Joanna nous raconte comment elle a disséqué l’amour sur son album Sérotonine
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
13/05/2021

Joanna nous raconte comment elle a disséqué l’amour sur son album Sérotonine

| Photo : Emma Panchot

Ah, l’amour. Cette crasse, cette caresse. Misérable, salvateur, doux et destructeur à la fois. Ce sentiment contrarié, véritable terreau fertile de bon nombre de disques, des plus niais aux plus pondérés. Joanna, étoile montante de la nouvelle scène française, nous livre avec son premier album Sérotonine sa vision du love. L’occasion pour elle d’insuffler un certain female gaze sur le monde qui l’entoure, tout en déconstruisant chaque étape du sentiment amoureux. 

Éclectique, engagée et esthèteJoanna fait partie de ces artistes qu’on avait tout intérêt à garder à l’œil. Lorsqu’on la rencontre en coup de vent le temps d’un après-midi pluvieux, son aura nous traverse instantanément. “C’est important d’avoir une image forte, bien à toi” nous confiera-t-elle plus tard. Et ce n’est pas sa coupe orange fluo qui dira le contraire. Une couleur chaude et vive qui contraste avec le bleu électrique plus cru retrouvé sur la pochette de son premier album Sérotonine. Dessus, on retrouve la Rennaise les larmes aux joues, main plaquée contre une vitre invisible. Métaphore subtile d’une femme de son époque qui se confronte au plafond de verre.

Intérieurement, je dirais que j’ai repoussé ce plafond de verre. Mais, pour moi, il se traduit surtout dans la société, dans la sphère publique. Donc tant que mon album n’est pas sorti, je ne peux pas affirmer avoir complètement brisé ce plafond de verre. Pas encore.

Deux couleurs conflictuelles qui sont symboles de dualité et de contraste, à l’image du sentiment duel qui nous habite lorsque s’animent nos passions sentimentales. Au cours de notre second échange, par écrans interposés cette fois, nous avons pris le temps de décortiquer en profondeur son premier élan, répondant sobrement au nom de Sérotonine.

La sérotonine c’est le neurotransmetteur qui influence l’équilibre des émotions, ou leur déséquilibre. Et j’attribue ce rôle à l’amour, qui a joué ce rôle de sérotonine dans ma vie. 

Le goût de fraise

On entame la dissection avec Goût de fraise (La rencontre), introduit par une intro intense et grondante, en guise de contrepied. Car le morceau est délicat et enjoué, de l’ordre du ravissement, porté par des riffs de guitare lumineux et des beats pop entraînants. Pour Joanna, ce morceau, c’est l’apogée de la légèreté en amour.

C’était important qu’elle se retrouve au tout début. C’est une œuvre qui, par son flow et son rythme, t’immerge directement dans l’univers de cet album.

La première partie du disque explore avec légèreté et lubricité les premiers émois, les premiers partages avec l’être aimé·e. Et ça se ressent forcément dans les mélodies, dans les textes et dans les atmosphères. Alors que Petit coeur s’offre un habillage trap acidulé, Viseur s’érige comme le tube plus pop du disque, avec un refrain fort qui vous rentrera dans la peau en quelques écoutes seulement. Une première poignée de morceaux qui nous permettent déjà d’observer la découpe minutieuse de ces sentiments embryonnaires, précurseurs à l’amour, divisés avec cohérence et logique en trois étapes : la rencontre, la séduction et l’envahissement. 

Je ne voulais pas simplement sortir un album d’amour comme on en voit à peu près tout le temps. J’ai misé sur du conceptuel, avec une forte cohérence. J’aime beaucoup ça, les projets cohérents. Quand tout fait sens.

Vient alors l’apothéose de la douceur, la vraie caresse de Sérotonine – et accessoirement notre coup de cœur de la collection : Est-ce que tu veux rider ?, qui symbolise la naissance de l’amour. Instant clé du récit, prenant ici forme à travers une ballade aérée et mélodieuse, tel un rêve. “C’est les moments inoubliables où on se découvre, où on parle pendant des heures en se disant que tout va bien.” Le calme avant la tempête.

| Photo : Paul-Louis Godier

Le point de non-retour

Déjà à partir de Sur ton corps (Le sexe), on peut sentir le tableau s’ombrager. Sur ce morceau, porté par une instru bouncy grasse aux accents électroniques, le texte appuie cet aspect aigre-doux que renferme la passion charnelle au sein d’une relation sentimentale. Une “violence au goût de miel” qui semble déjà amorcer la descente. Pour l’occasion, afin de marquer les esprits d’une sexualité décomplexée, c’est du célèbre tandem pornographique LeoLulu que s’entoure Joanna. En résulte un clip bouillant, dont la version non-censurée atteint presque le demi-million de vues sur Pornhub.

On serait tenté·e, par soucis de symétrie et de logique, de diviser l’album en deux parties équivalentes : quand ça va, et quand ça ne va pas. Mais alors, où situer le point de non-retour ? S’il est clair pour Joanna que c’est à partir de la jalousie que tout vrille, force est de constater qu’il est ardu de mettre le doigt sur l’instant défini où une relation s’envenime.

