HAAi : “Il y a toujours des gens pour penser que les femmes ne composent ni ne produisent leur propre musique”
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Auteur·ice : Joseph Lanfranchi
17/06/2022

HAAi : “Il y a toujours des gens pour penser que les femmes ne composent ni ne produisent leur propre musique”

| Photo : Alice Sevilla pour La Vague Parallèle

Reconnue pour ses mix aux sélections éclectiques dont l’énergie folle ne laisse jamais un dancefloor indifférent, HAAi l’est moins pour ses propres morceaux. Sans doute car elle est toujours à l’affût du premier chemin de traverse pour échapper aux risques d’une musique électronique qui s’homogénéise trop souvent au risque de se dénaturer. Ce qui ne l’empêche pas de retourner le monde de la nuit de temps en temps à coup de bangers intrépides et percutants. A l’occasion de la sortie de son premier album Baby, We’re Ascending, la compositrice, productrice et DJ australienne revient sur son parcours et éclaire le processus qui l’a amené à sortir un disque abouti, intense et solaire.


La Vague Parallèle : Tu composes et produis de la musique sous ton alias HAAi depuis 2017 mais tu évoluais déjà dans le monde de la musique électronique et de la nuit depuis un moment. On est en 2022 et ton premier album va “enfin” voir le jour. Comment te sens-tu ?

HAAi : Très excitée ! J’ai l’impression que c’est vraiment le bon moment. Après tout ce temps, on peut dire que l’épidémie de Covid, en mettant tout le monde en pause, et surtout dans l’événementiel, m’a permis de composer et d’enregistrer un “vrai” album en studio. Sans ça, je n’aurais sans doute pas pris le temps de le faire. J’aurais sans doute écrit un album mais pas de cette façon ou alors cela aurait pris bien plus de temps. Ça m’a permis de me sentir totalement prête. Mon label me demande déjà ce que je vais faire après (rires) mais de mon côté je me concentre sur la sortie de ce premier LP. Le reste viendra plus tard.

LVP : Par le passé, tu composais ta musique sur ton ordinateur portable, à l’aéroport entre deux vols ou dans le train entre deux soirées. En ayant le temps de te poser en studio sur une plus longue durée est-ce que tu as changé ta façon de composer et d’enregistrer ?

HAAi : Je n’ai pas réellement modifié ma façon de composer. Par contre, j’ai énormément apprécié le fait d’avoir tous ces instruments à ma portée, de pouvoir utiliser directement tel ou tel synthétiseur, de pouvoir enregistrer des chants dans ces conditions, de pouvoir utiliser des instruments et des machines bien réels. Tu ne peux pas faire ça dans ta chambre d’hôtel et je suis très contente d’avoir eu plus de temps et d’espace. Ce sont vraiment deux caractéristiques importantes que je n’avais pas auparavant. Bien sûr, c’est très satisfaisant de composer sur des synthétiseurs modulaires et d’avoir cette sensation physique. Tu peux absolument créer toute la musique et tous les sons sur ton ordinateur mais l’émotion est différente et tu as plus de profondeur dans les sons et de liberté dans l’ajustement des réglages, des fréquences avec des machines physiques. C’était également génial d’être en studio avec mon ingénieure du son qui est incroyablement douée avec toutes ces machines, de travailler ensemble tous les jours.

LVP : J’imagine que ça te permet également d’envisager de jouer l’album en live ? Et d’une nouvelle manière ?

HAAi : Exactement ! Je travaille dessus depuis mon retour d’Australie il y a cinq semaines. J’ai aménagé un petit studio chez moi avec quelques synthétiseurs et pas mal de matériel. Je souhaite que le live soit aussi analogique que possible. Il y aura bien sûr encore des sons provenant d’Ableton, mais le moins possible. Je chanterai et il y aura des invités qui participeront. C’est beaucoup de travail, car je veux également jouer des musiques que j’ai composées à 100% sur ordinateur. Il faut donc les disséquer et les repenser pour qu’elles soient jouables en live via des instruments différents. C’est très intéressant de réécouter ses musiques dans cette optique, d’enlever certaines parties, d’en ajouter d’autres, d’accentuer certains sons, de rendre tel moment plus intense, etc. C’est très amusant. Comme j’ai commencé par jouer dans des groupes et faire des concerts de shoegaze, j’étais certaine de revenir vers ce genre de performance. Ça m’a juste pris un peu de temps. 

