Dans « Raconte-moi », La Vague Parallèle s’infiltre chez les artistes les plus fruités pour récolter les anecdotes, histoires et inspirations qui se cachent derrière nos albums préférés. Pour ce deuxième numéro, c’est Fakear qui a accepté de se livrer à cet exercice intime, pour la sortie de son nouvel album E.W.G.A. Depuis la chambre de son nouvel appartement, Fakear prend le temps de nous décortiquer son nouveau projet, morceau par morceau. On y évoque l’écologie, quelques références à Star Wars ou encore le séquoia au fond de son jardin d’enfance. Dis, Fakear, raconte-moi E.W.G.A.
Fakear est-il encore à présenter ? Pour la jeune génération (les trentenaires seront contents) férue de musiques électroniques, Fakear est un nom devenu incontournable de l’électro onirique et voyageuse. Depuis 2011, Théo nous emmène dans des contrées lointaines à l’aide de sa musique qui respire la nature et donne un réel sentiment d’évasion. La Lune Rousse est le morceau qui l’a fait connaître au plus grand nombre en 2014, avant de sortir d’autres morceaux comme Hinode ou Morning in Japan entre 2014 et 2016. En 2016, Animal ouvre le bal des long-formats du producteur (avec entre autres Silver, Sheer-Khan ou Ankara) et sera rejoint la même année par Vegetal.
Deux ans plus tard, Fakear sort All Glows, un nouvel album amenant beaucoup plus de collaborations (notamment avec Claire Laffut, Polo & Pan ou Ibrahim Maalouf). Un album dont il n’est pas vraiment fier, comme il nous l’a confié durant notre entrevue. Nous sommes aujourd’hui à l’été 2020. Deux albums, d’innombrables scènes et quelques récréations live plus tard (entre autres avec des noms comme M.I.A., Bonobo ou ODESZA), Fakear revient avec un troisième opus attendu et baptisé mystérieusement E.W.G.A. L’album du retour aux sources et à la pureté de son amour pour la musique, moins chill, davantage house et faisant des pieds de nez à Bonobo, Bicep ou Four Tet. Mais celui qui parle le mieux de ce nouvel album reste son auteur.
E.W.G.A., un titre évocateur
Ce qui est marrant avec ce titre, c’est un tag que j’ai vu dans la rue à Portland, dans l’Oregon. À la base, l’album ne devait pas s’appeler comme ça, il y avait un autre nom en projet. En voyant ce tag, je me suis dit « c’est bon, c’est le titre de mon album ». Il m’a sauté un peu aux yeux, comme ça. C’est cool que cet album ait un titre qui ne soit pas explicite parce que tous les morceaux sont beaucoup plus implicites dans l’émotion. Ils sont très ouverts, et ça laisse place à beaucoup d’interprétations possibles. Le titre de l’album donne cette espèce de grosse direction de ouf, « Everything Will Grow Again ».
Ça me parle parce que ça fait écho à une philosophie que je défends, qui est peut-être un peu fataliste, qui dit que de toute façon, par rapport à l’écologie, peu importe ce que nous on va faire sur la planète, le pire truc qui puisse nous arriver à l’être humain, c’est notre extinction. Mais la planète, elle va s’en remettre. De toute façon, la planète pour elle, on est l’équivalent d’une minute dans son existence. Il y a un truc dans cette idée que même si là, on la détruit et qu’on est en train de faire de la merde (et c’est pas une raison pour continuer d’ailleurs), elle s’en remettra et en fait, on va peut-être juste aboutir à notre propre extinction. Du coup, il y a un truc comme ça : « Everything Will Grow Again » anyway. Ça peut sembler fataliste et un peu relou, et on pourrait se dire « pourquoi on se casse les couilles à être écolo ? » mais au contraire, justement, c’est pas une raison pour arrêter de faire des efforts, même si c’est pour notre propre survie. Ce titre, il veut dire ça pour moi.
Kaïshi, le prélude celtique
Le premier track, il n’est pas très mystérieux. Il s’appelle Kaïshi, ça veut dire « début » en japonais. En fait, ce track-là n’existait pas dans l’album à la base, ni dans le process de création. Il vient de l’intervention d’une super bonne pote à moi qui joue du violon, qui est venue enregistrer ses pistes de violon sur plein de tracks tout au long de l’album. Et en bossant ensemble, ce track est né. J’avais toujours rêvé de faire un morceau en partant du violon et faire un truc un peu à la Prelude de Bonobo dans Black Sands. Le morceau est né de cette collaboration, même s’il a beaucoup été retravaillé ensuite. Ça commence à fond dans le registre du Seigneur des Anneaux.
Tadlo, t’as de l’eau ?
