Fenêtre d’Asie # 3 : Derrière la brume, l’instant
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Auteur·ice : Antoine Sautenet
20/08/2017

Fenêtre d’Asie # 3 : Derrière la brume, l’instant

Réguliérement, Antoine vous fait partager l’esprit de l’adolescence  vagabonde, la fougue ou la mélancolie de ses émotions musicales depuis son exil à Bangkok.

Ces derniers mois sont passés à une vitesse folle.

Un temps accéléré qui donne le vertige et nous dévore, comme hier Cronos ses enfants. L’usure et l’obsolescence rapide des machines et des hommes. Pourtant, derrière la brume générée par ce temps rétracté, s’abrite des instants. Non ceux de Bergson, mais les intuitions de Bachelard : « l’expérience du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile ». L’instant comme un regard sur le vide laissé par l’oiseau une fois que celui-ci s’est envolé de la branche d’un arbre.

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D’abord un retour prolongé en terre natale en forme de mille-feuilles. Un agenda professionnel débordant de toutes parts, de ceux qui remplissent le cœur d’alarmes et de jouissances froides. Des journées agrémentées de retrouvailles amicales le soir venu, aussi belles qu’éprouvantes, une succession de ravissements, de tensions et de merveilles errantes.

Une chaude soirée à partager un repas, des mots et des regards avec une amie aux abords du marché parisien de Saint-Honoré ; des petits bouts d’étincelles d’où débouchent la lumière, l’écho de la voix de Kevin Morby sur Come to Me Now en fond sensoriel. Une histoire de plus dans un entrelacs de souvenirs plus hauts que les montagnes.

Un pique-nique transformé en une douce nuit d’ivresse le long des quais adjacents au Pont Marie, avec ce jour qui n’en finit pas de s’allonger comme une tendre amante. Ce fut des instants de passage peuplés de rires paisibles, à la recherche de l’aube qui s’oublie dans le soleil. De l’évocation des images glacées du Canada à l’invitation à des soirées japonisantes de celui que nous avions pris pour le vendeur à la sauvette de mauvais rosé. Une nuit-soirée placée sous le sceau de ces mots : « chic alors », qui résonnent comme la boucle entêtante de Put Your Money On Me, issu du nouvel Arcade Fire.

Un week-end lent et long à Lyon et ses alentours, une respiration prise dans les interstices du temps qui se courbe. La présence de l’ami, simple comme le murmure des saisons, la plénitude du silence et du moment. Une promenade dans les fougères drues, la découverte de la clarté des cimes. Une invitation au son du jeune et frais Theo Verney, Stranded.

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Puis ce fut le temps des escapades estivales. Celui d’être hôte également. Des amis accompagnés qui capturent les uns après les autres des souvenirs de Thailande ou du Cambodge. Une collection de reflets journaliers, d’espaces en commun à chérir lorsque nous entendrons notre passé.

Des explorations souvent ponctuées de musique. Un jour-nuit en particulier, le 28 juillet.

Côté jour : une marche éprouvante dans la jungle – un étroit sentier boueux au cœur d’une forêt dense et luxuriante jonché de lianes aussi épaisses que tortueuses, un tronc d’arbre en guise de pont à traverser le regard attentif aux frémissements de la rivière, le vent et la pluie battante au sommet des fromagers et claquante sur nos visages. Mais j’avais un truc pour éviter de songer à l’hostilité de l’environnement : siffloter gaiement l’Apple Tree de Marika Hackman.

Côté nuit : blind-test arrosé au Sang Som – Whisky-Rhum thaïlandais d’honnête facture dès lors qu’il est bu en quantité limitée – dans un grand chalet en bois à la lisière du parc de Khao Yai.

…Les cigarettes fumantes, des méditations élégiaques de Christophe et des Paradis Perdus,

…Au tonique Fortunate Son des Creedence,

…En passant par la beauté noire et rêche de P.J. Harvey sur le titre A Place Called Home.

Il est des chants qui – dans un même élan – caressent l’âme, minaudent comme l’icône furtive d’un soir et fouettent la chair à la limite de l’agacement. P.J. Harvey est de ces voix, Aldous Harding aujourd’hui également. Horizon.

…En somme, quelques décennies qui offrent un léger bouquet d’étoiles à nos vies.

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Et puis enfin un retour vers ce lieu tant aimé ; le Cambodge. Siem Reap et les temples d’Angkor se passent de musique – le silence appelle le silence. Mais je ressens dans ce pays une forme de profondeur et de vérité, comme si j’étais prêt à retrouver les images de mon enfance prenant corps. La forme inespérée d’un songe où l’essentiel est retrouvé : la femme de ma vie / nous nous enlaçons comme la nuit reçoit le frisson des étoiles ; mes enfants / je les regarde passionnément comme un bouquet de fleurs cueilli fraichement dans un jardin aux couleurs du monde. Je ne sais pourquoi ce pays abrite ces minuscules moments de l’âme. Ce sont peut-être ces ciels khmers si grands qu’ils semblent épouser l’eau du ciel. Un orage qui frappe l’Iron Sky de Paolo Nuttini.

Mais n’ayez pas peur ; il ne faut pas craindre de quitter sa maison. Des trésors sommeillent à l’horizon.