“J’aurai toujours un millier de trucs à raconter” : les 1001 vies de Gaël Faye
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Auteur·ice : Victor Houillon
08/11/2020

“J’aurai toujours un millier de trucs à raconter” : les 1001 vies de Gaël Faye

Si La Vague Parallèle est un webzine musical, celui que nous rencontrons aujourd’hui ne saurait être contenu dans un couplet de huit mesures. Littérature, cinéma, rap, et même finance dans une autre vie, Gaël Faye est un personnage incontournable. Non content de toucher à tout, il excelle dans tous les domaines. Prix Goncourt des Lycéens en 2016 avec Petit Pays, Victoire de la Musique en 2018 catégorie Révélation Scène, distinction au Festival d’Angoulême pour l’adaptation cinématographique de son roman, l’homme surfe sur un mojo certain depuis qu’il a quitté la prison dorée de la City londonienne. Une trajectoire qui l’amène désormais à nouveau vers la musique, avec Lundi Méchant. Que signifie être un artiste ? Quels désirs poursuit-il avec ce nouvel album ? Quel regard porter sur l’aventure de Petit Pays ? Discussion de haut vol avec un oiseau rare.

 

ROUTINE LONDONIENNE, EXIL ARTISTIQUE

 

Dans mon bureau à Londres, c’est la musique qui m’a donné la force de changer de vie. Cette force de me dire qu’un autre monde est possible. De me réinventer, essayer autre chose.

La Vague Parallèle : Bonjour Gaël ! On te retrouve à l’occasion de la sortie de Lundi Méchant. Tout au long de l’album, on trouve un contraste entre les champs lexicaux de la routine et de l’évasion. C’est une dualité qui te touche en ce moment ?

Gaël Faye : Ce sont deux pôles sur lesquels je suis depuis longtemps. Depuis mon exil du Burundi, j’ai toujours eu cette sensation d’être un exilé, peu importe où je me trouve. Je suis comme à la recherche d’un lieu où je pourrais m’établir, mais je n’y crois pas trop. J’ai toujours des envies d’évasion, mais je me retrouve aussi dans cette routine, parce que je ne veux pas d’une vie de famille trop chaotique. En tant qu’artiste, j’ai aussi besoin de cette routine. J’ai du mal à créer sur la route, dans un bus ou à la terrasse d’un café. J’ai besoin d’avoir un bureau, un établi. Et bien sûr, j’ai eu cette expérience de la routine imposée quand je bossais dans la finance, à Londres. En tant qu’artiste, j’ai maintenant cette chance de liberté, la liberté de décider ce que j’ai envie de faire. Mais je me souviens de ces années où j’avais plutôt l’impression que des forces extérieures m’imposaient un rythme que je n’avais pas choisi. Je me souviens avoir été très triste, m’être senti impuissant et dépassé. Je ressens beaucoup cela chez les gens que je rencontre. Comme s’ils n’étaient pas maîtres de leurs journées. J’aime donc inventer des chansons qui donnent une force pour briser les carcans, s’émanciper des contraintes. Dans mon bureau à Londres, c’est la musique qui m’a donné la force de changer de vie. Cette force de me dire qu’un autre monde est possible. De me réinventer, essayer autre chose.

 

LVP : Finalement, la chanson QWERTY est assez autobiographique.

GF : Oui, vraiment autobiographique !

L’important, dans la trajectoire, c’est de ne pas avoir de regrets. Je ne pensais pas que, dix ans plus tard, je serais toujours en train de vivre mon rêve.

