(INTERVIEW) Julien Baker – Chansons tristes
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Auteur·ice : Fanny Ruwet
28/09/2016

(INTERVIEW) Julien Baker – Chansons tristes

Lors des dernières Nuits Botanique (oui, ça fait longtemps), on a eu la chance de passer une petite demi-heure avec la jeune Julian Baker, auteure du magnifique album indie folk Sprained Ankle. On a parlé succès, religion et tristesse.

LVP : Comment s’est passée la conception de ton premier album ? Tu as l’air très réservée et sortir un disque est un acte totalement extraverti : tu prends ce que tu ressens, tu le mets dans une chanson, tu « spill your guts », comme tu le dis dans un des morceaux. Comment gères-tu ce contraste entre ta personnalité et le fait de sortir un album ?

Julien Baker : Quand j’ai fait cet album, je ne pensais pas que beaucoup de gens l’entendraient. Vraiment. A l’époque je jouais avec un autre groupe, un groupe punk, et j’ai sorti ça comme album solo juste pour le fun. C’était un projet  sur lequel je travaillais avec un de mes amis de l’école et je l’ai mis sur Bandcamp pour un truc comme 2 dollars. Et bizarrement, de plus en plus de gens ont commencé à l’écouter..

Je n’ai jamais pensé que ma carrière musicale m’offrirait la chance de les jouer pour autant de gens donc c’est un peu effrayant mais ça vaut le coup. Quand je vois des personnes qui me disent « Je me sens vraiment proche de ta musique, ça me parle », c’est le plus beau des cadeaux pour moi. Et cette tournée est particulièrement incroyable. On a joué notre dernier show au Danemark et.. Il y a une énorme barrière linguistique, ils ne parlent pas anglais à la base, mais la musique établit une connexion entre des gens qui n’ont rien en commun et je pense que ça, c’est vraiment beau.

LVP : Tu fais de la musique depuis assez longtemps maintenant, il me semble ?

Julien Baker : Oui, j’ai joué dans des groupes depuis que j’ai 13 ans, donc ça fait 7 ans.

LVP : Et tu savais depuis le début que tu voulais en faire ton métier ? En faire quelque chose de vraiment professionnel ?

Julien Baker : Je pense que tout le monde veut ça .. Enfin, pas vraiment vouloir..

LVP : Espérer ?

Julien Baker : Oui voilà, tout le monde l’espère et se dit « Oh ça serait évidemment génial si ça pouvait marcher à ce point, si artiste pouvait être mon métier ». Mais tu te rends quand même compte que ce n’est pas réaliste. Donc je me disais « Bien sûr je vais surement finir par bosser dans un bureau, être prof ou en tous cas avoir un day job. Et la musique sera une passion sur le côté ». Mais je n’ai jamais imaginé que ça serait réellement mon métier. Maintenant que ça marche bien on travaille plus de 12 heures par jour pour la tournée, mais je fais ce que j’aime le plus donc à chaque fois que je me sens fatiguée, je me rappelle à quel point je suis reconnaissante de vivre de ça.

LVP : Tu as écrit les chansons de l’album durant ta première année d’université. Comment ça s’est passé ? Tu prends ce que tu ressens et tu le mets dans des chansons ou bien tu te poses dans le but explicite d’écrire quelque chose parce que c’est ton job ?

Julien Baker : Je pense que les choses dans ma tête s’accumulaient et je me disais « Tiens, ça ça serait beau de l’écrire ». A ce moment-là je passais beaucoup de temps seule parce que je ne connaissais qu’une seule personne à l’université et nous n’étions même pas vraiment proches. Donc je n’avais personne avec qui trainer, je restais seule à écrire. C’était la seule chose qui me faisait me sentir mieux. Parfois je partais faire de longues ballades en écoutant des albums entiers et.. En fait je ne peux pas passer beaucoup de temps sans écrire de chansons parce que pendant ces promenades, j’avais des phrases qui me venaient en tête, qui feraient de belles paroles. Tu vois, les peintres pensent plus ou moins en peintures. Ils voient quelque chose et se disent qu’ils pourraient en faire une oeuvre. Et les musiciens c’est pareil, mais avec des mots. En plein milieu d’une conversation je vais m’arrêter, noter quelque chose que j’ai dit ou entendu. Parce que ça ferait de bonnes paroles.

