Hubert Lenoir peint un auto-portrait dans Pictura de Ipse
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Auteur·ice : Philomène Raxhon
03/05/2022

Hubert Lenoir peint un auto-portrait dans Pictura de Ipse

| Photo : Noémie Leclerc

Quand Darlène, son premier album, est sorti, Hubert Lenoir avait 22 ans. Effarouché par les expériences qui suivirent son succès soudain, par les éloges, les critiques et par la vie, il choisit de prendre son temps, quatre ans, pour écrire, composer et interpréter Pictura de Ipse, second opus livré aux loups du monde en 2021. L’artiste québécois y délivre 20 titres d’une subversion plus mature que la révolution ultra-jouissive de Darlène. Sons bruts, beats planants, cris du coeur, ce deuxième album tire sur le fil des émotions, vire à 100 à l’heure sur l’autoroute du prévisible. Artiste sincère et intrépide, Hubert Lenoir s’y raconte dans toute sa singularité.

Pour moi, c’est un peu ça aussi, la musique directe :

composer avec les imprévus, avec ce que la vie te donne.

L‘exercice du deuxième album est intimidant, surtout lorsqu’il fait suite à un premier acclamé et hautement discuté. L’existence d’Hubert Lenoir s’est vue propulsée dans la sphère publique et son attitude subversive décortiquée et gonflée en controverses. Il faut dire que la surprise était encore plus grande quand on sait que Darlène était un projet multidisciplinaire, composé comme une trame sonore pour le roman du même nom. Pictura de Ipse a l’étoffe d’un premier album et l’expérience du succès de son prédécesseur. Fidèle à sa maison de disque québécoise, Simone Records, Hubert Lenoir, toujours en pleine ascension, signe également chez Worse/Terrible Records (Solange, Blood Orange) pour le marché américain.

Si Darlène était un opéra postmoderne, Pictura de Ipse : musique directe, son second album sorti en 2021, est une oeuvre pop expérimentale. Inspiré du cinéma direct né au Québec dans les années 50, il s’articule autour d’enregistrements pris à l’Iphone et assemblés pour créer des morceaux parfois admirablement dissidents, toujours emprunts du génie un peu fou de leur créateur. L’artiste s’entoure de musicien·ne·s, mais réalise seul un travail d’orfèvre autour de son oeuvre la plus personnelle. À la recherche d’un son inspiré du réel, Hubert Lenoir agence ces bouts de vie captés entre Paris, Québec et Montréal, leur érige un temple musical où chacun d’eux trouve sa place.

La Vague Parallèle : Pictura de Ipse, ça veut dire portrait, en gros. Cet album, c’est toi ?

Hubert Lenoir : Oui, ça veut dire auto-portrait. C’est sûr que, définitivement, c’est un album qui est extrêmement personnel. J‘avais vécu des trucs qui étaient très intenses, ma vie a vraiment changé dans les quatre dernières années. J’avais besoin de me recentrer. C’était comme ce désir de retrouver le chemin vers soi-même. Ce désir, dans ma vie en général, s’est aussi transcrit dans mon œuvre. Je crée des trucs et j’écris pour moi.

La Vague Parallèle : C’est un album de musique directe. Comment as-tu su que tu avais envie de ça pour ce nouvel opus, juste toi avec les sons que tu avais pu enregistrer ?

Hubert Lenoir : On peut l’appeler comme ça, musique directe, mais c’est plus une technique de travail. C’est comme une approche que j’ai eue pour utiliser certains sons, certains procédés pour construire des chansons. J’essaie de me laisser guider par le processus puis d’aller vers ce dont j’ai besoin pour avoir le résultat que j’ai en tête. Des fois, faut se laisser surprendre un peu. De par mon processus, naturellement, je suis porté à travailler avec beaucoup de personnes. Je vais aller chercher un peu ce dont, je pense, la musique a besoin, en étant humble aussi, en sachant que mes capacités ont des limites. Mais je sentais qu’avec lui [Pictura de Ipse], je pouvais faire une partie du chemin seul. J’ai commencé l’album très seul, fait un bout avec des collaborateurs, puis terminé un peu plus en solo, avec seulement une personne qui fait le mix.

La Vague Parallèle : En testant quelque chose de nouveau, est-ce que tu redoutais un peu l’accueil du public par rapport à ça ?

