Guilty Pleasure #2 : Hüh ! Le retour inespéré de Stephan Eicher
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Auteur·ice : Victor Houillon
15/02/2019

Guilty Pleasure #2 : Hüh ! Le retour inespéré de Stephan Eicher

Je ne pensais jamais revoir le dandy suisse dans les bacs. En conflit avec sa maison de disque pour des raisons obscures, Stephan Eicher était lui-même pessimiste quant à sa capacité à ressortir un album et semblait se concentrer sur sa vie de musicien itinérant, enchaînant inlassablement les concerts. Quoi de plus logique, après tout, pour un artiste qui aura toujours fui le succès, se réfugiant notamment dans des tournées en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie dans les années 90 pour échapper au tube Déjeuner en paix. Stephan Eicher, c’est aussi et surtout l’art du contre-pied. Après une tournée seul sur scène entouré d’automates, il choisit de s’associer aux douze musiciens du Traktorkestar pour une réinterprétation festive de ses morceaux préférés. C’est de cette tournée qu’est née l’idée de Hüh !, son premier album depuis 2012.

Retour vers la fin des années 90. L’iPod n’existant pas encore, je découvre la musique depuis le lecteur CD du monospace familial où Stephan Eicher y occupe une place de choix entre Manu Chao et Alain Souchon. Je mentirais si je disais que le coup de foudre fut instantané. Mais mes parents avaient réponse à tout. Son drôle d’accent ? Le français n’est pas sa langue maternelle. Le fait qu’il chante les textes d’autrui ? Ces derniers sont presque tous signés du même auteur, qui écrit en fonction de la voix du Suisse. C’est un chanteur à minettes RTL2 ? Le bon Stephan s’évertue justement à surprendre son monde pour ne pas être enfermé dans une case. Ainsi bercé aux sons des albums Engelberg et Carcassone, ce n’est que récemment que je suis devenu assez adulte pour comprendre la qualité des textes de Philippe Djian. Tu Ne Me Dois Rien, Rien N’Est Si Bon, Two People In A Room… Tant de titres auxquels il m’était impossible de m’identifier alors, et que je redécouvre avec plaisir depuis l’année dernière. La rumeur d’un retour du dandy suisse avec un album qui revisiterait une carrière aussi longue que diversifiée arrivait donc à point nommé. Autant le dire d’entrée: Hûh !, puisque c’est son nom, n’a rien d’un best-of ordinaire. On aurait d’ailleurs tendance à conseiller plutôt la compilation Hotel S (qui contient tous les titres sus-mentionnés) à un novice cherchant à découvrir l’univers du chanteur. Pensé depuis sa ville natale de Berne, ce disque est davantage l’occasion pour Stephan Eicher d’apporter un nouveau regard sur ses œuvres préférées. Cela donne un album éclectique, risqué et intriguant, au sein duquel trois ambiances se distinguent.

La première, omniprésente au fil de l’album, est festive. Comment pourrait-il en être autrement, au moment de célébrer ce retour accompagné d’une véritable fanfare de neuf cuivres et trois percussions ? EnvoléesLouanges et surtout le classique Combien De Temps sont ainsi transformés en tourbillon de confettis. Comme une ode aux origines yéniches du Bernois, les arrangements se veulent dansant et sautillant. Il en résulte d’ailleurs une version surprenante de Cendrillon Après Minuit. De prime abord, le contraste entre une musique entraînante et un des plus beaux textes de Philippe Djian dénote, les cuivres répondant au constat lucide d’une romance sans passion ni avenir. Après plusieurs écoutes, on pourrait néanmoins y voir une nouvelle réflexion sur une histoire qui pourrait concerner tout le monde : si la version de 2003 y voyait de la mélancolie, cette version flambant neuve semble plutôt en rire et évoquer un épisode banal sans amertume. Une fête n’étant réussie que si partagée avec le plus grand nombre, les fans ont également étaient invités à participer sur l’album. Stephan Eicher a ainsi profité de sa tournée de 2018 pour enregistrer les chœurs de son public. M’étant glissé avec mes parents dans la salle du Carré Belle Feuille en mai dernier, nos voix cristallines peuvent notamment être entendues sur l’incontournable Pas D’Ami. Au passage, être crédité sur un disque de Stephan Eicher est à la fois mon apogée musicale et l’assurance d’avoir dépassé les espoirs les plus fous que ma chère mère aurait pu fonder en moi.

Le deuxième fil rouge de ce projet est un regard en arrière, une mesure du chemin parcourue. L’artiste va puiser jusqu’en 1983 pour y faire ressortir deux perles de sa période new wave. La Chanson Bleue est ainsi présentée dans une ballade où les arpèges et la voix du Suisse épousent les chœurs subtiles de Claire Huguenin et Steff La Cheffe pour donner un nouveau sens aux paroles. A l’inverse, Les Filles Du Limmatquai devient un véritable capharnaüm entre rythme presque électro, solos de cuivres et “je veux toujours l’amour, je veux l’amour toujours” scandé tel un leitmotiv (les paroles de cette chanson sont d’ailleurs les seules écrites par Stephan Eicher sur l’ensemble de Hûh !).

Le troisième et dernier versant de ce disque est pour moi le plus intéressant. Entre les moments d’allégresse, un disque de Stephan Eicher ne serait pas complet sans de vrais instants de mélancolie. On en profite pour découvrir trois nouveaux morceaux. Tout d’abord Étrange, une ballade piano-voix qui éclot au fur et à mesure que le Traktorkestar rejoint le chanteur. L’apport de la fanfare reste cependant maîtrisé afin de laisser respirer la plume amer-douce de Philippe Djian, reconnaissable via des phrases telles que “la distance est pire poison que le venin”. Je suis encore plus ému sur Papillons, où l’on ne peut que souligner la justesse des arrangements à la Bon Iver. De l’intro orchestrale nommée Chenilles aux nappes de cuivres en passant par le discret roulement de tambours militaires, la manière dont les textures enrobent la guitare est tout simplement sublime. Mais surtout, la manière dont le chœur du public se rajoute progressivement aux voix de Claire Huguenin et Steff La Cheffe pour donner une teneur grandissante à la maxime “où que tu ailles, où que tu sois” est une excellente représentation d’un souvenir qui remontrait par hasard à la surface, d’abord timidement avant de se faire lancinant. En avant-dernière position, cette chanson est le plus beau moment de l’album. Ne reste alors plus qu’à conclure le tout en douceur sur une dernière nouvelle chanson, avec des paroles cette fois-ci offertes en français par Martin Sutter. Une première partie en forme de monologue, une deuxième partie où Stephan Eicher s’efface pour laisser le Traktorkestar conclure. “Il fait nuit et tout est dit”.

En y repensant, c’est tout de même cocasse d’avoir passé une partie de mon enfance à penser que mes parents ne connaissaient rien à la musique, pour au final me rendre compte que j’écoute en partie la même chose qu’eux. Profitant de chaque retour à la mère patrie pour “emprunter” quelques vinyles, j’aurai cette-fois ci l’occasion de rééquilibrer légèrement les comptes grâce à Hüh !, ce drôle de concept oscillant entre anarchie et contrôle, bruit et douceur, regard en arrière et promesses de lendemains musicaux. Car désormais libéré de ses soucis contractuels, il y a fort à parier que ce bon vieux Stephan ne s’arrête pas en si bon chemin.

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