Glauque, mélancolique et fort : le nouveau Phoebe Bridgers est un indispensable
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
13/07/2020

Glauque, mélancolique et fort : le nouveau Phoebe Bridgers est un indispensable

Prenez la plume inspirée d’une Californienne lambda, les mésaventures sentimentales des adulescent·es de notre époque, une fascination immodérée pour Elliot Smith, le contexte social semi-apocalyptique de nos sociétés et des bribes de thanatophobie corrosive : vous obtenez la nouvelle pépite d’une des autrices-compositrices les plus captivantes de sa génération. Avec Punisher, Phoebe Bridgers donne suite à la narration semi-stoïque, semi-angoissée des tourments d’une jeune adulte en quête de sens, le tout armé d’un second degré imperturbable et d’une sensibilité percutante. 

Si elle avait donné de la voix ces dernières années au sein de projets parallèles (Better Oblivion Community Center avec Conor Oberst ou le supergroupe boygenius aux côtés de Lucy Dacus et Julien Baker), il nous tardait de redécouvrir des sorties solo de la jeune poétesse. Et alors que c’était les figures fantasmagoriques qui s’invitaient largement sur Strangers In The Alps, son remarquable premier disque, c’est ici celle du squelette qui ponctue l’univers de Punisher. Une atmosphère toujours aussi morose, dérangée, perturbée et perturbante, qui s’inspire des histoires personnelles de la chanteuse pour métaphoriser des concepts universels, au coeur desquels chacun·e pourrait se retrouver. La force d’un travail comme celui-ci, c’est forcément son écriture. Une plume candide qui fait la force de Bridgers. Une manière d’emprunter des constructions de phrases ainsi qu’une syntaxe simplistes, presque innocentes, pour camoufler des pensées labyrinthiques, des angoisses multicouches ou encore des questionnements timorés. Un processus qui permet aussi à l’artiste de jouer de figures de style intéressantes, comme la nuance franche et brutale qui peut exister entre les lignes d’un même morceau, passant d’une poétisation rêveuse à un pragmatisme déroutant, sans transition.

Rien de moelleux, dès lors, dans l’écriture de ces morceaux qui s’appliquent à ne jamais abuser d’un pathos lassant et qui s’efforcent de contrebalancer le côté cotonneux de certains morceaux par une crudité irritante et – finalement – plaisante. Un exemple marquant se retrouve dans Garden Songballade voluptueuse et onirique en tout point, qui aborde les chars colorés de la Rose Parade californienne par deux définitions opposées : la poésie d’“un millier de roses” et la rudesse de “ils gluent des fleurs sur un char”. Le morceau, premier extrait partagé de l’opus, est introduit par DVD Menu. Une intro instrumentale épurée, composée de mystiques notes de guitare éparses et de violons pleureurs, induisant un esprit tourmentant sur lequel se distordent des samples imperceptibles de You Missed My Heart, présent sur Strangers In The Alps, servant de transition entre les deux projets. Le duo des deux premiers morceaux synthétise assez exhaustivement les couleurs générales du disque en relatant les cauchemars les plus récurrents de l’artiste, s’inspirant de l’esthétique de Donnie Darko, le classique de Richard Kelly, dont l’influence se remarque jusque dans la combinaison squelette de la pochette de Punisher.

I hate living by the hospital
The sirens go all night
I used to joke that if they woke you up
Somebody better be dying

– Halloween 

Dans la même veine mélancolique, le titre éponyme Punisher (dédié à Elliot Smith) permet d’apprécier la fibre folk acoustique de Bridgers, couplée à son humour noir grinçant et délicieux. Même chose pour le délicat Halloween, à l’origine duquel on retrouve un véritable travail d’équipe qui liera la chanteuse à Christian Lee Hutson (dont elle a produit le troisième album, Beginners, paru en mai dernier) et Conor Oberst (avec qui elle partage le duo Better Oblivion Community Center), dont les voix se mêlent à celle, précieuse, de Phoebe, sur les dernières secondes. Le titre parle d’une relation arrivée à son point mort, l’insipidité d’une vie qui aurait perdu de sa saveur au fil des années. L’idée de la fête d’Halloween traduit, dès lors, cette possibilité d’être qui l’on veut, ce qu’on veut, de s’échapper de cette routine oppressante et désillusionnée. “Baby it’s Halloween, and we can be anything” apporte alors cette lumière, cet espoir, qui se cogne à l’amertume mélodique du titre. 

