Photos I Karel Uyttendaele
On va pas vous mentir, on s’attendait un peu à être conquis·es par la voix céleste de Jessica Pratt, de passage à l’Ancienne Belgique le lundi 3 juin dernier. Venue jouer son fabuleux nouvel album, Here in the Pitch, dans un décor intimiste, l’artiste américaine a volé nos coeurs de sa maîtrise nonchalante et de son timbre singulier. On en ressort en se disant que, pour nous, voir Jessica Pratt qui gratte sa guitare à l’AB, ça doit être une expérience semblable à celle d’apercevoir Jésus sur un pain toasté pour d’autres : la preuve que le divin est bien de ce monde.
Joanna Sternberg
Dans la salle de l’Ancienne Belgique – qui troque ce soir sa mythique fosse pour des gradins de sièges en velours -, c’est Joanna Sternberg qui s’en vient assurer la première partie de Jessica Pratt. L’artiste new-yorkaise propose un guitare-voix drôle et tendre, emprunt de l’auto-dérision de ces artistes qui ont l’air de s’excuser d’être là. C’est de cet air hésitant qu’elle entonne ses titres plus doux et absurdes les uns que les autres, à l’image de Stockholm Syndrome, issu de son second album, I’ve Got Me. Le tout est joyeusement démoralisant et naïf, comme une Kimya Dawson qui aurait oublié que la vie vaut la peine d’être vécue, parfois. “Is everybody running from me or am I running from everybody ? “, s’interroge notamment, d’une voix cassée et menue, Sternberg sur la chanson Clown Town, dans un niveau de dépression plus atteint en live depuis la mort de Daniel Johnston.
Loin de l’artiste l’idée de nous foutre le cafard pour de bon, Joanna Sternberg ponctue tout de même son set d’interactions pendant lesquelles elle déploie tout son potentiel humoristique. Elle nous raconte ainsi l’histoire de cet ami qui lui avait assuré d’un air pompeux que, “en Belgique, il y a 52 trucs dans lesquels on peut tremper des frites“, avant d’enchaîner avec un “morceau idiot sur les pingouins“. La musicienne propose une première partie adorable, emplie de la mélancolie des enfants qui se cachent sous le lit. Elle joue aussi des titres comme I’ll make you mine – un brin d’espoir dans cet océan de blues – ou The Song, titre de style surf rock Beach Boys-esque qui ne manque pas d’asseoir son talent d’artiste, bien plus que de clown triste.
Jessica Pratt
À 21h30 tapante, Jessica Pratt fait son entrée feutrée sur la scène de l’Ancienne Belgique. We love a ponctual queen. Le groupe aussi prend place. Ses membres – paré·es d’une chemise rouge, d’un blazer ou d’une robe austère noire – ont la dégaine de participant·es du concours reine Elisabeth. Pourtant, lorsque que les premières notes de World on a String, issu du dernier album de Pratt, Here in the Pitch, résonnent, on comprend tout à coup la solennité de ce qui se joue ce soir. Les musicien·nes sont sérieux·euses derrière leur instrument, pour accompagner au plus près la voix de leur leadeuse qui – on peut l’affirmer maintenant – ne perd pas une once de sa superbe en live.
Le groupe joue Get Your Head Out, titre également issu du quatrième album vaporeux de l’artiste. Sur scène, les percussions aléatoires du morceau – discrètes sur l’enregistrement – donnent à entendre leurs sonorités hors de ce monde et apparaissent essentielles. Autant de petits bruits qui ricochent contre les murs de l’Ancienne Belgique comme des rayons de soleil à travers les arbres en fin d’après-midi. Jessica Pratt enchaîne les titres de son nouvel album avec nonchalance : Empires Never Know et son synthé spectral succèdent à Better Hate et sa ligne de basse profonde. Rien n’est à jeter, la performance est dépouillée, parfaite. Entre les coups, Jessica Pratt chuchote un “thank you” sincère, passe ses mains dans ses cheveux, réarrange ses partitions et soupire invariablement avant de recommencer. Elle prend son temps.
L’artiste s’aventure dans le reste de son répertoire. De son album précédent, Quiet Signs, sorti en 2019, elle chante This Time Around et Poly Blue. Comme suspendus, ces morceaux témoignent d’une ère plus imprévisible, qui contraste avec l’apparente assurance de Here in the Pitch. Ce qui ne change pas, c’est la façon qu’a Pratt de donner à tous ses titres des airs de songes par son interprétation languissante et rêveuse. Avec une voix pareille, on se dit que la musicienne a décidément une reconversion toute trouvée dans la narration de livres audio jeunesse, genre Marlène Jobert version fumeuse. Pour l’heure, à l’Ancienne Belgique, la salle paraît figée sur place, pendue aux lèvres de l’artiste qui entame Life Is, premier titre de ce dernier opus.
Tout juste retrouvé, elle quitte à nouveau Here in the Pitch pour nous offrir le moment musical qu’on osait à peine espérer. Quelques notes jaillissent et, tout de suite, le public reconnaît le titre qui va suivre. Devant nous, un spectateur s’avance sur son siège, tend l’oreille. On fait de même. “Sometimes I pray for rain“. Jessica Pratt joue les délicats accords de Back, Baby, morceau incontournable de son second album, On Your Own Love Again. Émotions, frissons. L’opus date de 2015 mais on ne l’a découvert qu’en 2020, quand on scrollait à l’infini, enfermé·es chez nous. Émotions, donc, d’abord parce qu’à l’époque on aurait pas cru revoir de la musique live un jour, mais surtout parce que ce titre, en toute objectivité, est un banger comme il en existe peu. On vous le met ici, même si c’est pas la même chose que de l’entendre en vrai, parce que ça vaut la peine quand même.
À la fin du morceau, le public crie de plaisir et s’essuie les mirettes. Nous, on se dit qu’il reste donc des sensations intactes, qui traversent les saisons l’air de rien et se logent dans un creux du corps qu’elles ne quittent jamais vraiment. The Last Year – dernier morceau de Here in the Pitch – offre au synthé, beau comme jamais, son moment de gloire. Pratt et ses musicien·nes font mine de s’en aller, avant de retourner sur scène pour interpréter On Your Own Love Again, titre éponyme de l’album de 2015. Conclusion idéale, le morceau sonne comme une fin toute trouvée à un set miraculeusement mené. L’artiste s’éloigne de la scène, comme flottante, et nous laisse bouche-bée dans nos sièges de velours.
Imagine Mercredi Adams qui écoute Abba très fort dans son bain.