LVP : Pourtant, à la fin de la chanson, le protagoniste rate son virage…

GF : Ouais (rires). Mais il y a deux choses. Déjà, l’idée de se dire que ce qui va nous sauver, c’est de devenir artiste, je n’y crois pas. Quand on devient artiste, on se rend compte qu’il y a d’autres contraintes. Cette vie n’est pas toute rose et on peut même parfois regretter une certaine routine. Il ne faut pas avoir peur du vide, mais il y a des moments où c’est inévitable. On se retrouve à se dire « je bosse sur cet album depuis un an, et peut-être que personne ne va jamais l’écouter » ou « deux ans de boulot sur ce roman, et il ne sera peut-être jamais lu ». C’est faire des sacrifices, ne plus voir ses amis, sa famille, ne manger que des pâtes et s’endetter. Il y a dans cette vie un vertige que tout le monde ne peut pas forcément encaisser. Il faut avoir une vraie force intérieure, voire une folie, une inconscience. Dans QWERTY, l’happy end à l’américaine ne m’intéressait pas. J’aimais bien l’idée que le type revienne dans son bureau. L’important, dans la trajectoire, c’est de ne pas avoir de regrets, et c’est ce que dit la chanson. Le gars a voulu être artiste. Il l’a fait. Il retourne certes dans son bureau, mais au moins il aura vécu le rêve. C’est ça, l’important. Après, la vie est longue. Il faut aussi savoir faire le deuil de ce rêve. Parfois, on n’a pas les ressources pour retrouver un autre rêve, on n’en avait qu’un. C’est l’histoire de plein de mecs, qui voulaient gagner Roland-Garros et qui n’ont plus eu le mojo après pour continuer la compétition, ou un mec qui voulait faire Bercy et qui n’a plus envie après ce summum. Finalement, cette chanson finit bien, mais pas comme on l’attendait. « Dix ans plus tard », peut-être qu’il a vécu son rêve, peut-être pas. Je laisse le flou là-dessus. Dans cette tranche de dix ans, je ne sais pas ce qui lui est arrivé. En l’adaptant à moi, je ne pensais pas que, dix ans plus tard, je serais toujours en train de vivre de mon rêve.

J’ai une urgence qui fait que, même si j’ai un boulot alimentaire, mon vrai boulot sera toujours être artiste. Quand je bossais à Londres, ce n’était finalement qu’un boulot alimentaire, même si j’avais dû faire un bac +5 et que je gagnais très bien ma vie. C’était comme bosser au McDo.

LVP : C’est intéressant comme discours, car de nombreux artistes disent qu’ils ont suivi ce chemin car ils n’avaient pas d’autre choix, que c’était la seule trajectoire envisageable. Toi, dans un coin de ta tête, on dirait que tu avais toujours ce plan de repli.

GF : Oui. Jamais, étant petit, je me suis dit que je deviendrai artiste. Je n’y ai jamais cru. Ce n’est pas un métier. D’ailleurs, ça m’écorche toujours les oreilles quand j’entends quelqu’un qui parle de son « métier d’artiste », que sa « carrière » a commencé à tel ou tel moment. Artiste, ce n’est pas un métier, c’est un état. Qu’on gagne sa vie ou pas, ça ne change rien. Est-ce qu’on est habité par cette névrose de la création ou pas ? Pour moi, la réponse à ceux qui se demandent ce que signifie être un artiste est très simple. Ressens-tu une urgence en toi ? J’ai une urgence qui fait que, même si j’ai un boulot alimentaire, mon vrai boulot sera toujours être artiste. Quand je bossais à Londres, ce n’était finalement qu’un boulot alimentaire, même si j’avais dû faire un bac +5 et que je gagnais très bien ma vie. C’était comme bosser au McDo. Il a fallu que j’accepte mon état, qui était d’être un artiste. Au moment de mettre cette vie-là de côté pour rentrer à Paris et préparer un album, le plus dur n’était finalement pas d’accepter ça, car ça découlait d’une certaine logique, c’était d’accepter le regard social. La famille qui te dit « mais qu’est-ce que tu fais ? Tu es un galérien ». D’un point de vue matériel, quand elle voit qu’on gagne dix fois moins, qu’on retourne vivre chez sa mère, pour les gens, c’est du grand n’importe quoi. Mais ce qui me nourrissait était ailleurs. Donc oui, j’aimais bien cette chanson QWERTY (rires).

 

Je l’ai écrite après m’être souvenu d’une discussion avec les collègues du bureau. Une des rares fois où l’on avait discuté à cœur ouvert, parce qu’on avait picolé. En vrai, personne ne rêvait d’être là. Tout le monde avait un autre projet. J’avais halluciné. Untel rêvait d’ouvrir une salle de sport, l’autre voulait devenir kiné pour chevaux… On se disait « je coffre, et dans dix ans, vingt ans, trente ans, quand les enfants seront grands…». Ça m’a fait flipper de me dire que les gens allaient laisser passer autant d’années avant d’aller vivre un rêve.

LVP : Ça a été un déclic pour toi ?