C’est rigolo avec Tadlo, il y a plusieurs petites anecdotes rigolotes. Déjà, le titre, pas mal de gens très emballés m’ont dit « c’est comme le plateau au Laos ». Non, pas du tout. En fait, c’est juste la question « est-ce que t’as de l’eau ? » tu vois, ça vient de là. C’est juste la question que je pose le plus à ma copine. Ce track lui est dédié, et à cette blague de merde. C’est un des derniers tracks que j’ai fait pour l’album. L’autre truc intéressant, c’est qu’à la base, la dynamique du morceau était complètement inversée. C’est-à-dire que toutes les parties où il y a du piano et où ça monte juste avant d’arriver à la sorte de refrain où tout pète, ces parties étaient les parties principales et les parties du refrain étaient des espèces de ponts. Quand j’ai bossé l’album avec Alex Metric, qui m’a accompagné tout le long du process de création, il m’a dit « mec, ça te dit pas, on inverse ce truc et ton pont devient la grosse partie où tout pète ». Ça a été le morceau sur lequel on a le plus bossé, je crois deux jours d’affilée. À la fin, on ne pouvait plus l’entendre mais le résultat est vraiment mortel. Moi, c’est ma préférée de cet album.
Sekoia, le clin d’oeil au Fakear d’avant
Sekoia, au contraire de Tadlo, c’est un morceau qui est là depuis très très longtemps. Je l’ai composé vraiment bien avant le cœur de l’album. Il faisait partie d’une vague de création précédente que j’avais décidé de mettre à la poubelle et c’est le seul survivant de cette vague-là. C’est un morceau assez simple, qui fait bien le pont entre le Fakear d’avant et le Fakear de maintenant. Il garde cette identité un peu world avec des gros samples de flûte et de voix mais il est quand même bien pêchu et il rentre bien dans cet album. Si je m’écoutais, je ne mettrais que des sons hyper nouveaux. Mais c’est aussi le but dans cet album de ne pas perdre les gens et c’était une manière de dire au revoir, un petit clin d’œil à ce que j’ai fait avant.
Sekoia, c’est aussi un des premiers tracks que j’ai fait avec ma guitare basse actuelle, celle qui m’a accompagné tout le long de cet album. Le titre, c’était cette dimension de forêt dans la rythmique et la flûte. C’était aussi une manière de rendre un hommage. Quand j’étais gamin, j’habitais dans une baraque à la campagne et dans le jardin, il y avait un séquoia planté. C’était hyper rare, il y en a pas beaucoup en France. À cause de cette particularité, mon jardin était dans une sorte de zone protégée. C’était le king des arbres. Je me souviens, on avait fait venir un spécialiste, j’étais petit donc ça m’impressionnait de ouf. Et le mec était arrivé, il avait regardé le séquoia et il avait lâché « oh, il est jeune il a que 40 mètres de haut, il doit avoir cent ou cent-cinquante ans ». Normalement, un séquoia ça vit genre huit cent ou neuf cent ans. Dans ma tête de gamin, j’étais genre « wtf ? », tu vois pour moi cet arbre c’était Yoda. Du coup, c’était rigolo de rendre hommage à ce séquoia comme ça.
Rituals, l’incantation chamanique Flumesque
Rituals, c’est marrant parce que c’est aussi un morceau qui vient de l’ancien monde. Il ne devait pas avoir cette forme à la base, c’était un morceau seulement instrumental. C’est devenu un concours de circonstances un peu marrant parce qu’une pote m’a dit « je connais une chanteuse, viens on va boire l’apéro » et cette chanteuse c’était Luiza (Fernandes) qui chante sur Rituals. On a fait la session en trois-quatre heures à bidouiller des trucs, en travaillant plein de petits bouts. Il n’y a pas vraiment de paroles, c’est que du yaourt. Ça a donné cette espèce de track cumbia sud-américaine comme j’adore et qui est hyper cool. Au départ, il n’y avait pas cette vibe avec les gros synthés à la Flume, ça a été rajouté après avec Alex Metric. Il a entendu cette rythmique et il s’est dit « sur toutes les croches, on va foutre une espèce de synthé de l’espace » et c’est pour ça que le résultat est hyper Flumesque. C’est un morceau que j’aime beaucoup aussi, mais qui est difficile à caser en live car il casse complètement toute la rythmique. Pour le titre, le morceau m’évoquait quelque chose de sud-américain un peu mystique, un peu chaman. C’est l’aura de la chanson qui se dégage, souvent, qui me donne l’idée du titre.
