Jean-Michel Jarre : “On peut enregistrer des sons dans la rue et en faire de la musique”
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Auteur·ice : Alphonse Terrier
03/04/2019

Jean-Michel Jarre : “On peut enregistrer des sons dans la rue et en faire de la musique”

À l’occasion de la première édition du festival INASound qui aura lieu les 20 et 21 avril au Palais Brongniart, nous avons eu la chance d’interviewer son parrain : l’impressionnant Jean-Michel Jarre. Entretien fleuve avec l’une des plus grandes légendes de la musique électronique.

La Vague Parallèle : À 20 ans, vous quittez le Conservatoire de Paris pour intégrer le Groupe de recherches musicales, qui sera ensuite intégré à l’INA. Qu’est-ce qui, à l’époque, a motivé ce choix ?

Jean-Michel Jarre : En fait, ce n’est pas exactement ça. J’ai eu une formation classique avec des cours au Conservatoire mais, en même temps, je jouais dans des groupes de rock. Le père du batteur de mon groupe travaillait à l’ORTF et je trafiquais déjà à l’époque pas mal les sons, par exemple en passant mes sons de guitare à l’envers sur mon magnétophone. Le père de cet ami donc, m’a dit qu’il existait un endroit travaillant un peu de cette manière et m’a conseillé de les rencontrer. C’était le Groupe de recherches musicales (GRM) dirigé par Pierre Schaeffer. J’ai donc passé le concours.

Il y avait 200 personnes, ils en prenaient quatre ou cinq et j’ai eu la chance d’être sélectionné. Le concours durait quatre heures, un peu d’ailleurs à la manière du hackathon qui va être un des éléments de l’INASound. En fait, on devait être enfermé une demi-journée et faire un morceau de musique. J’ai été absolument fasciné et convaincu que c’est ça que j’avais envie de faire dans ma vie, c’est-à-dire de faire de la musique mais en approchant la musique différemment. C’est exactement ce que disait Schaeffer : la musique n’est pas seulement faite de notes basées sur le solfège mais est fondée sur les sons.

En fait, on peut aller enregistrer des sons dans la rue et en faire de la musique. C’est ça qui m’a d’abord donné envie de faire la musique que je fais, et qui ensuite a effectivement changé la manière dont on conçoit la musique. Aujourd’hui, tous les DJs du monde sont les petits enfants de Schaeffer, qui a absolument tout défini et tout inventé dès la fin des années 40.

LVP : Comment appréhendez-vous votre rôle de parrain du festival INASound ?

JMJ : Avec beaucoup de plaisir ! C’est un honneur d’être président d’honneur du GRM parce que ce groupe de recherche que j’ai tant aimé m’a beaucoup apporté quand j’ai commencé. J’ai continué à le célébrer à travers la musique, souvent dans un silence assourdissant en France, où même le 100ème anniversaire de la naissance de Schaeffer a été célébré dans un grand silence. S’il était américain, il serait une superstar. Encore aujourd’hui, beaucoup de gens de la scène électro pensent que cette musique est née à Détroit et à Chicago alors qu’en fait, on oublie de dire que la musique électronique n’a rien à voir avec les États-Unis au départ. Elle n’a rien à voir avec le jazz, le blues, le rock. C’est quelque chose qui vient d’Europe continentale, d’Allemagne et de France : en Allemagne avec Karlheinz Stockhausen, en France avec Pierre Henry et Pierre Schaeffer, en Russie avec Léon Theremin, en Italie avec Luigi Russolo qui a écrit un manifeste totalement futuriste au début du 20ème siècle qui s’appelle L’Art des bruits. Cet héritage de la musique classique avec les longues plages instrumentales vient donc vraiment de chez nous.

