiles du hip-hop comme Doja Cat ou Kehlani intronisent solidement leur statut de “hoes” (comprenez putes) pour s’en faire maîtresses. Si elles sont les putes qu’on les accuse d’être, elles en sont aussi les proxénètes. À la liberté sexuelle s’ajoute alors la propriété corporelle : leurs courbes, leurs fesses et leurs seins – si longtemps sexualisés par les autres – sont leurs outils. Elles seules chapeautent la sexualisation de leur image, de leurs projets, de leur musique. Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant que le nouveau clip de Cardi B (en featuring avec la sensation Tik Tok Megan Thee Stallion) et sobrement intitulé WAP (“Wet Ass Pussy” ou “Chatte bien mouillée”) soit accueilli par beaucoup comme un symbole de l’évolution de la représentation sexuelle des femmes de la musique. À juste titre !

There’s some whores in this house” D’entrée de jeu, en se réappropriant les mots du rappeur Frank Ski (Whores In This House, 1993), les deux artistes prouvent qu’elles ne démentent plus leur image de whores, voire plus : elles la revendiquent. À travers des lignes plus qu’explicites (“I wanna gag, I wanna choke. I want you to touch that lil’ dangly thing that swing in the back of my throat.”), l’usage du verbe vouloir gronde alors la mainmise de Cardi sur ses propres envies. L’occasion de réaffirmer la légitimité des femmes à ordonner l’acte sexuel selon leurs conditions, que cela plaise ou non. Et si le féminisme de ces lignes n’est pas assez clair pour vous, voyez donc la suite du morceau, I don’t cook, I don’t clean. But let me tell you how I got this ring”, qui prend le contrepied sur la figure stéréotypée et soumise de la femme mariée pour dévoiler l’épouse 2.0 qui rappe ses envies de voir la grosse Mac Truck de son mari se garer dans son petit garage. Jouissif. Un visuel inédit qui s’offre des cameos de luxe, rassemblant les figures féminines emblématiques que sont la sensation flamenco alternatif Rosalía, la multi-millionnaire reine d’Instagram Kylie Jenner, la chanteuse Normani ou encore les rappeuses MulattoSukihana et Rubi Rose.

Une mosaïque kaléidoscopique des bad bitches de notre époque, celles qui protègent à bras-le-corps leur sexualité dans la lumière d’une lucidité identitaire engrenée il y a près d’un siècle et plus en éveil que jamais. Car non, la femme libidineuse qui souhaite chanter les plaisirs humides de la fornication, les bienfaits de la masturbation ou encore ses envies folles de se faire titiller la glotte n’est ni aguicheuse, ni outrageuse, ni femme fatale venimeuse, ni pute. La femme sexuelle est une femme, tout simplement.

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