Je pense que la situation commence déjà à basculer à partir de Maladie d’amour (La peur). Le morceau exprime vraiment ce moment où tu te dis : “Merde, j’suis amoureux·se. Fait chier.” Parce que c’est à partir de cet instant précis que l’autre peut te faire mal. 

Seul invité de l’opus, la rappeur Laylow s’offre un morceau de choix avec Démons, climax d’intensité du disque. Sur celui-ci, Joanna aborde le sentiment de frustration via l’angle de la sensualité et de la lascivité : “Sur ce morceau, j’exprime que la frustration peut amener à vouloir consommer l’autre.” Un désir brûlant qui prend vie dans un visuel hautement léché, réalisé par Marius Gonzalez et qui comptabilise déjà plus d’un million de vues.

 

Et après cette escalade sinueuse arrive la cassure : la jalousie. “Prédiction, malédiction, addiction, exécution. J’ai les feux et la vision d’eux. Dis-moi tout, je veux des aveux.” C’est sur le morceau éponyme au disque que ce sentiment maladif de la jalousie s’exprime, intimement lié à cette sérotonine régulatrice :

J’ai l’impression que le déséquilibre émotionnel d’une relation trouve sa source dans la jalousie. C’est à partir de là que ça part en vrille. C’est là qu’arrive cette dimension d’oppression. On s’en veut, on ne se comprend plus forcément. C’est clairement le point de non-retour.

La renaissance

Mais s’il y a bien une chose qui peut sauver de la peur et de la jalousie, c’est indéniablement la passion. Malheureusement, lorsque celle-ci s’estompe et que s’installe la lassitude, il ne reste finalement que peu d’espoir. C’est précisément ce que raconte Nymphe Solitaire, œuvre duelle et conceptuelle à la structure et au propos audacieux. L’occasion pour Joanna de réaffirmer la place centrale du sexe dans le sentiment amoureux, et notamment l’importance du désir féminin – trop souvent soustrait au détriment d’une culture sexuelle insidieusement patriarcale.

Pour ma part, c’était un moment charnière de ma vie lorsque j’ai découvert que l’éducation sexuelle que je m’étais faite n’était pas en phase avec la réalité. La réalité du corps des femmes. Est-ce qu’on met en avant le fait que beaucoup de femmes soient frustrées sexuellement dans des couples hétéros ? Dans la sexualité traditionnelle, trop de femmes s’oublient pour l’autre. Pour satisfaire le male gaze. Ça m’a mis dans des postures où mon désir n’était jamais satisfait, et j’en avais honte. Ce morceau, c’est le repère dont j’aurais pu avoir besoin à l’époque. 

 

| Photo : Emma Panchot

L’amour a quelque chose de beau en toute circonstance. Même dans sa dimension dramatique, on en retire toujours une part de beauté.

 

Au-delà de la sexualité féminine, c’est également la condition complexe et tiraillée de la femme moderne que Joanna met en lumière sur cet album. “La vision d’une jeune femme qui découvre le monde : le féminisme, le patriarcat, la politique, les tabous sociaux. J’ai voulu apporter un certain female gaze à la société qui nous entoure.” Une promesse qui se manifeste notamment sur Maman, la parenthèse mélancolique de l’opus qui s’appuie sur la figure maternelle pour rendre un hommage vibrant aux femmes de nos vies.

Rapidement, je me suis rendu compte qu’il fallait que je parle du sacrifice féminin. Principalement celui de l’ancienne génération, de nos mères. J’avais besoin de dédier un morceau à ces femmes qui, par amour, restent coincées dans telle ou telle situation.

Deux morceaux de transition qui traduisent un certain retour à soi, cette prise de conscience indispensable à la renaissance. Une véritable amorce au self-love cabossé par la relation achevée. Et pour atteindre à nouveau cet amour propre, Joanna s’est frottée à l’exercice périlleux de l’egotrip avec Désamour et Alerte Rouge, qu’elle décrit comme les deux gros challenges de l’opus.

C’est deux morceaux avec une tendance egotrip, que mon co-producteur Sutus m’a beaucoup encouragée à intégrer. D’une part parce qu’il sait que c’est un exercice sur lequel je bloque, mais également car il traduisait bien les émotions du désamour et de la révolte : pas forcément complexes à décrire, mais compliquées à appliquer. C’est la même chose avec l’egotrip. Et j’ai voulu infuser un brin de poésie dans cet egotrip.

Quant à savoir si l’amour est plutôt une affaire de goût de fraise ou de maladie, la chanteuse nous répond avec une certaine légèreté : “Ça dépend vraiment de ce que tu vis. Pour ma part, je dirais que ça a un goût de fraise. Encore faut-il aimer la fraise. (rires) C’est beau même quand ça se passe mal, quelle que soit l’émotion. Dans cette dimension dramatique, on en retire toujours une part de beauté.”

Sur son premier album, Joanna s’affranchit des carcans de la pop et du R’n’B qu’elle conjugue au pluriel sur un disque conceptuel et intelligent. En s’imposant la rigueur d’une structure minutieuse, l’artiste transmet son propos de façon claire avec un disque passionnel, alternatif et sophistiqué. Le récit d’une poétesse des sentiments qui s’est perdue dans l’amour pour mieux nous le raconter.


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