Jockstrap au Hasard Ludique : Dernier concert intimiste avant la gloire
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Auteur·ice : Mathias Valverde
05/11/2022

Jockstrap au Hasard Ludique : Dernier concert intimiste avant la gloire

Depuis la sortie de leur premier album, le duo anglais Jockstrap attire les curiosités et les compliments. La virtuosité de leur production studio pouvait instiller le doute sur leur capacité à l’égaler en live. Et pourtant, mercredi 2 novembre 2022, le groupe a prouvé sur la scène du Hasard Ludique qu’il est bien un des meilleurs groupes de la décennie. Tellement bon que ce devait déjà être un des derniers concerts intimistes du groupe avant la gloire et le succès planétaire.

Avant leur entrée en scène, la hype du duo Jockstrap est à son comble dans la presse, sur les réseaux et dans la salle. Enfin – dans un petit entre-soi. En effet, Jockstrap n’a pas encore le succès populaire que lui prêtent les critiques. Cela ne saurait tarder. Après avoir sorti un premier EP en 2018, passé relativement inaperçu, le groupe a commencé à se construire une solide réputation avec le single Acid présent sur leur deuxième EP Wicked City (2020). Ce morceau atteint aujourd’hui près de 2,5 millions d’écoutes sur un grand site de streaming. Alors que valent 2,5 millions d’écoutes pour une scène parisienne de 250 places ?

 

Le Hasard Ludique était plein à craquer d’un public représentant exactement cet écart. Sur notre planète, un score de 2,5 millions d’écoutes n’équivaut pas encore à un succès populaire. On est donc rassemblé·es dans la belle salle de la porte de Saint-Ouen entre amateur·ices de musique, membres de la presse, fats de l’élite branchée qui suivent les tendances mondialisées et quelques fans de la première heure. Le duo qui présente un score de 89/100 sur le site Metacritic avec un 100 du journal NME n’a plus besoin de prouver à un·e quelconque critique que la hype est méritée. Il s’agit désormais d’apporter aux fans ce qu’il a construit avec son dernier album sensation : I Love You Jennifer B.

Toutes les musiques sont une sorte de raffinement de ce qui s’est fait précédemment. À l’instar des poupées russes, on va d’un style général à une niche précise et respectant des codes anciens. La musique jouée par Jockstrap sort toutes les poupées et les mélange, les empile, les étale devant nous. C’est de la musique pop déconstruite et remontée avec toute la fougue et le génie de ces vingtenaires londoniens. C’est ce qui fait de leur son, non pas un raffinement mais une nouveauté.

Rencontrés sur les bancs de la fameuse Guildhall School of Music, les deux membres du groupe ont la musique qui coulent dans leurs veines, comme l’a confié Taylor Skye (la moitié du duo derrière les claviers et à la production) lors d’une interview. Georgia Ellery, à la guitare, au violon, à l’écriture et surtout derrière le micro, a une voix cristalline extraordinaire. Également membre du groupe Black Country, New Road, cette excellente violoniste jazz fait donc partie des deux meilleurs groupes de la décennie. Lorsqu’on lui demande comment cela est possible, à la faveur d’une mini séance de dédicace à la fin du concert, elle nous répond avec un flegme tout britannique : « it just happened ».

Non, cela n’arrive pas comme ça. Il faut tout le talent, la volonté et les rencontres en plus d’une position et d’une disposition sociale (Taylor a deux parents chanteurs et Georgia a eu un violon pour ses 5 ans) pour produire un album de la sorte. Il faut tout de même connecter tous ces facteurs pour produire des sons aussi idiosyncratiques. C’est exactement ce que le duo parvient à faire sur ses enregistrements comme lors de ses lives.

Et là réside le tour de force de Jockstrap. De leur entrée sur scène à la fin du rappel mercredi soir, le groupe a délivré un set au cordeau, malgré un problème technique à la fin du morceau 50/50. Taylor derrière son synthétiseur Prophet 08 Dave Smith, un clavier d’appoint, une MPC et d’autres instruments électroniques, gère les kicks et les drops en plus des mixages en direct.

Photo – Mathias Valverde

 

Il assure parfois les chœurs comme sur le magnifique morceau Glasgow et chante même quelques couplets sur Acid. Quand il ne chante pas, cet anxieux regarde attentivement le public. On sent toute la bizarrerie de cet échange qui existe lorsque les sons proposés entrent en résonance avec un public en harmonie. Il a ce sourire gêné du génie dont l’œuvre le dépasse.

 

Georgia Ellery permet au groupe de ne pas reposer que sur un son électronique. Même si l’on n’a pas le droit aux mêmes solos de violon dont elle gratifiait le public avec BCNR, son alternance violon/guitare/voix propulse le duo au sommet des merveilles. Coiffée d’une perruque et affichant une apparence en constante diversion à la Cindy Sherman, elle joue les bêtes de scène en dansant, s’approchant du public, fixant intensément certain·es d’entre nous. Avec une grande vulnérabilité parfois et une gouaille à la limite du rap sur certains morceaux, Georgia emporte le public et crée des émotions incroyables au son de sa voix. Lorsqu’elle entame Concrete Over Water, la salle est subjuguée par tant d’amplitude vocale.

 

En plus d’une musique pointue, entre un ancrage hyperpop (voir l’article de Julie Ackerman dans la revue Audimat, n°18 sur le sujet), des envolées hip-hop et des balades presque country, Georgia apporte une écriture complexe et poétique. Sur les hymnes hyperpop comme Debra ou Jennifer B, ses paroles jouent avec une féminité largement exacerbée par la pop pour en montrer tous les travers d’enfermement et de stéréotypisation. Elle poursuit dans la même veine avec Greatest Hits : “Imagine I’m Madonna/ Imagine I’m the Madonna Dressed in bluе/ No — dressed in pink!”.

Le tout donne un fabuleux mélange. Des influences dubstep, qui ont tant marqué individuellement les deux protagonistes, aux effusions électroniques qui ont emporté les suffrages d’un public un tantinet raide, Jockstrap a déployé toute la palette de son immense talent. Il semble inéluctable que ce groupe n’est plus fait pour jouer devant 250 personnes seulement. Les 2,5 millions d’écoutes vont très rapidement augmenter de façon exponentielle et le Hasard Ludique sera malheureusement trop petit pour la prochaine tournée du duo. Si ce mercredi 2 novembre 2022, Jockstrap a joué une musique non prétentieuse pour un public prétentieux (je me compte dans ce quota !), leur prochaine tournée sera l’avènement d’une pop intelligente, subtile, entraînante que déteste l’industrie mais qui ravira le public. C’est tout ce que l’on souhaite.

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