GF : Ça faisait partie d’une multitude de déclics. Je me suis dit que si, dans mon bureau, avec ce boulot qui n’était pas non plus si horrible que ça, tout le monde rêvait d’autre chose, statistiquement, personne dans la City n’était heureux d’être là. Je disais à ma chérie, qui est infirmière, qu’elle parlait de son métier comme d’une vocation, alors que si on nous donnait son salaire pour faire ce que nous faisions, tout le monde se barrerait (rires). Le seul moteur, finalement, c’était l’argent. Et c’est marrant, parce qu’à la fin de chaque concert, il y a toujours un gars qui vient me voir pour me dire que QWERTY, c’est son histoire (rires). Je pense que les gens cherchent du sens. Tu peux accumuler de la thune, mais tu te rends compte que le temps qui passe a beaucoup plus de valeur que tout l’argent que tu peux accumuler. La thune a ses limites.

 

LUNDI MÉCHANT, ALBUM BIENVEILLANT

 

Je voulais un “je” universel.

LVP : C’est donc un chemin qui t’a amené aujourd’hui à ce nouvel album, Lundi Méchant. Comparé à ceux d’avant, les prods sont plus contemporaines, avec des mélodies chantées à l’autotune. C’était une envie de rabattre les cartes, de te réinventer ?

GF : Je pense que j’avais déjà amorcé un changement entre Pili Pili Sur Un Croissant Au Beurre, Rythmes Et Botanique et Des Fleurs. Je me suis rendu compte, en commençant à faire cet album, que j’étais encore en train d’écrire des chansons de 77 mesures, alors que les producteurs m’envoyaient du boom bap. Je me suis dit : « gars, je crois que ce n’est pas ce dont tu as envie ». Je n’avais pas envie d’aller trop sur du personnel, je voulais un « je » universel. Sur mon premier album, je parle de ma fille, de ma femme, quelque chose que personne ne peut reprendre, car tellement personnel. À part quelques chansons, comme justement QWERTY, mais c’était surtout un « je » très Gaël Faye. Là, j’avais envie d’un « je » plus désincarné. Je pense aussi que la tournée mondiale que j’ai faite avec mon roman a été intense. La littérature, ce n’est pas du tout comme la musique. Si on fait un peu de promo au moment où on sort l’album, on enchaîne rapidement sur des concerts et on ne parle pas tant que ça de soi. Le livre, c’est une forme totalement différente. On fait la promo au moment où il sort, mais après on va beaucoup à la rencontre des lecteurs. Comme Petit Pays était très lié à ma vie, j’ai beaucoup, beaucoup parlé de moi, jusqu’à l’indigestion. À un moment donné, je ne savais même plus qui j’étais. J’avais l’impression de passer ma vie à me commenter, alors qu’une vie ne se réduit pas à des phrases issues d’un livre. Je n’avais pas envie d’aller sur des sujets personnels, à part sur des chansons comme C’est Cool, ou Zanzibar, une chanson que j’ai eu beaucoup de mal à écrire.

 

Musicalement, aussi, j’avais d’autres envies. L’envie de travailler comme un chanteur, d’abord recevoir la musique, et puis faire des yaourts dessus, trouver des toplines, et ensuite trouver les mots. Il y avait quelque chose d’excitant là-dedans. J’aime bien toutes les formes d’écritures, et je n’avais jamais travaillé comme cela. D’abord la mélodie, puis faire rentrer les mots au chausse-pied. Bien sûr, il fallait qu’il y ait du sens et des thématiques, car ça reste un album, dans le sens où il y a un état d’esprit qui traverse le tout. Il y a des liants entre les chansons. Et comme tu dis, il y avait cette envie de m’actualiser dans les sonorités. Sur Pili Pili, on était sur un album complètement acoustique. Sur Rythmes Et Botanique, j’avais travaillé avec Guillaume et Louxor, qui avaient amené des touches électro, et j’avais envie de continuer dans cette optique-là, avec, sur scène, une personne aux machines plutôt qu’un batteur. Oui, ça me permettait d’aller vers d’autres choses, un autre laboratoire. Je suis très content, car je ne pensais pas y arriver. La grande différence avec Pili Pili, c’est aussi qu’avant j’écrivais des textes qu’on mettait en chanson, alors que sur Lundi Méchant j’ai reçu l’ensemble des prods avant d’y mettre des textes.