Hubert Lenoir : Non. Même pour mon premier album, le public n’était pas tant l’objectif dans le sens où je voulais juste faire un truc que moi je voulais faire. À l’époque, j’aimais beaucoup les productions musicales des années 70, des groupes comme Steely Dan qui enregistrait avec tout le monde dans la même pièce. T’avais vraiment ce feeling très organique. Quand j’avais fait ça [Darlène], j’avais pas beaucoup d’expérience pour travailler avec des chansons qui étaient instrumentales, des instruments comme le saxophone et tout. Pour moi, il y avait un côté en dehors de ma zone de confort et expérimental. Du moins, il y avait un désir d’expérimenter avec mes propres limites à cette époque-là. Finalement, mon mindset n’était pas tellement différent quand j’ai fait Pictura de Ipse. C’est sûr, je suis une personne différente, avec différentes inspirations. Mais pour le public, c’est peut-être après que j’ai réalisé, en post, que cet album-ci était peut-être plus difficile à la première approche que l’autre. Par après, devant le fait accompli.

La Vague Parallèle : Tu y parles aussi de la fame soudaine qui est venue avec Darlène. Est-ce que c’est quelque chose auquel tu aspirais ? 

Hubert Lenoir : Ça dépend quelles parties en fait (rires). There’s layers. Il y avait des points dont j’avais envie. C’est de ça que j’essaie un peu de parler. Je pense qu’on est des êtres extrêmement paradoxaux. Si je veux détecter si quelqu’un·e est un peu full of shit, quelqu’un·e qui a une façade, un musicien ou une musicienne, je pose cette question: “est-ce que toi tu voulais juste faire de la création puis faire des chansons et tout ça, ou tu avais aussi ce désir-là d’être une rock star ?”. Si les gens me disent “oh non moi c’était uniquement la création, la musique et blablabla”, là je sais qu’ils sont full of shit. Mais là si tu le mets dans ton entrevue, les gens ils vont savoir (rires). Étant jeune, on a tous·te·s ce désir-là. Mais à un moment donné, la création prend souvent le dessus. Dans mon cas, l’idée de juste faire de l’art est beaucoup plus profonde que juste faire des concerts et des stage dive et d’être une rock star.

La Vague Parallèle : Est-ce que rentrer dans des sujets plus intimes s’est un peu imposé à toi pour parvenir à quelque chose d’authentique ?

Hubert Lenoir: Oui, d’une certaine façon. J’ai travaillé beaucoup avec l’écriture automatique, dans le sens où je travaillais les textes mais j’essayais de moins les travailler que ce que j’aurais pu faire auparavant. Écrire dans un langage qui était peut-être un peu plus direct. Parfois c’est plus mon flux de pensées qui est là. C’est sûr que c’est tombé plus dans l’intime. Ce n’était pas quelque chose que, par définition, j’abordais dans mon vocabulaire quand je parlais de ce que je faisais pour le moment. Mais je comprends qu’il y a un côté intime dans le résultat. 

La Vague Parallèle : Tu racontes une histoire de 2012 où tu es dans une sorte de robe t-shirt et tu entends des insultes homophobes derrière toi. Après, en 2020, tu as pas mal posté à propos de ce mouvement des écoliers québécois qui portaient la jupe dans un message de féminisme et de tolérance. La jeunesse actuelle te donne espoir ?

Hubert Lenoir : Oui, quand même. Je sais que les temps changent. À une certaine époque, tu ne voyais pas vraiment des gens qui avaient une présentation fluide dans leur genre. Je ne veux pas m’approprier comment d’autres personnes le vivent, chacun·e a sa propre histoire et ça lui appartient. Après, quand j’écris des lignes comme dans SECRET, “condoléances à tous ceux qui sont comme moi”, c’est l’idée un peu d’ouvrir la porte aux autres. Cette idée de communauté. Même si, à ce moment-là, j’écrivais ça que pour un côté rassurant pour moi-même, mais en sachant qu’il y a d’autres personnes qui peuvent vivre ça aussi. 

 

La Vague Parallèle : Avec des chansons comme SECRET, est-ce que tu attends d’être prêt à revisiter des parties de ta vie avant de pouvoir les mettre en musique ?