LVP : C’est pas épuisant ?

Julien Baker : Epuisant de « penser en musique » ? .. Sûrement pour les gens autour de moi (rires). Je parle beaucoup avec Shawn, mon ami et manager avec qui je voyage pendant la tournée. Il m’a dit une fois : « J’aimerais pouvoir mettre ton cerveau sur off. Pour toi. Parce que tous les matins tu te réveilles avec déjà 500 pensées dans la tête et ça doit être beaucoup trop stressant ». Mais je suis quelqu’un de plutôt endurant. C’est ok pour moi, c’est ma façon d’être. Avant je me disais souvent que j’aurais voulu être quelqu’un d’autre mais maintenant je veux vraiment arrêter de vouloir ça être d’accord avec qui je suis. J’ai un millions d’idées, j’essaye juste de toutes les noter.

LVP : Et une fois en studio, comment s’est passé l’enregistrement de l’album ? Tu savais ce que tu voulais ou bien tu t’es entourée de gens qui t’ont conseillée sur la façon de t’y prendre ?

Julien Baker : Pas du tout, non. J’étais seule en studio avec mon ami Michael Hegner, qui est ingénieur du son. Il est vraiment resté en retrait, ne m’a dit à aucun moment que je devais changer les morceaux. Il a juste allumé les micros et j’ai enregistré. J’ai fait très peu de prises parce que j’essayais d’enregistrer autant de chansons possibles avec le peu de temps de studio que j’avais. La chanson Blacktop a été enregistrée avec un seul micro et en une seule prise, ça n’a pas été méticuleusement travaillé.

LVP : Tu voulais vraiment garder tes morceaux sobres, sans trop d’arrangements ?

Julien Baker : Je pense que c’est un peu l’oeuf et la poule. Je crois que les chanson, je ne les écris pas dans un but précis ou d’une façon précise. Je n’écris pas les chansons pour qu’elles sonnent très sobres. C’est juste que quand tu es seule dans un projet et que tu écris seule, tu réfléchis à comment créer cette chanson en faisait tout par toi-même. Je ne voulais pas « exprimer ma solitude » via la forme des morceaux. C’est juste symptomatique du fait de ne pas être entourée quand tu écris les chansons.

LVP : Tu as seulement 20 ans et il y a beaucoup de références à la chrétienté dans tes chansons. Je pense que je n’ai jamais, ou en tous cas que rarement, entendu quelqu’un de si jeune parler autant de religion.

Julien Baker : Vraiment ?

LVP : Oui. Ou en tous cas pas de cette façon. Souvent les gens plus jeunes en musique parlent d’amour ou de trucs un peu superficiels. Et puis toi.. 

Julien Baker : C’est intéressant que tu dises ça. Il y a quelques jours je parlais avec une jeune fille au Danemark et elle m’a dit que là-bas personne n’était religieux, qu’elle trouvait ça surprenant que je le sois. Mais là où j’ai grandi, tout le monde l’est d’une manière ou d’une autre. Tout le monde va à l’église, tout le monde se dit chrétien. Mais ce n’est pas quelque chose avec lequel je veux étouffer les gens. Je ne veux pas que ça soit bizarre, tu vois ? Peut-être que vous n’avez pas ça ici mais aux Etats-Unis, les gens qui sont vraiment croyants jugent très fort ceux qui ne le sont pas.

Je trouve que la religion et le concept de Dieu en général, c’est quelque chose de beau. Je parle d’amour dans certaines chansons, d’amour vraiment romantique, mais aussi d’amour entre amis, mais pour moi Dieu est tout ça. Chaque présence d’amour dans ta vie est une sorte de manifestation de Dieu. J’espère que je ne fais pas flipper les gens avec des trucs du style..

LVP : Non, c’est juste que c’est assez surprenant. Je sais que c’est totalement différent aux Etats-Unis mais ici en Belgique, la religion est un vieux truc en lequel les gens avaient l’habitude de croire. Mais les jeunes n’en ont pas grand chose à faire.