Le disque donne également un aperçu intéressant du rapport particulier que la chanteuse entretient avec la mort. Un thème récurrent, qui occupe bon nombre de ses morceaux. Sur Chinese Satellite, l’écriture vient décrire avec une justesse touchante et une finesse élégante l’athéisme de Bridgers et comment celui-ci alimente ses angoisses funèbres. Les “I want to believe” électrisent alors ce véritable cri du cœur, profondément personnel, relatant la fascination de Phoebe pour le surnaturel, les extraterrestres et les fantômes. Mais les “It’s impossible” traduisent, eux, ses croyances positivistes et scientifiques, laissant peu de place aux théories issues du monde théologique ou aux soucoupes volantes enleveuses d’être humains.

I want to believe
That if I go outside I’ll see a tractor beam
Coming to take me to where I’m from

I want to go home

– Chinese Satellite

Les relations sentimentales de Bridgers ne sont pas épargnées sur cet album et se voient mises à nu dans des compositions touchantes. Moon Song est indéniablement le morceau fleur bleue de l’opus, avec une ambiance assez proche de l’excellent Scott Street, pour conter un amour dysfonctionnel, usant de la métaphore de l’oiseau mort ramené par le chien à son maître afin de mettre des mots sur cette peine de cœur tiraillante. C’est ce sentiment-là, ce sentiment du “je veux qu’on me marche dessus”. Le titre va de pair avec Savior Complex. Comme son nom l’indique, ce dernier traite du complexe dit “du Chevalier Blanc” : cette manie de toujours venir en secours aux personnes dans le besoin, camouflant ses propres besoins personnels.

Parallèlement à cet esprit vaporeux et brumeux (marque de fabrique de Bridgers), on retrouve une fibre plus énergique et vivante, qui colle mystérieusement bien avec l’univers de la jeune compositrice. I See You s’appuie alors sur des percussions vivaces et des éclats frénétiques de guitare électrique, pour refléter la passion amoureuse que la chanteuse a entretenue avec son batteur. Une rupture difficile, qui laissera finalement place à une amitié indestructible qui les unit aujourd’hui. C’est donc plein d’espoir que cet hymne à la romance se dresse comme le noyau énergique de Punisher. Dans un autre registre, Kyoto apporte à son tour son lot de légèreté et d’allégresse. Une fanfare de cuivres relève davantage cet esprit euphorique, malgré des lignes plus sombres abordant le syndrome de l’imposteur. Le but est donc de réussir à faire la balance entre l’ombre et la lumière : ne jamais tomber dans des morceaux totalement déprimants ni naïvement bienheureux.

Arrive alors le grand final. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que nous n’étions pas prêt·es pour une telle claque. Divisé en deux moitiés distinctes, I Know The End est de ces morceaux audacieux, colorés de plusieurs styles musicaux opposés, plusieurs tempos étrangers les uns aux autres. Comme la cristallisation musicale des contradictions qui rythment la discographie de la chanteuse. Un véritable imbroglio de sujets de société (avec une vision apocalyptique et tristement réaliste de l’Amérique actuelle) et de mélodies (ballade folk, effusion pop rock, chaos métalleux) s’enchaîne alors dans un dernier coup de génie qui clôture cette remarquable collection avec force. Les arpèges envolés et mélancoliques occupent le début du morceau, surmontés par la voix voilée de Bridgers, fragile et bienveillante.

S’ensuivent (par une transition brillamment ficelée) de subtils éclats de percussion sur lesquels le tempo et le débit de paroles s’accélère progressivement, avant de déboucher sur une enfilade de métaphores en tout genre, véritable satire de nos sociétés actuelles. Une lettre ouverte à un monde qui brûle, une ultime célébration collective (les voix de Bridgers, Malcolm McRae, Lukas Frank, Conor Oberst, Kane Ritchotte, TomberlinChristian Lee Hutson, Blake Mills, Nick Zinner, Lucy Dacus, et Julien Baker s’unissent sur la fin) face au feu de l’Apocalypse. Cacophonie de cuivres, feulements gutturaux, l’outro cauchemardesque le traduit bien : the end is here. Mais ce n’est pas une raison pour se laisser abattre : si la fin est inévitable, il ne tient qu’à nous de la célébrer dignement, en fanfare et en trompettes. Punisher a beau s’articuler autour de multiples tropes mortuaires, les titres qui le composent renferment un étonnant et galvanisant éclat de vie. Phoebe Bridgers, magicienne du paradoxe sentimental, nous livre ici un second album clair-obscur, perdu entre un humour satirique lumineux et un sombre réalisme terre-à-terre. Un véritable bijou de songwriting comme on n’en fait pas assez.


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