Hubert Lenoir : Ça dépend de la période. Souvent, quand on écrit, quand on pense, on écrit face à des souvenirs qu’on a et qui arrivent dans notre tête un peu comme un embouteillage. Il n’y a pas forcément d’ordre précis. Des événements, des séries d’événements qui te rappellent des trucs comme un peu une forme de psychanalyse. Des trucs passés qui expliquent des comportements d’aujourd’hui.

La Vague Parallèle : Est-ce que tu as l’impression que tu arrives mieux à t’en détacher une fois que c’est sorti dans le monde ? Tu exorcises un peu la situation ?

Hubert Lenoir : Bonne question. Des fois, quand c’est dans le monde, c’est encore pire parce que les gens savent, ils posent des questions. J’aimerais bien être l’artiste qui dit “ah c’est thérapeutique, c’est sorti de moi et là ça appartient à l’art et tout” (rires). Mais je suis encore très près des situations, ça fait pas si longtemps. Peut-être que dans vingt ans, à force d’en parler, je pourrai dire “ça m’a fait du bien”. Pour l’instant, je suis tellement en train de vivre tout ça de près que je ne sais pas encore.

La Vague Parallèle : Pourtant, tu as littéralement vomi pour faire cet album, non ?

Hubert Lenoir : Oui, c’est vrai, j’ai vomi. C’est Noémie [bff et partenaire en art] qui a eu l’idée. Elle m’avait abordé avec l’idée en disant “faudrait que tu enregistres une chanson de l’intérieur de ton ventre”. Puis je trouvais ça cool, je comprenais un peu le concept d’expérimentation mais, en même temps, je me disais qu’il fallait quand même que j’avale un micro. Noémie avait demandé à deux médecins et les deux ont déconseillé quand même (rires). Mais bon, je serais prêt à faire n’importe quoi pour essayer. C’était intéressant à voir, surtout avec la respiration. J’ai toujours aimé les sons en général et l’idée d’expérimenter avec comment les choses sonnent. C’est pour ça que j’étais si attiré par le field recording puis le rythme naturel de la vie en général. C’est quelque chose qui me parle et que j’ai essayé de peaufiner dans cet album-là. Pour moi, c’est un peu ça aussi, la musique directe : composer avec les imprévus, avec ce que la vie te donne. J’espère que j’ai fait un petit bout de chemin, mais c’est quelque chose qui me fascine et, dans les prochains trucs que je vais faire, j’espère que ça va continuer à s’imposer dans mon travail.

La Vague Parallèle : On sent clairement l’influence de l’environnement. Cet album, tu l’as beaucoup travaillé en fonction de où tu étais ?

Hubert Lenoir : L’idée avec les rapports de lieux est venue plus parce que, quand j’enregistrais avec un Iphone, je les nommais pas parce que je n’avais pas l’impression que j’allais m’en servir. Quand tu ne les nommes pas, ça te met automatiquement le lieu où tu es avec souvent une adresse, un endroit. Quand je me suis mis à observer ces milliers d’enregistrements pour travailler, j’avais souvent les noms des rues où j’avais été la plupart de ma vie dans les quatre dernières années. Du coup, ça donnait Paris, Québec et Montréal, des villes dans lesquelles j’ai passé beaucoup de temps. Je me suis mis un peu plus à écrire en faisant des références, naturellement, aux lieux. Ça m’inspirait. J’ai un peu poussé le truc et ça a formé une sorte de trame narrative autour de ces lieux-là.

La Vague Parallèle : Est-ce qu’il y a eu un enregistrement particulier où tu t’es dit “ok on va faire ça” ou c’était plus un processus de pensée sur le long terme ?