LVP : La collab avec Jacob Banks est justement un exemple de chanson très actuelle. Comment s’est-elle déroulée ?

GF :  Il m’a mis en galère, le Jacob. Je lui ai envoyé plusieurs instrus, en me disant qu’il me ferait un retour sur celle qu’il aimait bien, qu’on se rencontrerait pour évoquer les thèmes à aborder, etc. En fait, il m’a directement renvoyé ses voix. Il a choisi la thématique, ses placements, tout. Quand j’ouvre le fichier, je me dis « Wow, c’est trop bien. J’adore la thématique, comment il se place ». Mais d’un coup, comme il a cette voix qui prend tant de place, quand j’arrivais avec mon rap, j’avais l’air tout petit. Je me souviens que mon ingé son m’a dit : « on dirait que c’est Jacob qui t’invite sur son titre ». Il fallait que je prenne plus de respirations dans mon texte, j’ai donc dû chanter. C’est là que j’ai trouvé cette mélodie.

 

J’avais envie d’avoir plus d’espace, de chanter avec les gens.

LVP : C’est ce qui t’a motivé à faire plus de chants sur l’album ?

GF : Non, car il y avait déjà plein d’instrus sur lesquelles j’avais posé des yaourts. Il y avait aussi une autre chose, c’est que je me rendais compte que les gens qui venaient me voir en concert devaient se prendre 200 000 mots en une heure et demie. J’avais aussi envie d’avoir plus d’espace, de chanter avec les gens. Parfois, en festival, tu vois les collègues dans une communion avec leur public. Même les gens qui ne connaissent pas l’artiste, parce qu’il y a un hook efficace. Ça donne une autre énergie, une fluctuation au concert que je n’avais pas. Des moments textes fleuves, du débit, oui, mais pas ce moment à partager.

LVP : Il y a une chanson en particulier que tu as hâte de communier, justement ?

GF : J’attends de voir ! Ce qui est génial, c’est qu’on ne sait jamais ce que ça va donner dans le réel. Je n’ai pas encore tourné, et autant te dire qu’en ce moment je ne sais pas quand ça sera le cas (rires).

LVP : Le gérant du Hellfest a dit que c’était impossible de faire un concert de rock assis. Dans tes concerts, il y a cette énergie qui se déploie, notamment sur des chansons comme Irruption. Pour toi, c’est inenvisageable de te produire devant un public assis ?

GF : C’est pour ça que j’ai reporté la tournée d’automne. Un public assis, ce n’était pas du tout l’énergie de cet album. On avait préparé un truc de dingue, une scénographie de fou, et je ne me voyais pas partir en acoustique avec trois personnes au lieu de quinze, c’était trop triste. Il faut que je me laisse le temps d’acter l’idée de partir sur une plus petite formule au printemps. J’avais besoin de temps pour digérer cette information. Je ne voulais pas être dans une frustration. Je préfère que les gens prennent l’album, voir ce qu’ils ressentent, plutôt que de ne pas pouvoir le présenter comme je l’entendais. Après, ce sont vraiment les accidents de la vie, personne ne pouvait prévoir ce truc-là.

Mets-moi une boucle de piano, un violon, et je vais te faire un texte de 200 mesures. J’aurai toujours un million de trucs à raconter.

LVP : Pour en revenir aux différents temps de l’album, après un opening très solaire, tu reviens dans un second temps au « je » de tes débuts, avec le tryptique C’est CoolSeul et VaincusLueurs. Ce sont des chansons qui ressortent énormément par rapport aux autres. Le tempo ralentit, tu reprends ce phrasé de discours, et ces titres se démarquent.

GF : D’expérience, je sais que la réceptivité à ces titres est liée à la sensibilité de chacun. Certaines personnes ne sont pas touchées par les mots, mais plutôt par la mélodie. Je pense que, pour avoir autant d’attention sur un piano-voix, il faut qu’il y ait d’autres énergies en amont. Quinze piano-voix à la suite, on ne les entend plus. J’aime bien casser les dynamiques. Et il y a ce côté de rappeur à l’ancienne que j’aime bien, on disait dans ma MJC qu’être rappeur, c’était être un 4×4. Est-ce que tu arrives à te poser sur n’importe quelle rythmique, à aller chercher des émotions différentes ? Il y a toujours ce combat avec soi-même. Je pense être quelqu’un d’assez introspectif dans l’écriture. Si je suis allé au rap, c’était pour un truc hyper introspectif. Mets-moi une boucle de piano, un violon, et je vais te faire un texte de 200 mesures. J’aurai toujours un million de trucs à raconter. Mais, pour avoir assisté à des concerts où il n’y a que ça, à un moment donné on a tous envie de se pendre.

