Comradely Objects de Horse Lords : architecture d’un son politique
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Auteur·ice : Mathias Valverde
18/11/2022

Comradely Objects de Horse Lords : architecture d’un son politique

Horse Lords, le quatuor de Baltimore, revient après quatre albums très remarqués : Horse Lords (2012), Hidden Cities (2014), Interventions (2016) et The Common Task (2020). Bâti par quatre architectes du son, ce cinquième album propose une musique comme un monde à habiter totalement. Entrer dans Comradely Objects (RVNG Intl.), c’est parvenir à un niveau supérieur de transe contemporaine. Un métavers où tout le monde devient camarade et où les possibilités sont infinies. Visite subjective de ces lieux de bruits arrangés.

Horse Lords est un projet de musique contemporaine à la frontière du free-jazz, du post-punk et du math rock. Toujours porté par le son du saxophone soufflé en continu d’Andrew Bernstein, cet album s’ouvre, plus souvent que les premiers, aux guitares d’Owen Gardner, aux élucubrations électroniques de Max Eilbacher et aux percussions de Sam Haberman (même si les rôles évoluent sur les compositions). Une structure obstinée et répétitive soutient chaque piste. Pourtant, alors que The Common Task avait tendance à faire de la répétition son cheval de Troie pour instaurer l’irrépressible énergie de la mélodie, les pistes de Comradely Objects jouent de déviations et de contrepoints afin de vous laisser prendre les chemins que vous souhaitez. Elles terminent toujours au nœud voulu par les musiciens : une force punk prête à vous faire basculer dans un monde virtuel.

 

De la cyborg music

Du virtuel ou du réel, aujourd’hui on ne sait trop ce qui est le plus tangible. Horse Lords joue donc de la cyborg music. Mélange organique du souffle puissant d’Andrew, des machines activées pour créer l’atmosphère électrisante de chaque morceau – notamment sur Plain Hunt on Four –  et des instrumentations d’Owen Gardner, cet album, construit à l’ère des confinements, a suivi une autre logique que celle des précédents. Habitué à préparer des sons individuellement autour desquels le groupe improvisait ensuite en live, il a inauguré pour cet opus une nouvelle méthode de travail.

Le quatuor, assemblé dans son espace de Baltimore, a passé plus de temps qu’à l’accoutumée sur l’écriture des morceaux. Chaque entrée de l’album a été pensée avec très peu d’improvisation tout en permettant à cette technique des effractions dans les interstices sonores arrangés. Pour ces arrangements, les musiciens produisent leur son à partir d’une musique contemporaine minimale et microtonale – qu’ils maitrisent parfaitement -, mais aussi à partir d’inspirations krautrock ou encore des polyrythmies d’Afrique de l’Ouest (notamment sur Mess Mend). Cela donne un album d’une folle complexité.

 

Comradely Objects a donc été assemblé dans un dialogue avec les machines plus qu’avec les humains. Donna Haraway pointait dans Le Manifeste Cyborg le paradoxe d’un individu qui, plus il devient maître et possesseur du monde, plus il en devient étranger. Être cyborg c’est alors critiquer la grande homogénéisation conservatrice du monde tout en refusant l’aliénation aux machines. Comradely Objects devient, de fait, la bande son d’un monde à reconstruire pour créer, non pas l’utopie locale d’un phalanstère, mais les possibilités d’une nouvelle maison commune.

L’insurrection qui vient

Ce qui reste bien tangible aujourd’hui réside dans l’extraordinaire dureté du mur des réalités matérielles dans un monde néo-libéral. Porté en référence à des projets politiques radicaux, Comradely Objects peint les linéaments de l’insurrection qui vient. La pièce Solidarity Avenue fait référence à un quartier de Cracovie établi comme une communauté utopique, tandis que le titre de l’album se réfère à l’ouvrage de l’historienne d’art Christina Kaier, Imagine No Possessions, sur le design constructiviste russe. Dans la lignée de ce courant, Comradely Objects souhaite une nouvelle relation entre le public et les objets. Une relation par laquelle les choses seraient dépourvues de leur seule raison de consommable pour devenir des objets pratiques pour les masses. Ni artefact de l’art capitaliste, ni objet utilitariste, le groupe soumet son album comme une promotion d’idéaux collectifs et égalitaires. Une partie des bénéfices de la vente sera d’ailleurs allouée à une association qui vient en aide aux immigré·e·s aux États-Unis.

Mais que penser d’un album qui se veut politique en proposant une musique si érudite ? L’utilisation du hoquet (qui revient à jouer des notes d’une mélodie continue dans une séquence très rapide en utilisant différents instruments) par Horse Lords démontre une connaissance de la musique médiévale comme des nombreuses techniques de la musique sub-saharienne. Cela fait du groupe un candidat pour les salles les plus avant-gardistes de la planète. Pourtant, cette musique contemporaine se joue encore trop souvent devant un public blanc et bourgeois. D’ailleurs, c’est le cas pour de nombreux concerts aujourd’hui du fait de l’envolée des prix des billets provoquée par les grands groupes du business du spectacle vivant. Néanmoins, Horse Lords ne flatte pas l’esthétisation d’un son élitiste. Avec Comradely Objects, le groupe cherche surtout à produire un son juste. Une palette musicale dans laquelle l’auditeur·rice est libre d’évoluer à sa guise. Soutenue par une multiplicité de voix, c’est la solidarité rythmique qui tient chaque pan des morceaux et offre, par là-même, une possibilité d’émancipation individuelle. L’avenir n’est plus à la compétition mais à la coopération. Voilà un des messages scandés sur cet album.

Pour ceux·celles qui voudraient entrer en douceur dans cet album exigeant, la composition Rundling se rapproche des anciens titres du groupe. La répétition des lignes de saxophone entraîne l’auditeur·rice dans une véritable transe. En live cela donne véritablement envie de danser.

Il faut écouter ce groupe sur scène pour prendre la mesure de leur proposition artistique. Les improvisations et les réactions des musiciens entre eux augmentent cette sensation d’excitation qui vous prend lors des solos de saxophone. Le morceau May Brigade incarne ce qu’il y a de plus proche entre les compositions studios du groupe et l’énergie qu’ils dégagent en live.

 

On ne peut que vous conseiller l’écoute totale de cet album transformatif. Entendez ces ruptures de rythme, ces insistances sur une note et entrez dans un monde de camaraderie. Repensez votre relation aux autres et aux choses avec Horse Lords en BO. Ça vaut le coup !

Crédit : Margaret Rorison

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