Dominic Fike : l’enfant terrible du genre-bending balance son premier album
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
16/08/2020

Dominic Fike : l’enfant terrible du genre-bending balance son premier album

Le garçon qui valait 4 millions. Si vous n’avez pas la référence, petit retour en arrière : fin 2017, Dominic Fike, petit troubadour lambda du sud-est californien, se voit entraîné dans de sales histoires qui lui vaudront un séjour de sept mois en prison. Depuis sa cellule, le musicien donne alors son feu vert pour la sortie sur Soundcloud d’un recueil de morceaux intitulé Don’t Forget About Me, Demos. S’ensuivit une guerre contractuelle acharnée, remportée par le prestigieux label Columbia Records. À sa sortie de prison, c’est donc non seulement la liberté qui l’attendait, mais aussi un joli contrat de 4 millions de dollars. Sous les oreilles attentives d’une industrie aux attentes capricieuses, Dominic Fike sort enfin son premier album, voguant d’un genre à l’autre et teinté d’une insolence provocatrice, attachante et authentique. 

Alors qu’on décèle en lui le parfait exemple de l’industry plant, Dominic Fike tente par tous les moyens de s’extirper de cette étiquette hâtivement attribuée et cruellement réductrice. Par industry plant, on entend le pur produit de l’industrie : le sentimental aux allures de bad boy tatoué, cheveux peroxydés, gueule d’ange et (surtout) haut potentiel instagrammable. De quoi faire s’enflammer toutes les maisons de disque, conscientes de la poule aux œufs d’or à portée de leur main. L’industry plant bénéficie ainsi de ce genre de succès overnight sans véritable mérite, pompé par les relations et le pouvoir économique des magnats de l’industrie et dont la créativité se voit meurtrie au profit d’une soif de succès malsaine. Rassurez-vous : Fike n’en fait pas partie.

Ses premières sorties l’avaient bien prouvé : la fibre lo-fi qui habite sa musique est addictive. Maître de la production, on retrouve ainsi sur ce premier projet un mélange coloré et disparate de rythmes pop et autres riffs de guitare sur lesquels de captivants mille-feuilles vocaux se posent, à la manière d’un Frank Ocean (à l’écoute de Florida, la comparaison est trop tentante). Le registre alternatif trouve alors en lui un solide modèle dans l’air du temps, capable de mêler les gimmicks d’une musique rap plus en vogue que jamais et toute la sensibilité d’un genre acoustico-sentimental exploitant avec grâce son timbre imparable.

“What could possibly go wrong?” se questionne l’artiste tout au long de l’album. Un motto d’affranchissement qui catalyse la fibre audacieuse du chanteur, l’induisant à infuser un melting-pot kaléidoscopique de genres et d’influences diverses tout au long des 14 tracks qui composent le disque. Et alors que beaucoup l’avaient déjà enfermé dans une case soft rock, les guitares criardes de Come Here viennent brouiller les pistes d’entrée de jeu. Une amorce électrisante qui fait pleurer les notes de gratte sur les cris gutturaux de Fike, avant d’intégrer mi-morceau une parenthèse plus aérienne, premier beat switch d’une longue liste.

L’esprit rock habite aussi Double Negative (Skeleton Milkshake), un manifeste pop-rock qui ne va pas sans rappeler l’esprit nostalgique des tubes de l’ère blink-182. Dans la même veine, Wurli surfe sur une vague soft rock alléchante et délicate, porté par une intro et une outro envoûtantes, reflets des talents de production du jeune visionnaire. Niveau éclectisme, on décèlera de subtiles traces de country sur Good Game, ou encore quelques touches de funk sur Whats For Dinner?. Et si l’attribut genre-bending est aujourd’hui utilisé à tout-va, il semble pertinent d’affirmer que cet album propose, sans transition, une pléthore de genres variés pour consteller une mosaïque alléchante de la versatilité de Dominic.