Julien Baker : Peut-être parce que c’est très institutionnalisé ici ? Surtout avec le type de catholicisme que vous avez, je pense. Ce matin j’ai marché un peu dans les environs pour trouver une église et j’en ai visité une un peu plus loin. Il y avait si peu de gens à l’office qu’ils n’ont pas fait la messe dans la vraie chapelle mais dans une petite salle du fond où ils ont installé quelques chaises. On devait être une quinzaine dans cette immense basilique et ils étaient tous vieux. J’étais la seule personne jeune. C’est peut-être parce que les gens ici ont tendance à donner à Dieu une image de vieil homme dans le ciel dont tu dois suivre les règles. Mais je ne crois pas vraiment à ça.

Au dernier concert, je suis allée voir un groupe danois. Je ne comprenais pas du tout ce qu’ils chantaient mais il dégageaient tellement d’émotion que j’étais à deux doigts de pleurer. Je me suis dit à ce moment là que c’était un moment où je sentais Dieu. Qu’une si belle chose qui arrive dans la vie est Dieu d’une certaine façon. Tu vois, Il n’a pas besoin d’être quelque chose de concret. Tu comprends ?

LVP : Je pense. Et tu rends ça presque cool en fait (rires)

Julien Baker : (rires) Wow ! Je pourrai te citer à l’avenir ? Je rends Dieu cool.

LVP : Ça sera le titre de l’interview  (rires)

Julien Baker : (rires again. Parce qu’on est vraiment des comiques chez LVP)

LVP : Mais plus sérieusement, beaucoup de tes chansons parlent d’auto-destruction, d’incapacité à être heureux,.. Chanter à ce sujet te fait te sentir mieux ?

Julien Baker : Oui. Et je pense qu’il faut être particulièrement conscient et volontairement dans l’état d’esprit de la chanson en la jouant parce qu’il y a deux options : soit je chante des chansons tristes et je revisite cette émotion encore et encore et l’autorise à me rendre à chaque fois plus triste, soit je la joue en prenant du recul, en me disant « Okay, c’est quelque chose de négatif qui est arrivé, mais je vais utiliser cette chanson comme un outil pour guérir ».

LVP : Maintenant  que tu vas mieux, les chansons que tu écris sont moins tristes ?

Julien Baker : Pas nécessairement.. Il y a un poète que j’aime vraiment beaucoup: Rilke. Tu connais ?

LVP : Celui de « Lettres à un jeune poète » ?

Julien Baker : Oui, c’est ça. Il a dit un jour quelque chose qui a littéralement changé ma vie. Il dit que c’est vraiment facile pour les gens de dire que les mauvaises choses de la vie donnent plus de valeur aux bonnes choses. Ou que si tu as des obstacles dans la vie, tu les traverses pour atteindre les bonnes choses. Rilke, lui, a avancé l’argument que les bonnes et les mauvaises choses sont les mêmes. Par exemple quand quelque chose de mauvais t’arrive, tu peux décider de dire que c’est simplement une autre expérience de la vie et que tu vas le développer de manière positive comme une expérience émotionnelle qui a de la valeur. Donc si on part de ce principe, les chansons tristes que j’ai écrites et celles que j’écris encore maintenant peuvent être joyeuses parce que je sais qu’elles produisent quelque chose de positif en moi. Et quand d’autres gens passent par de la tristesse, c’est une opportunité pour eux de montrer plus de courage et d’affronter cette tristesse en disant « Je serai heureuse de toutes manières ». Donc oui, mes chansons sonnent tristes. Et il n’y a aucun risque que je fasse des morceaux pop, ça n’arrivera vraiment jamais.

LVP : Tu as seulement 20 ans, Pitchfork t’aime, Stereogum est fan de toi et le New York Times trouve que ton album est un des meilleurs de 2015. Comment tu te sens vis-à-vis de ça ?