On pourrait donc se dire, au fond, pourquoi faire un festival de plus ? Il y a tellement de festivals dans le monde qui peinent à exister. Mais s’il existe un festival qui a une légitimité, c’est bien INASound. C’est très à la mode de faire des festivals célébrant les cultures électroniques, sans d’ailleurs savoir exactement ce que ça veut dire. Là, il s’agit bien de célébrer les cultures électroniques, en parlant d’une part du GRM, et d’autre part de l’INA. Aujourd’hui, les cultures électroniques se manifestent à travers le secteur audiovisuel et il faut ouvrir large les portes du GRM en respectant son ADN et sa certaine radicalité. Dans le même temps, il faut créer un ton vers l’extérieur : c’est une des raisons pour lesquelles j’avais quitté le GRM au bout de trois ans, sur les conseils de Schaeffer. Je trouvais qu’on était un peu trop enfermé dans un laboratoire, à faire de l’expérimentation, et moi j’avais envie de faire un pont avec la pop music, avec le monde extérieur. Je suis parti du GRM mais en respectant tout à fait son ADN. Aujourd’hui, c’est la même chose. Cependant, il est temps aussi que le GRM ne soit pas considéré par l’INA et par le service public comme un problème mais comme une solution pour créer un rapport empathique, un rapport réel avec la nouvelle scène électro. Ça c’est une première chose.

La deuxième, c’est que l’INA, par rapport à son image d’archiviste qui gère les archives du patrimoine audiovisuel du service public, puisse aussi prendre prendre plein pied au 21ème siècle : c’est-à-dire ouvrir ses archives pour arriver à ce que des artistes puissent recycler, remixer les œuvres existantes. Que l’on trouve les prochains Banksy de l’audiovisuel, qu’ils puissent venir scratcher, graffiter les œuvres de l’INA. Et en même temps que l’INA ait son rôle d’éducation et de formation, de pouvoir familiariser les jeunes générations aux techniques et au monde des cultures électroniques.

LVP : En tant que pionnier de la musique électronique, vous sentez-vous l’exigence d’un rôle de passeur, notamment en ce qui concerne les techniques de l’ère pré-numérique ?

JMJ : Ce qu’il y a de beau, en particulier dans la musique électronique, c’est qu’à la fois on a un héritage, on est une famille. Ce rôle de passeur marche dans tous les sens : il doit être aussi transgénérationnel. Je pense que des gens comme NSDOS ou Jean-Benoît Dunckel, qui seront présents au festival, ont aussi un rôle de passeur.

Il se trouve que j’ai commencé à un moment où la musique électronique n’avait pas de passé, pas d’histoire. J’ai traversé ces différentes époques et si mon expérience et mon trajet peuvent servir à certains, j’en serais ravi. C’est dans ce sens que je suis aussi avec Bertrand Maire le DA et l’organisateur de cet INASound. C’est une première édition et on a l’ambition de faire beaucoup plus dans les années à venir. Ce festival a une très forte légitimité et c’est la raison pour laquelle des médias comme les vôtres ont le devoir de faire passer le message, et faire venir les gens à quelque chose qui n’a rien à voir avec le Lollapalooza ou avec les grands festivals de Live Nation et autres.

LVP : Pensez-vous qu’il existe une exception française concernant les musiques électroniques, un vivier de talents en France plus conséquent qu’ailleurs dans le monde ?

JMJ : Oui, et pour une raison simple. Le rock’n’roll est une musique anglo-saxonne et quelque soit le talent des gens du rock français, ils ne seront toujours que des copies des originaux. Je pense que le fait que la musique électronique soit née en France et en Allemagne explique la raison pour laquelle la scène française et allemande est aujourd’hui légitimement une des scènes les plus importantes dans le monde.

LVP : En 2015, vous avez collaboré avec de nombreux musiciens pour votre projet Electronica. De nouveaux artistes ont émergé sur la scène électronique depuis lors : avec lesquels souhaiteriez-vous travailler ?