Hubert Lenoir : Ce n’est pas un enregistrement en particulier qui m’a convaincu de le faire. Je me rappelle de la soirée où j’ai eu l’idée. J’ai eu un peu un moment de réflexion. J’avais réécouté des films de cinéma direct et, au même moment, je m’étais mis à retomber sur mes enregistrements dans mon Iphone et je les écoutais un peu par plaisir de temps en temps. C’est comme ça que j’ai eu l’idée. C’est vraiment le mot musique directe qui m’est venu en tête. Il est un peu imprégné, comme un mood board. Dans tout ce qui est musique pop, c’est une façon de capter de l’émotion et de la vérité à partir d’enregistrements, à partir du réel. Des trucs qui ne sont pas musicaux mais qui se passent et qui se sont passés pour de vrai, pas des trucs stagés dans un studio. C’est une façon aussi de briser la simulation, dans le sens où c’est une façon d’assumer que les enregistrements studio, c’est un collage de plein de choses. Ce qui est intéressant, c’est le contraste avec les deux. J’ai des enregistrements qui sont plus raw, des formes qui sont plus dans le direct, mélangés à des enregistrements qui sont totalement mis en scène, dans un studio, avec des musicien·ne·s et un arrangement précis. Un peu comme certains films qui sont entre le documentaire et la fiction. Il y a des moments qui sont tirés du réel, tirés d’une émotion et qui ne sont pas actés, mélangés à certaines choses qui sont plus poussées dans une fiction plus assumée. 

La Vague Parallèle : Cette façon de travailler l’album, elle se retrouve un peu dans ses thèmes aussi. Cette idée de performance de l’identité, plutôt que l’identité même. Est-ce que c’est quelque chose que tu recherches, d’éviter le fake et être dans le réel ? 

Hubert Lenoir : Oui, je comprends, éviter un peu le côté formaté du monde moderne. Mais ce n’était pas conscient. En même temps, c’est ça la beauté de créer des trucs, il y a le subconscient qui embarque. C’est pour ça que j’aime autant travailler et écrire d’une manière plus automatique. Tu laisses le subconscient parler. Dans cet album, il y avait des choses qui, naturellement, faisaient tellement de sens ensemble, elles s’emboîtaient. Je me suis presque mis à croire, à certains instants, que j’étais presque un peu béni de l’au-delà. Je ne pouvais pas croire comme tout fonctionnait d’une façon parfaite.

La Vague Parallèle : Sur l’album précédent, il n’y avait pas de featuring. Cette fois, tu as collaboré avec Bonnie Banane et Crabe. C’était comment ?

Hubert Lenoir : Avec Bonnie, c’était vraiment cool. Ça s’est fait par internet au départ. Elle a enregistré son truc à Paris puis elle l’a envoyé quand moi j’étais à Montréal. On ne se connaissait pas mais je l’avais contactée sur Instagram. Quand elle me l’a envoyé, j’ai quand même coupé beaucoup de trucs. J’ai fait du collage, j’ai mis des trucs qui allaient avant, après et tout. Le son de sa voix a fait que j’étais convaincu dès le départ. J’étais vraiment content. Quand je lui ai envoyé la chanson, elle était presque finie, on était quasiment au mix, mais on avait besoin de son vocal. Crabe, c’est un groupe de punk expérimental de Montréal. C’est des gens que je connais quand même depuis un moment. Ils m’avaient déjà invité à collaborer sur de la musique à eux. J’avais déjà comme idée de, sur l’album, faire des reprises de Robert Charlebois. Ça allait bien ensemble, c’était hyper naturel. Avec eux aussi c’était super simple, ils m’ont juste envoyé des enregistrements. Pour ça, je n’étais pas présent non plus. C’était par les merveilles d’internet.

 

La Vague Parallèle : Tu as fait la voix française de Pugsley pour La Famille Addams. Est-ce que c’est une envie, d’explorer d’autres disciplines artistiques ? 

Hubert Lenoir : C’est eux qui m’ont approché pour le faire. J’aime l’art en général et j’ai joué dans un film aussi. Je suis toujours prêt à quoi que ce soit si quelqu’un a besoin de moi (rires). Je pense que le jeu en particulier, l’interprétation, j’aime bien. La Famille Addams, ça me tentait quand ils m’ont écrit et le film aussi que j’ai fait, Like a House on Fire, ça tombait bien dans les horaires et tout (rires). Reste quand même que la seule discipline artistique que j’ai, je pense, master à 100%, c’est la musique. 

La Vague Parallèle : On a pu te voir escalader des échafaudages au Dour festival en 2019. Sur cette tournée-ci, est-ce qu’on peut s’attendre à nouveau à des prestations scéniques subversives ?

Hubert Lenoir : C’est sûr que j’aime toujours ça. Tantôt, on a fait de la vitesse avec des mobylettes à Paris. J’aime toujours bien faire un peu de cascade.

 

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