 

LVP : Tu es plus connue comme DJ pour tes mix que pour tes propres compositions et tu as fait beaucoup plus de sets que de tracks. Comment tes mix de DJ et ton travail de composition et de production s’influencent-ils l’un l’autre ?

HAAi : Je pense qu’avoir l’expérience de DJ, voir comment réagissent les gens, ce qu’ils aiment, de savoir ce qu’ils ressentent, les émotions qui les traversent lorsqu’ils écoutent de la musique, lors de tel enchaînement, influence fortement ma musique. J’y pense lorsque je réfléchis à la direction que j’ai envie que la chanson prenne, lors d’un breakdown ou lorsque je veux faire revenir le beat et que je veux que les gens le ressentent intrinsèquement. Être une DJ et avoir passé tout ce temps derrière les platines me donne une grande maîtrise de la gestion de la tension dans mes chansons. Par le passé, j’ai beaucoup composé en ayant en tête mon travail de DJ : la plupart de mes musiques étaient faites avec l’idée d’être utilisées pour ouvrir un set ou pour un futur festival. Tout avait un but, ce qui n’est pas le cas sur Baby, We’re Ascending. Si tu ajoutes à cela le fait que tous les clubs étaient fermés lors de son enregistrement, ce n’est pas étonnant que ce soit moins un album pour club. Quelques chansons peuvent bien s’y adapter mais je le vois plus comme un disque à écouter au casque.

LVP : J’ai pourtant l’impression que l’album dans son ensemble pourrait passer en club.

HAAi : Peut-être la version live que je conçois comme une version bien plus rave, avec plus d’emphase. Mais ça ne sera toujours pas une musique de club standard et efficace. Je n’imagine pas des DJ passer les tracks de l’album en soirée, peut-être Purple Jelly Disc à la limite. On verra, je garderai mes oreilles à l’affût (rires).

LVP : Tu es reconnue pour tes mix intenses, un peu fous et qui rendent ton public dingue. Je trouve que tu as reproduit le même schéma et que tu produis les mêmes sensations sur ton album. Comment fais-tu ?

HAAi : Je suis hyperactive et je pense que cela se voit dans la façon dont je mixe et sur l’album. Il y a beaucoup de surprises, de renversements de situation : d’un coup la musique ralentit et il y a une longue pause puis le beat revient au galop. J’avais envie de traduire en musique la façon dont notre cerveau peut être chaotique. De la même façon que notre capacité d’attention qui évolue de façon désordonnée, en tout cas pour moi. Ca se ressent très bien sur Biggest Mood Ever : la musique est très harmonieuse, presque lourde et lente avec le chant d’Alexis Taylor et la minute d’après tout va très vite au milieu d’un fourmillement de sonorités. C’est une représentation de la façon dont mon esprit fonctionne. 

 

LVP : On parle du rythme de l’album, de la tension dans les chansons qui ralentissent et accélèrent. Cela concerne aussi l’album dans son entier qui fonctionne particulièrement comme un tout. C’est un voyage global. C’était important pour toi qu’il soit un objet musical complet ?

HAAi : Complètement. De façon rétrospective, je ne pense pas que je ferais de cette façon car avec ce genre de projet c’est dur d’extraire une chanson du lot et donc de briser les liens qu’elle a avec les autres. Et pourtant c’est nécessaire pour la mettre en ligne en tant que single avant la sortie de l’album. C’est parfois assez frustrant. Mais je voulais que Baby, We’re Ascending soit très linéaire, sans doute en réaction à la diminution de la capacité de concentration des gens. La durée d’écoute attentive d’une personne pour une chanson est si courte aujourd’hui, notamment en raison des plateformes de streaming et de leur fonctionnement. Les gens ont pris l’habitude de “feuilleter la musique”. J’avais à cœur de créer une sorte de mixtape où les morceaux se complètent les uns les autres. C’est quelque chose que j’ai accentué en mixant toutes les tracks ensemble de façon continue. Je trouve que ça leur donne davantage de sens individuellement et de façon globale, cela crée une histoire. Et c’est sans doute aussi une des déformations professionnelles de DJ. Cela demande plus de temps et d’investissement à l’auditeur mais je préfère vraiment le résultat comme ça qu’avec les chansons séparées les unes des autres.