Carrie, l’heureux accident
Ah, Carrie. C’est un peu le morceau qui est devenu le gros track de l’album alors que c’est vraiment le dernier qui a été créé, et c’était complètement un accident. Il n’était pas censé exister. Le sample provient d’une berceuse africaine. Je l’avais mis dans un morceau qui était une démo que je ne voulais pas garder. À la fin du process de création, quand on a eu fini de revoir tous les morceaux avec Alex Metric, il nous restait une journée sur les bras donc on écoutait l’album en boucle. On se disait « c’est con, on va peut-être pas faire que ça pendant douze heures ». Il me demande « t’as pas des trucs qui te restent à me faire écouter ? » et je lui fais écouter cette démo. Il trouve que le sample défonce et il me dit « file-le moi, fais une boucle et puis va au clavier faire les accords, moi je vais trouver un son et on va faire un truc cool ». On était dans une espèce de workflow où ça faisait trois semaines qu’on bossait sur cet album, on avait même plus besoin de se parler. C’était hyper fluide.
Carrie, en quatre heures, on avait le morceau et la structure. C’était hyper satisfaisant comme exercice. Ce sample de berceuse, comme beaucoup de samples dans l’album, je l’ai pioché dans les archives sonores du Musée du Quai Branly et du Musée Guimet à Paris. Ils m’ont tous les deux donné libre accès à leurs archives sonores et je pouvais prendre ce que je voulais. C’est-à-dire que je pouvais demander ce que je voulais, ils m’amenaient des chariots avec des CD et je pouvais graver les CD et choper les samples. C’était trop vénère car c’est des collections privées qui appartiennent au musée. On avait même des enregistrements de thèses d’ethnologues qui sont partis en Afrique enregistrer des tribus. C’est les copains de Pouvoir Magique avec qui j’ai fait Kobra qui avaient décroché ce plan-là et qui m’ont permis de choper tous ces trucs. Le centre de Carrie, il vient de là.
A New Home, la discrète à la manière ASMR
C’est peut-être la plus discrète de l’album. Elle était hyper importante à mettre dans cet album. C’est la première que j’ai réalisée dans le « noyau » de l’album, c’est-à-dire quand je me suis dit « je vais faire un album ». Donc juste après le cycle précédent dans lequel se trouvent Sekoia et Rituals. Je me suis posé, c’est la première fois que je pouvais brancher tous mes instruments, je venais d’emménager dans mon nouvel appart dans lequel a quasiment été fait tout l’album. J’ai fait ce morceau directement et le titre parle de lui-même. C’est un morceau très discret, avec plein de petits détails et une espèce de chaleur. Quand on l’a écouté avec Alex Metric pour le rebosser, j’avais envie de garder ce côté cabane chaleureuse et il m’a dit « mais en fait grave » et on l’a quasi pas modifié. C’est ce côté où tu as envie de te blottir avec une tisane qu’on voulait garder, j’aime beaucoup le grain de ce morceau. La cymbale de la batterie dans ce morceau, c’est juste un bruit, une ambiance qui fait « fff », un truc de drap ou de couette et ça enveloppe le morceau dans un bain de souffles.
Together, le sommaire de l’album
C’est le porte-étendard de l’album, il y a tout dedans. Il y a toutes les collaborations de tous mes potes que j’ai invités pour bosser, y a Alex Metric, y a cet appart. Il y a aussi ce côté très club. Tout a été fait complètement DIY, il n’y a pas eu de boite à rythmes, ce ne sont que des bruits « maison ». C’était un track acoustique, sans synthé au départ. On a rajouté à la fin une basse bien house, qui avant était faite à la basse en vrai. C’était rigolo, il y avait un feeling un peu jazz avec cette basse et on puis l’a refait au synthé et ça tabassait au synthé. Il y aussi le côté un peu Stranger Things, le gros break où d’un seul coup, il n’y a que du synthé avant que tout le monde rentre. C’est aussi un des rares morceaux de ma vie dans lequel je joue du saxophone. Ma meuf joue de la clarinette, ma pote joue du violon. Le morceau regroupe vraiment tout et tout le monde, d’où le titre.
Tokaï, le morceau « autoroute »
Je l’ai faite en très très peu de temps, ça a été fait en mode autoroute. Ça a été comme si je voulais me rassurer en partant à l’ancienne d’un sample que je trouvais cool, faire une boucle et balancer un beat dessus puis partir en vrille. Ce que je ne fais plus tellement maintenant dans la composition. Maintenant, je me pose à un piano, je trouve des accords et le sample vient en dernier. Alors que le tout début de Fakear, c’était basé sur l’utilisation des samples. Le sample de flûte dans Tokaï, il est arrivé comme ça et ça a été tout seul. J’ai déroulé le truc même s’il change de directions plein de fois ce morceau, il y a plein de petits breaks mais je l’ai laissé vraiment se dérouler à mes pieds et ça ne m’a pas pris beaucoup de temps.