 

Seuls et vaincus, c’est de la poésie pure, écrite par Christiane Taubira.

Dans une interview, tu avais déclaré que la force de Brel se situait dans le fait que ses textes pouvaient se suffire sans musique. Quand tu répètes « vous finirez seuls et vaincus », il y a de ça, on dirait presque un discours…

GF :  (coupant la question) Seuls et Vaincus, c’est de la poésie pure, écrite par Christiane Taubira. C’est une adresse, quelque chose de très politique. Elle est liée avec Lueurs. Le tronçon C’est Cool – Seuls et Vaincus – Lueurs, c’est un même titre. Ce sont des articulations que j’imaginais pour le live, un petit moment où les chansons se suivent. J’avais envie que ce soit le moment de l’album où l’on se pose. Mais que l’on reparte de plus belle, avec Histoires d’Amour. La guitare, les chansons d’amours naïves du pays, genre Tabu Ley Rochereau qui chante « mon amour, ma chérie, ne me quitte pas ». La petite guitare, le chant en lingala, c’est pour vite oublier ce couloir de texte introspectif et revendicatif. J’avais cette mélodie en tête, et ça s’est fait très vite.

 

PETIT PAYS, GRANDS PROJETS

 

Je ne pensais vraiment pas que mon roman puisse intéresser grand monde. Je n’avais aucune attente, écrire était une récréation pour moi.

LVP : À l’époque de Pili Pili Sur Un Croissant Au Beurre, tu avais écrit Petit Pays, actuellement adapté au cinéma. Quelle a été ta réaction quand on t’a contacté pour en faire un film ?

GF : Ça a été une énorme surprise. Je ne pensais vraiment pas que mon roman puisse intéresser grand monde. Une bande d’enfants dans une impasse à Bujumbura, au Burundi, sur le papier, autant te dire qu’on est loin d’Harry Potter ou d’un bouquin d’auto-fiction parisienne. Je l’imaginais être classé dans les rayons obscurs de littérature africaine. Je n’avais aucune attente, écrire était une récréation pour moi. Le cinéma, encore moins. Je ne m’attendais pas à autant de propositions.

 

LVP : Qu’est-ce qui a fait que celle-ci se démarque des autres ?

GF : La rencontre avec le réalisateur. J’ai vraiment aimé notre rencontre, la personne, son discours, sa vision du film. J’ai aimé sa franchise, son honnêteté. J’ai tout de suite senti que c’était quelqu’un qui travaillait, qui n’était pas dans l’esbrouffe. Dès qu’on s’est assis la première fois, il avait un crayon à la main, un papier, et on travaillait. Il n’était pas en train de me faire la danse du ventre en disant « tu sais, moi j’ai fait des films, je pense que ceci, cela… ». Il me disait « le problème, par rapport à une adaptation cinématographique de ton roman, c’est que toi, en tant que romancier, tu écris cela, mais moi, en tant que réalisateur, j’ai tel ou tel problème ». Pour moi, c’était ultra-intéressant de découvrir la grammaire du cinéma. Il me mettait face à la limite que la littérature pouvait avoir. J’avais directement l’impression de travailler. Je découvrais des choses auxquelles je n’aurais pas pensé, c’était génial. Et ce n’était pas le cas avec les autres réalisateurs, qui me parlaient de leurs expériences, des acteurs de leurs réseaux… Ce n’est pas ce qui m’intéressait. J’avais un livre, une histoire, et je voulais voir si on allait me la dénaturer, quelle était la vision de la personne. Éric Barbier, c’est vraiment la seule personne, parmi la vingtaine de réalisateurs, avec laquelle ça a été rationnel. En fait, un artiste, c’est terre-à-terre (rires). On croit toujours que c’est dans les vapes, mais non. D’ailleurs, faire un album, c’est mathématique. Il ne faut pas se laisser happer par la technique, mais il y a une structure, des accords qui fonctionnent plus que d’autres, des fréquences à prendre en compte… Un film, je n’en parle même pas. Il peut y avoir une scène au milieu du film, qui peut durer huit minutes. Le fait de l’enlever, ça te fait un film différent. Ça change le rythme. Dans le roman, il y a ce qu’on appelle « la scène de la piscine », où les gamins sautent d’un plongeoir. C’est une scène qu’on a tournée pour le film. Une scène très belle, pour laquelle on avait dû construire un plongeoir. Deux mois de boulot. Mais ces huit minutes ralentissaient le film, enlevaient de la tension. À un moment donné, tu te résous à te dire que cette scène qui a coûté des centaines de milliers d’euros, il faut la retirer. Ça marche dans un roman, mais pas dans un film. C’est pour ça que je dis que c’est de la mathématique.