Julien Baker : Effrayée.. Tu as déjà entendu parlé de Lucy Dacus ? J’ai joué un concert avec elle in DC. Elle commence à vraiment bien marcher et c’est normal, son album est incroyable. J’ai pris un café avec elle l’autre jour et on parlait des deux choses qu’on ne voulait absolument pas devenir : blasées et non reconnaissante. Et ça fait partie de ma vision de voir les choses à ce sujet: quand Pitchfork dit quelque chose de chouette à propos de moi, ces articles où ils disent apprécier mon travail, mes concerts,.. je veux toujours me sentir reconnaissante. Je ne veux jamais penser que je le mérite ou que je l’ai gagné. Je me dis plutôt « Waw, c’est vraiment un beau cadeau qu’ils me font ». Et je veux le chérir et ne pas me dire que je mérite de monter sur scène, d’être payée pour faire de la musique alors que d’autres personnes doivent ramasser des ordures ou travailler chez McDo. Donc j’essaye tout le temps de ne pas profiter de cette situation, ne pas demander de gros montants pour les shows, de ne pas user mon argent dans des grands hôtels,.. Juste de rester humble en fait. Et c’est assez compliqué parce que je pense souvent que je ne mérite pas tout ça mais j’essaye de ne pas péter un plomb. Donc j’essaye d’être reconnaissante. C’est tout ce que je peux faire pour l’instant, je crois.

LVP : Dans la chanson Everybody Does, tu dis « You’re gonna run when you find out who I am. It’s alright, everybody does ». Maintenant, plein de gens que tu ne connais même pas te connaissent en partie, t’admirent,.. Ce n’est pas déroutant ?

Julien Baker : Ça l’est.. J’ai écrit cette chanson à propos d’un début de relation avec quelqu’un. Je pensais que si cette personne voyait les parties les plus sombres de ma personnalité, je ne l’intéresserais plus. Ça n’a en effet pas fonctionné entre nous mais maintenant, quand je vois tous les gens chanter ce morceau avec moi, je me dis que j’avais tort. Toutes ces personnes, qui me sont étrangères et qui pourtant connectent avec cette partie de moi que je pensais si mauvaise.. J’ai un peu l’impression que c’est un peu mon job de dire désormais de dire aux gens que ce qu’ils pensent être la pire part d’eux-mêmes peut en fait être très belle.  Comme les choses négatives et positives dont je parlais tantôt, tu vois ? C’est pareil. Donc oui, c’est déroutant, mais j’arrive à le gérer. En tous cas j’essaye.

LVP : Tu te vois où dans 10 ans ? Toujours en train de faire de la musique et des tournées ?

Julien Baker : Je suppose que ça dépend. Ça me plairait de toujours faire de la musique et des tournées mais en même temps j’essaye de garder en tête que tout ça peut s’arrêter très vite. Et si c’est le cas ou si dans quelques années les gens se disent « Ah oui Sprained Ankle, c’est le seule truc qu’elle ait fait de bien », je veux être capable de bien prendre. De me dire que j’ai eu l’occasion de jouer en Europe, que j’ai eu des opportunités que je ne pensais jamais avoir. Donc je suis contente quoi qu’il puisse arriver pour la suite: succès ou échec, je l’accepterai. Bien sûr je vais tenter d’être la meilleure possible sur le prochain album et je vais continuer à faire de l’art jusqu’à la fin de ma vie, mais je ne serai pas blessée ou en colère si le projet échoue.

LVP : Tu travailles déjà sur le prochain album ?

Julien : Oui oui.

LVP : Cool ! Et si tu n’étais pas artiste, tu ferais quoi dans la vie ?

Julien Baker : Je serais probablement enseignante. J’ai suivi des cours pour le devenir parce que j’avais l’habitude d’animer des camps avec des enfants et j’aimais beaucoup ça. Je pense que j’aime ça pour les mêmes raisons que j’aime la musique. Tu as une chance d’interagir avec des gens, dans ce cas des enfants, et certains d’entre eux ont un tel besoin de quelqu’un qui soit simplement gentil avec eux.. En fait en faisant ce métier, tu as la possibilité d’être quelque chose de positif dans leur journée. Et c’est génial.

LVP : Si tu devais faire découvrir des artistes aux gens qui vont lire cette interview, ça serait qui ?

Julien Baker : Mmh.. Tu as déjà entendu parler du groupe danois TEARS ? Je les ai vus au dernier festival où on a joué et j’ai vraiment pris une claque. Ils sont tellement bons. Sinon, j’écoute aussi beaucoup Lucy Dacus et Phoebe Bridgers avec qui je viens de faire un bout de tournée ! Elle est incroyable. Je l’aime tellement en tant que personne. J’aimerais que tout le monde aie la chance de la connaitre.

Photo : Kmeron

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