Linked, le résultat d’un synthé fou
À la base, je me disais que ce serait un interlude. Et en fait, quand on a fini le morceau, il durait quatre minutes. C’est un peu long pour un interlude. (rires) C’est aussi un accident complet ce morceau. On était en train de bosser l’album avec Alex Metric, on sort fumer une clope en mode pause et on y retourne plus tard. On éteint tout, on avait juste zappé d’éteindre un tout petit synthé. On entend le truc commencer à boucler sur lui-même. On pensait avoir tout éteint donc on se demande ce qu’il se passe. On rentre dans le studio et on l’entend faire des boucles tout seul comme un malade. On se précipite pour l’éteindre et puis Alex me dit « attends, attends, on enregistre ce qu’il est en train de faire ». Dans l’idée que ça nous fasse de la texture, on ne sait pas comment on va l’utiliser mais on va voir. On enregistre ça, et puis on l’a étiré à fond. On a ce track un peu ambient qui est venu de ça.
Il s’appelle Linked, parce que les quelques notes de piano que je joue commencent par la musique qui joue quand tu te balades dans la plaine à cheval dans Hyrule dans le dernier Zelda. C’est juste une ambiance avec des feuilles et du vent, j’ai repris ces quelques notes de piano, c’est pour ça que je l’ai appelé Linked.
Structurized, le no limit sans… structure
Celui-là, c’est un peu le pétage de plomb de fin de création d’album. On avait bossé pas mal de morceaux. J’ai fait une pause et je suis rentré à Paris. Alex Metric, il a vraiment changé ma manière de faire de la musique. C’est pas un mec méticuleux. Moi, les mecs qui sont hyper méthodiques, ça a tendance à me refroidir. Lui, c’est un musicien qui fait au feeling, du coup il est complètement bordélique dans ses créations. Ça me parle vachement. J’avais l’impression de me voir avec quinze ans de plus d’expérience, c’était un peu mon maître Jedi.
Quand je suis rentré à Paris après deux-trois séances de travail, j’ai un peu pété les plombs. J’ai eu envie de me tester et j’ai fait Structurized. Je prenais mes batteries, je les foutais dans des effets dégueulasses, je les distordais dans tous les sens. Ça a donné ce track très club et très wtf, il y a des espèces de bruits de ferrailles chelous, tu sais pas trop ce que c’est. Je lui ai apporté ce morceau en mode « j’ai fait ça, il va falloir qu’on le taffe ». Il l’a écouté et il m’a dit « bah non, c’est bon, je peux pas le défoncer plus qu’il n’est défoncé ». Du coup, c’était rigolo comme expérience. J’ai hâte de le tester en club parce qu’à mon avis, ça va envoyer du steak.
Water Lullaby, la danse de la rivière
Le sample de base est issu d’un rituel d’une tribu des îles Vanuatu. Il vient d’une vidéo captée sur Facebook, de France Culture ou de Arte qui faisait un reportage assez court sur cette tribu. Dans cette tribu, les femmes ont un rituel de passage à l’âge adulte qui est d’aller jouer « de la rivière ». Elles vont dans la rivière et elles se mettent à faire de la batterie avec l’eau. La vidéo est hyper impressionnante parce qu’il y a une meuf à l’extérieur qui donne le rythme et le tempo, et il y a dix meufs qui ont de l’eau jusqu’à la taille et qui jouent de la percu comme si c’était des tambours sauf que c’est l’eau de la rivière. Je trouvais ça ouf, et du coup j’ai samplé et bouclé ce son, j’ai fait un truc par-dessus avec des harmonies de basse. C’est la seule chanson que j’ai créée pour Fakear dans laquelle je chante. L’espèce de chœur derrière, c’est moi qui l’ai fait en faisant n’importe quoi, je n’ai pas trop transformé ma voix. J’ai chanté comme si ce n’était pas moi et c’est drôle parce que je n’ai jamais eu les couilles de faire ça et c’était marrant.
E.W.G.A inaugure une nouvelle ère pour Fakear. Une ère où Théo se sent plus libre tant personnellement que musicalement. Que ce soit lié à une question d’âge ou non, une certaine sagesse s’est emparée du Caennais lors de la production de cet album. E.W.G.A. s’inscrit dans un lâcher-prise de l’artiste et une certaine confiance en son instinct. Pour Fakear, plus question d’écouter ce qu’on lui dit, mais seulement ses tripes. « Pour All Glows, l’album d’avant, j’étais très obéissant et, quelque part, c’était très rassurant après un premier album fait à l’instinct. Je me suis dit “maintenant, je suis dans le vrai game, il faut que j’écoute un peu les gens qui bossent dans le métier”. Et en fait, en leur faisant confiance, l’album n’a pas du tout fonctionné, et j’en suis pas fier. » Le retour à l’instinct et à la liberté s’est donc imposé pour Théo dans la confection de son troisième long-format. « Cette liberté retrouvée et cette confiance, ça teinte l’album. C’est un retour aux sources et à mes premières influences made in UK. »
Crédit photos : Juliette Leigniel
Se nourrit essentiellement de musiques électroniques, de pop et R&B indé et de houmous.