S’il y a bien un album qui a marqué 2019, c’est celui de FKA Twigs. Avec Magdalene, l’artiste britannique a su désarticuler les limites de la musique contemporaine pour livrer des compositions complexes et fascinantes dont le caractère avant-gardiste reflètera finalement la profondeur des sujets abordés. Des thèmes qui confluent vers une seule et même matière première : la douleur. Celle sentimentale d’un amour perdu ou celle plus charnelle de tumeurs utérines, des cicatrices que Tahliah Debrett Barnett est parvenue a sublimer et à renfermer dans l’album le plus captivant du moment. À l’occasion du défilé menswear de la prestigieuse maison Valentino, Twigs a imposé la magie de trois de ses pépites pour une prestation que la Fashion Week de Paris n’est pas prête d’oublier. FKA Twigs et Valentino, l’art sous son plus beau jour : que demande le peuple ?
15 janvier dernier, Galerie Courbe du prestigieux Grand Palais, emblème parisien, quelques éclairages d’un blanc pur et épuré viennent caresser la silhouette de la chanteuse qui, toute de Valentino vêtue, fige l’espace et le temps. Les fleurs brodées le long de la tulle renvoient à la collection automne-hiver exposée ce soir là et dans laquelle les guipures fleuries s’invitent sur plusieurs pièces. FKA Twigs est plus que jamais la muse valentinienne. Reflet de l’abstraction identitaire de l’artiste, c’est d’une savante association de voiles et de bijoux divers que se compose la robe de Twigs. Fort d’un jeu de transparence subtil et d’un masque d’escrime revisité à coups de pierres scintillantes, le choix vestimentaire est en accord avec la prestation du soir, dégageant intrigue et mysticisme. La magie opère déjà, c’est un pari réussi pour la célèbre marque de Pierpaolo Piccioli.
Accompagnée seulement de deux musiciennes, l’une pianiste et l’autre violoncelliste, la reine de la nébulosité musicale délivre une prestation sans artifices, loin des merveilles d’extravagance scénique du show dégusté en décembre dernier Salle Pleyel à Paris et Cirque Royal à Bruxelles. Plus sage et délicate, c’est douze minutes durant que FKA Twigs parviendra à enrober le défilé à ses pieds d’une onirique atmosphère de rêverie et d’errance. Issus de son dernier album magistral, les trois morceaux sélectionnés reflètent fidèlement l’ADN Valentino : toute la rigueur et le perfectionnisme de l’élégance, toute la fraîcheur et l’audace du style urbain.
© Valerio Mezzanotti pour The New York Times / © Dominique Muret pour Fashion Network
Mary Magdalene ouvre le bal. Avec le visionnaire Nicolas Jaar à la production, le morceau prend une place toute particulière dans notre coeur avec une structure minutieuse : son intro a cappela intense, son corps changeant et son outro mélancolique. Tout nous gagne sur cette composition qui s’inspire directement de Marie Madeleine, la “prostituée sacrée” des récits bibliques dont les tourments constitueront les murs porteurs de l’album. Sujette à la controverse de mésinterprétations diverses qui la montrent tantôt comme l’Apôtre des apôtres et tantôt comme la pécheresse corrompue, la figure chrétienne choisie par l’artiste pour illustrer ses douleurs reprend vie à travers une interprétation troublante et hautement vibrante. S’ensuit Cellophane, le crève-coeur brillant dévoilé en avril dernier et qui n’a pas fini de tirailler nos coeurs brisés depuis. Condensé de mélancolie sous sa forme la plus pure et la plus crue, le tube est repris ici dans une déchirante ambivalence de douceur et de véhémence, avec notamment un pic émotionnel bouleversant à 7:15. L’expérimental Home With You clôture la prestation. Partagé entre la fougue et la quiétude, fruit d’une complexité rythmique et d’une musicalité absconse, le titre offre des envolées vocales précieuses qui s’affolent sur la fin pour clôturer en grande pompe cette prestation divine. Barnett parviendra à manier une justesse médusante, toujours honnête et authentique, constante tout au long de cette exécution magistrale qui ne laissera place à aucune fausse note. Un grand moment.
Une collaboration sublime mais surtout un numéro artistique en tout point, cette performance résulte d’une fluctuation d’inspiration mutuelle entre FKA Twigs et Valentino et célèbre le mariage providentiel d’un mastodonte de la mode et d’une figure de proue de la musique. Ou quand la Fashion Week abrite les plus beaux concerts de l’année.
Caméléon musical aux allures de mafieux sicilien.