JMJ : Des gens comme Perturbator ou Daniel Avery par exemple. Flavien Berger aussi, qui fait une passerelle entre l’électro, l’expérimental, la variété française, mais qui pour moi est un des artistes les plus intéressants aujourd’hui dans la scène électro. Même en tant que chanteur, c’est un très bon exemple. Il a une approche très poétique de l’électro. Rone aussi. Même si j’ai déjà travaillé avec lui, c’est quelqu’un qui ne me lasse pas au niveau de sa créativité.

Et puis, il y a aussi un autre artiste qu’on ne connaît pas du tout. D’ailleurs, moi non plus je ne le connais pas du tout, mais je voudrais travailler avec lui : il s’appelle Deathpact. Il a sorti cinq tracks aux États-Unis et c’est une sorte de Nine Inch Nails de l’électro. Voilà les gens qui me viennent à l’esprit.

LVP : Comment envisagez-vous le futur des musiques électroniques, par exemple dans 20 ans ?

JMJ : Je pense que d’ici 10-15 ans, même avant 20 ans, il faut admettre que l’intelligence artificielle et les algorithmes seront capables de composer de la musique, de faire des films, d’écrire des romans de manière originale, et que cela va évidemment nous obliger, nous, musiciens, à nous repositionner complètement par rapport à la technologie. Ce n’est pas nécessairement dramatique, je pense qu’il faut arrêter de penser le futur seulement de manière dystopique. Aujourd’hui, on utilise seulement 10% de notre cerveau. Si l’intelligence artificielle nous permet de nous servir des 90% qui restent, on a de belles années devant nous sur le plan de la création.

LVP : En 1976, vous choisissez ‘Oxygène’, une peinture de Michel Granger pour la pochette de l’album éponyme. Cette œuvre n’a jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui, à l’heure du grand dérèglement climatique. La question environnementale était-elle déjà une de vos préoccupations à l’époque ?

JMJ : Bien sûr ! C’est la raison pour laquelle j’ai appelé cet album Oxygène et j’ai mis cette pochette sur l’album. Effectivement, nous n’étions pas tellement nombreux à se soucier l’environnement à cette époque-là, et aujourd’hui c’est évidemment une priorité absolue.

C’est aussi le thème de mon nouvel album Equinoxe Infinity, où je suis parti de la pochette d’Equinoxe, en me disant que ces créatures-là sont un peu des lanceurs d’alerte, aussi bien sur le plan des risques de la technologie, que de la manière dont on traite l’environnement. C’est la raison pour laquelle j’ai un peu conçu ce nouvel album comme une musique de film, par rapport à un scénario, en me demandant ce qu’ils sont devenus aujourd’hui, et ce qu’ils deviendront dans 40 ans. Je sors cet album avec deux pochettes : une pochette qui symbolise un futur plus apaisé, plus vert, plus bleu, et puis une pochette avec un univers plus apocalyptique et plus sombre. Cet album est donc l’inspiration et le soundtrack de chacun des deux futurs, avec à la fois des côtés sombres et dystopiques et des côtés plus pop et plus optimistes.

LVP : Comment expliquer qu’Oxygène a eu un tel retentissement et soit encore aujourd’hui une influence majeure pour un grand nombre de musiciens ?

JMJ : Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela. C’est lié à une certaine vision du futur et de l’espace, aussi bien sidéral qu’environnemental. Et puis, c’est aussi sûrement le fait que cette musique instrumentale est assez universelle, dans le fait de faire un pont entre une structure de musique classique, avec un déroulement qui dépasse le cadre des tracks les unes derrière les autres, un peu comme un film. De ce point de vue là, Equinoxe Infinity est probablement l’album qui se rapproche le plus de ce concept. Avoir un album qu’on puisse écouter comme on regarde un film, comme une seule track. Même s’il y a différentes parties, c’est pour moi un seul morceau, un peu comme Oxygène l’était à l’époque.

LVP : Qu’est-ce que je peux vous souhaiter ?

JMJ : De pouvoir continuer le plus longtemps possible à essayer de réaliser mon album idéal.

Jean-Michel Jarre est le parrain du festival INASound qui aura lieu les 20 et 21 avril au Palais Brongniart.

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