 

Éric Barbier a su s’emparer de cette histoire, et lui trouver un autre angle. Là où le roman se déroule autour du groupe d’enfants, le film est axé autour de la famille.

LVP : Juste après avoir vu le film, tu avais déclaré avoir besoin de prendre quelques semaines avant de te faire un avis définitif, car les images avaient été très fortes pour toi. Après une exploitation en salles depuis plus d’un mois, quel regard portes-tu sur ce projet ?

GF : Je suis vraiment très content du film. C’était un pari très osé, et le film s’est tourné de la façon dont je souhaitais qu’il soit tourné : dans la Région des Grands Lacs, avec des acteurs et équipes burundais et rwandais. C’était risqué, pas évident à mettre en place. Il y a eu une vraie émulation sur le plateau. Les gens étaient dans une vraie aventure, on sentait que c’était important pour beaucoup de monde. J’étais très content, car le roman avait eu un accueil populaire, et je voulais que le film ait aussi cette dimension. Je ne voulais pas d’un film d’auteur, et pas non plus d’une superproduction qui n’aurait pas fonctionné. Je trouve qu’il a le bon équilibre, avec des acteurs géniaux. Non, vraiment content. Et surtout, quand je regarde le film, je suis maintenant détaché du roman. Éric a su s’emparer de cette histoire, et lui trouver un autre angle. Là où le roman se déroule autour du groupe d’enfants, le film est axé autour de la famille. Ce film, c’est une belle expérience de ma vie et une amitié, une connivence et une complicité avec Éric. C’est quelqu’un qui a eu la générosité d’arriver au Rwanda en avouant rien n’y connaître en tant que Français, ne pas avoir de leçons à donner et être à l’écoute. Il souhaitait simplement faire un film qui plaise d’abord aux gens sur place, avant de plaire au public français. Et ça, chapeau ! Je sais qu’il s’est battu contre plein de gens qui voulaient que le film soit plus comme ci, le scénario plus comme ça… Il n’a jamais transigé sur la dimension politique du projet, là où il y avait des pressions pour que ce soit juste un film sur l’enfance.

 

On a souvent dit que Petit Pays était un roman sur le génocide des tutsis au Rwanda, mais pas du tout. C’est un roman sur la guerre au Burundi, sur la perte d’un paradis perdu.

LVP : Après un roman, un film et un album sur le sujet de Petit Pays, est-ce que tu considères ce chapitre comme clos ?

GF : Ça dépend ce que tu entends par sujet. La guerre, l’exil, le métissage, l’enfance, ce sont des sujets que je continuerai à aborder. On a souvent dit que Petit Pays était un roman sur le génocide des tutsis au Rwanda, mais pas du tout. C’est un roman sur la guerre au Burundi, sur la perte d’un paradis perdu. Et je mets au défi quiconque de comprendre le génocide des tutsis au Rwanda en lisant Petit Pays. Il n’y a aucune scène au Rwanda. Il y a simplement la mère qui en revient et qui, en tant que témoin, raconte ce qu’elle a vécu. Mais les protagonistes n’y sont pas directement, on n’est pas en train d’y assister. La famille devient la caisse de résonance de ce qui s’est passé au Rwanda. Moi, ça me permettait d’aborder cette chose très particulière. Ce sont toutes nos familles qui ont dû vivre ce génocide à distance. Ça, ça n’avait jamais été raconté dans la littérature qui parle du génocide au Rwanda. Qu’est-ce que c’était que d’assister à la disparition des siens à distance, derrière un combiné de téléphone ou un écran de télévision ?