LVP : J’ai écouté Baby, We’re Ascending plusieurs fois mais je ne parviens toujours pas bien à le décrire. Qu’est-ce pour toi ?

HAAi : Le chaos (rires). C’est assez difficile car il a plusieurs genres de musique. Des moments de break-beat très rapide, d’autres beaucoup plus pop avec du chant et d’autres plus symphoniques. C’est plus expérimental que ce que je pensais faire.

LVP : C’est assez expérimental et à rebours de la musique électronique la plus diffusée qui s’harmonise de plus en plus, de la techno toujours plus rapide et plus puissante par exemple.

HAAi : C’est important d’essayer de trouver son propre son. C’est une des raisons pour laquelle je ne sors mon premier album que maintenant, après toutes ces années à jouer et produire de la musique électronique. C’est le temps qu’il m’a fallu pour créer mon propre son, pour ne pas avoir le même son que tout le monde. J’ai pris le temps nécessaire pour faire quelque chose qui me semble unique et qui me correspond. C’est vraiment une étape cruciale pour une artiste. A présent, j’ai presque une formule que j’applique même si c’est exagéré de le dire comme ça. Lorsque je compose une musique je sais ce que je peux faire pour que ce soit ma musique, qu’elle sonne comme moi. 

LVP : Tu utilises les mêmes techniques dans tes mix non ? Qui ne ressemblent pas aux habituels DJ set techno.
HAAi : J’aime que les gens dansent sans arrêt et j’essaye de garder leur attention mais de façon différente selon les moments. C’est parfois agréable d’avoir une musique qui joue en fond mais je préfère lorsque les gens sont complètement submergés par la musique.

LVP : Ce soir tu joues au REX pendant 5h, comment te prépares-tu ?

HAAi : J’adore ce club. J’écoute et je cherche de la musique toute la semaine, j’organise mes playlists et bien sûr j’ai aussi mes tracks favorites toujours sur moi. Je prépare toujours les deux premières chansons de mon set et ensuite je vois comment réagit le public. J’ai beaucoup de musique et je suis à peu prêt prête pour n’importe quoi. Un des Bicep m’a donné une de leurs nouvelles chansons et elle est vraiment incroyable dont j’ouvrirai peut-être avec, on verra sur le moment.

 | Photo : Alice Sevilla pour La Vague Parallèle

LVP : J’ai parfois l’impression d’être dans un film quand j’écoute ton album. Est-ce que tu as parfois cette sensation lorsque tu composes ?

HAAi : Oui clairement et je souhaitais rendre certains moments de l’album très cinématiques, particulièrement les plus symphoniques. Je rêve depuis très longtemps de composer la musique d’un film et j’espère que plus je compose des musiques qui s’en approchent plus il y a de chance que quelqu’un l’écoute et pense à moi la prochaine fois (rires).

 

LVP : C’est la première fois que tu collabores avec d’autres artistes. Tu ne l’avais jamais fait par le passé et il y a beaucoup d’invités sur Baby, We’re Ascending. Pourtant ce n’est pas quelque chose que les artistes font souvent sur leur premier album mais plutôt sur les suivants.