Comme fil conducteur de What Could Possibly Go Wrong?, on retrouve les démons du jeune californien avec, en exergue, la pression du succès. Un élément que beaucoup humoriseront, s’emparant assez maladroitement de son “faible” nombre d’abonné·es Instagram pour clamer l’illégitimité de Fike à parler de célébrité. Mais, avec un peu de recul, il est nécessaire de souligner que la célébrité a quelque chose de très subjectif, et qu’il est donc pertinent pour l’artiste d’estimer que les chamboulements de ces dernières années méritent d’être poétisés en musique. C’est ainsi que la coqueluche d’un des plus grands labels au monde choisit de prendre le contrepied, en articulant ses textes autour d’un certain dégoût de l’industrie, comme sur Vampire, qui emprunte la mélodie du tube If You Had My Love de J.Lo pour en faire un titre de pop acoustique efficace. Se retrouve aussi une certaine nostalgie du temps de l’anonymat, couplée à l’envie d’être oublié sur l’ironique Cancel Meode à la cancel culture qui ne lésine pas sur les lignes provocatrices en dénonçant la superficialité du showbiz, la toxicité des plateaux TV ou en abordant (maladroitement) le mouvement Me Too. Mais c’est pour cette même insolence que ce nouveau visage de la musique alternative fascine autant qu’il subjugue, guidé par une spontanéité juvénile et pleine de vie.

Si l’on se réjouissait de retrouver la facette expérimentale de Fike, c’est plutôt le côté pop qui prévaut ici. Dans la lumière du succès de 3 Nights, les morceaux “faciles” du disque (à l’image de Chicken Tenders) justifient leur place par l’envie de faire fonctionner l’album dans l’ère du streaming que nous connaissons aujourd’hui. Et si les bobos détenteur·rices du “bon goût musical” brandiront instantanément fourches et torches à l’écoute de ces morceaux légers, les talents de production de Fike viendront clarifier une chose : lo-fi ou pas, il sait comment conduire un titre. Ainsi, Why se dévoile être une petite pépite agréable et hautement efficace, dont les saccades vocales du refrain vous feront balancer la tête à coup sûr. Aux côtés de la batterie et de la basse de l’instru, l’artiste module sa voix pour composer un fond sonore vaporeux, avant de laisser son timbre perçant débiter des lignes personnelles et naturelles. Un morceau d’apparence simpliste, qui renferme une structure bien pensée, balayant les doutes d’une superficialité trop vite rattachée aux morceaux pop.

Rassurez-vous, on retrouve tout de même la complexité et la consistance de son univers lo-fi sur plusieurs morceaux. Le beat-switch (procédé qui fait basculer un même morceau d’une mélodie à l’autre ; voir les excellents Nights ou Pyramids de Frank Ocean, maître en la matière) se voit ainsi intelligemment appliqué sur Politics & Violence (qui ne parle ni de politique, ni de violence), ou encore sur Joe BlazeyCe dernier débute sur la voix surpitchée de Fike, qui fait fluctuer ses vers au rythme de percussions moelleuses avant de dévoiler un caractère plus charnu et agressif, proche de ce que Kid Cudi avait pu proposer sur son sous-coté Speedin’ Bullet 2 Heaven en 2015. Un contraste qui fonctionne et ravit.

Avec un projet long de 34 minutes, c’est donc par un bref aperçu éclectique de ce qu’il a dans la tête et sur le cœur que Fike crée la sensation, ose et captive. Si beaucoup lui reprocheront la fibre trop pop et accessible de l’opus (comparée à la vibe plus lo-fi de ses précédentes sorties),  Dominic Fike ne faillira pas à sa réputation de maître de la composition, faisant voler ses mots au gré des mélodies empruntées avec une justesse infaillible. Jouant avec les gimmicks d’une flopée de genres différents, l’enfant terrible du genre-bending fait de sa spontanéité casse-cou le leitmotiv émancipateur d’un premier album convaincant.


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