En vivant au Rwanda, je me rends compte qu’il y a beaucoup d’histoires à raconter. Mais j’ai toujours été éclectique. On retient pas mal de mon œuvre cette partie-là, mais j’ai toujours abordé d’autres sujets. Avant, j’avais un groupe qui s’appelait Milk Coffee & Sugar. On abordait la Françafrique, on critiquait le capitalisme et le libéralisme tel qu’il existe dans la société occidentale, j’ai des chansons sur l’identité, sur la routine, des chansons d’amour, du storytelling aussi, sur Jackie Jacky Jack, qui tient du polar… J’ai toujours essayé plein de choses, donc je ne me sens pas monomaniaque sur un sujet. C’est simplement au gré des envies.

 

Par exemple, j’ai perdu ma grand-mère pendant le Covid, et ça n’a pas été évident.  Je suis en train d’écrire un livre où je parle du rapport que l’on peut avoir avec sa grand-mère. Alors, oui, ça va se passer dans une ambiance rwandaise. Mais ce que je vois avant tout, c’est ce que c’est que d’avoir un lien avec un grand-parent, ce que ça dit. Vraiment, aucune limite. Un de mes grands rêves, c’est d’écrire un roman policier.

 

Je me suis dit que je pouvais peut-être tout réussir par ailleurs, et surtout réussir à mes yeux. D’abord, s’impressionner, c’est le plus important. Être validé par soi-même. Les autres, en vrai, ça ne compte pas.

LVP : Au début de cet entretien, tu disais que certaines personnes qui vivaient leur rêve perdaient cette urgence. Toi, tu sembles retrouver d’autres rêves en chemin.

GF : Oui ! Mais là où je pense avoir de la chance, c’est d’avoir vécu un succès. Ça enlève le rêve du succès. Je pense que quand on est un artiste qui commence, qu’on l’avoue ou pas, il y a toujours inconsciemment l’envie de connaître le succès. Quand on a ce succès, on se rend compte que ça ne sert à rien. Parce que ça ne garantit jamais la possibilité de continuer. On peut connaître un immense succès, et ne plus jamais réussir à écrire une chanson, un roman… Certaines personnes sont paralysées. Elles se disent qu’elles ne pourront pas faire mieux. Vraiment, ce que j’essaye d’entretenir, c’est plutôt ce rêve d’arriver à trouver les mots pour exprimer des sentiments, des sensations, des envies qui me traversent. C’est là-dedans que se trouve mon rêve, car j’ai toujours l’impression que je n’y arriverai pas. Cet album, Lundi Méchant, je pensais que je n’allais pas y arriver. J’avais cette intuition, je voyais les chansons, cette manière d’aborder les choses, et je me disais qu’il y aurait trop de boulot à faire pour y arriver. Même dans le mix, il est à des années-lumières de Pili Pili. J’ai enfin réussi à trouver le son de la voix tel que je l’entendais. Ma voix avait toujours l’air un peu feutrée, et là j’ai réussi à la sortir. Mais c’est des semaines de travail, trouver la bonne personne… C’est un travail dont le grand public se fiche, et c’est normal, mais c’est mon parcours, mon aventure artistique qui se joue dans ces moments-là. Et qui à chaque fois réactive un rêve. Se dire « ça y est, je l’ai fait ! », ça contribue à se dire que le prochain challenge est faisable. À un moment, je ne pensais vraiment pas pouvoir écrire un roman. Je me disais « tu n’as pas le souffle, tu y arriveras quand tu auras soixante ans, mais pas maintenant ». Et quand j’ai vu que non seulement j’y arrivais, mais qu’en plus des gens validaient ce travail… Et je ne parle pas de la famille ou des amis, mais des gens que je ne connaissais pas, à l’autre bout du monde, je me suis dit que je pouvais peut-être tout réussir par ailleurs, et surtout réussir à mes yeux. D’abord, s’impressionner, c’est le plus important. Être validé par soi-même. Les autres, en vrai, ça ne compte pas. Tu peux faire quelque chose que tout le monde valide, et toi, ne pas être à l’aise avec. La musique est pleine d’exemples de types qui ont une chanson qui fonctionne, alors qu’ils n’en sont pas satisfaits, et qui se retrouvent enfermés dans cette prison dorée.


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