HAAi : Avant cet album je n’avais jamais produit de morceaux à plusieurs et j’étais très protectrice de ma musique, je travaillais complètement seule. J’avais l’impression que si je laissais quelqu’un d’autre participer on allait me dire que la musique n’était pas de moi. C’est quelque chose de très courant dans la musique électronique pour les femmes. Il y a toujours des gens pour penser que nous ne composons ni ne produisons pas notre propre musique. En faisant tout moi-même, je me protégeais. C’est toujours quelque chose qui m’est très cher mais une fois que j’ai accepté l’idée de collaborer avec d’autres artistes, j’ai réalisé à quel point iels pouvaient m’apporter de nouvelles choses, de nouvelles idées, tout ce qu’iels pouvaient m’apprendre. J’apprécie énormément d’avoir quelqu’un d’autre dans la pièce maintenant et tout ce que cela peut apporter. Je pense que cela enrichit l’ensemble du processus créatif. Tout a été très simple parce que je n’ai travaillé qu’avec des ami·e·s. Tout le monde était sympa et respectueux et très excité à l’idée de ces collaborations, car c’était pendant la pandémie. On a beaucoup travaillé à distance en s’envoyant les uns les autres nos idées, nos créations. C’était une très bonne façon de commencer à le faire pour moi et ça m’a également rendue plus confiante pour recommencer dans le futur. Lorsque que je travaillais seule, je ne voulais pas qu’on voie mes projets sur Ableton de peur qu’on les juge trop bordéliques (rires). Travailler à plusieurs m’a forcée à organiser mes projets pour qu’ils soient compréhensibles par d’autres, ce qui m’a rendu bien plus sûre de moi.

LVP : Tu as collaboré avec Kai Isaiah Jamal qui est très engagé·e politiquement.

HAAi : Kai est un·e activiste trans et un·e poète·sse en spoken word. Nous étions voisin·es et vivions dans le même immeuble, on se croisait souvent dans les escaliers et je savais qu’iel connaissait ma musique. Nous admirions chacun·e ce que faisait l’autre mais nous étions trop timides pour en parler. Au fur et à mesure, nous avons commencé à parler de musique, des disques que nous aimions et sommes arrivé·es aux racines noires et queer de la musique électronique. Un jour, Kai me demande si je connaissais ce disque In the Dark – Detroit Is Black qu’iel adorait et c’était littéralement le vinyle juste en face de moi dans mon appartement. Je lui ai envoyé une photo et iel m’a proposé qu’on fasse de la musique ensemble. J’avais déjà commencé à composer Human Sound en espérant que Kai puisse un jour faire du spoken word dessus mais je n’osais pas lui demander. J’ai sauté sur l’occasion. Nous prévoyons de collaborer encore dans le futur et iel participera à mon live. Toutes mes collaborations se sont un peu passées comme ça, de heureux hasards.

LVP : Tu parles des origines noires, underground et très politiques de la musique électronique. Quelque chose qui semble se diluer dans le raz de marée commercial et la diffusion de ce genre de musique à grande échelle de nos jours. Tout l’univers de la techno a été blanchisé et normalisé. Comment te positionnes-tu par rapport à tout ça ?

HAAi : C’est très important d’en être conscient et d’essayer de trouver un moyen de le limiter. Personnellement, j’ai encore beaucoup à apprendre car je n’ai intégré la scène électronique que très tard dans ma vie. J’ai énormément appris lors de ces sept dernières années mais je suis encore loin du compte. A mon niveau j’essaye de faire attention aux lieux où je joue, au line up des festivals. C’est important pour moi que tout le monde ne soit pas exactement comme moi, qu’il y ait une certaine diversité dans le public.

LVP : Et tu arrives à décider des clubs dans lesquels tu joues ?

HAAi : Ça dépend. Par exemple pour le REX à Paris, j’y étais déjà allée lorsque Daniel Avery y était passé. J’avais pu rencontrer les gérants et je leur avais fait comprendre que j’aimerais bien y jouer un jour. Donc quand ils m’ont demandé, j’ai tout de suite accepté. J’ai une liste de clubs tout autour du monde où j’aimerais jouer et parfois mon agent arrive à me booker. Sinon il faut espérer qu’ils entendent parler de toi et te contactent.

LVP : Une dernière question : quelles sont tes influences non musicales ?

HAAi : Les films, comme tout le monde. Ce n’est pas facile de répondre, car je suis un peu obsédée par la musique, en écouter, en jouer, en composer. Ça me prend presque tout mon temps, la seule chose que je fais en dehors c’est boire du vin (rires). Les films seront toujours là, en fond, avec une réelle influence sur tout le reste, parce que comment pourrait-il en être autrement ? Ca va sembler un peu tragique mais je ne fais pas grand chose à part composer et jouer de la musique. Parce que c’est ce que j’aime, c’est dans mon ADN, c’est le plus important pour moi.

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