Lana Del Rey retrouve tous ses pouvoirs sur Blue Banisters, libérée de la pop country de Jack Antonoff
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Auteur·ice : Caroline Bertolini
05/11/2021

Lana Del Rey retrouve tous ses pouvoirs sur Blue Banisters, libérée de la pop country de Jack Antonoff

Il n’y a pas si longtemps, on vous présentait Chemtrails Over The Country Club, le nouvel album de Lana Del Rey. Il se trouve que la reine de la pop mélancolique n’a pas attendu 6 mois pour nous offrir un autre opus qui, spoiler alert, vient écraser le dernier à plate couture. On ne vous cachera pas notre motivation limitée quant à sa sortie au premier abord. Deux albums en 1 an, ça force toujours à se méfier de la qualité, surtout que COTCC (comme les vrai·es fans l’appellent), n’était pas le meilleur Lana en lice. Mais c’est en écoutant Blue Banisters que notre sad girling s’est éveillé à nouveau, et voilà pourquoi cette chronique s’impose. 

Chemtrails Over The Country Club n’était absolument pas un mauvais album, y figuraient d’ailleurs quelques très bons éléments comme White Dress, Dark But Just a Game, Yosemite. Cependant, on se rend compte à présent qu’il reste plutôt anecdotique dans la discographie de la Californienne. Pourtant assez cohérent et uni, il apparaît presque comme trop consistant jusqu’à être presque lisse, ce qui détonne avec l’intensité à laquelle nous sommes habitué·es.

La seule raison de ceci serait Jack Antonoff, producteur phare de la pop, qui a fait se ressembler plusieurs albums dernièrement en y mettant un feeling pop country qui lie des artistes pourtant si différentes ; Lorde, Clairo, Lana, Taylor Swift. Voilà Lana libérée de cette emprise pour un nouvel album, lui permettant de briller à nouveau d’intensité et de mélancolie avec une flopée de producteurs dont Zachary Dawes, Loren Humphrey, Mike Dean, Barrie-James O’Neill et Rick Nowels.

https://youtu.be/4bAQJFatx8g

 

Blue Banisters apparaît comme beaucoup moins spirituel, beaucoup moins léger dans la production. De la guitare acoustique on passe au piano qui nous rappelle Norman Fucking Rockwell!, un de ses meilleurs projets sortis à ce jour. On y retrouve son ADN augmenté d’un thème particulier, comme pour chaque album. Si Ultraviolence était plutôt du côté emo, Blue Banisters s’inspire du western sans se perdre dans une country de bas étage. C’est du Lana tout craché mais toujours intéressant par ses différentes surprises. Tout est moins poli et plus brut au niveau du mix, ça reste beau et fluide mais avec du contraste entre les instruments, ce qui ajoute à son propos puisqu’elle nous parle souvent de sujets déchirants.

Le bleu de Lana

La couleur bleue est indissociable de la musique et même de la personnalité de notre chère Elisabeth Grant. C’est un peu l’artiste torturée des artistes torturé·es, reine des pistes tristes à écouter avant d’aller dormir. Le bleu évoque la nuit, la tristesse, la mélancolie, mais aussi la sagesse, la justice, l’évasion et la vérité. On dit d’ailleurs qu’on est “bleu” de quelqu’un dans le langage courant. C’est un peu la couleur qui entoure la musique de Lana, elle l’utilise aussi énormément dans ses paroles. “I get wild and fucking crazy like the color blue” comme elle le dit si bien dans Nectar of The Gods, issu de ce nouvel opus et dont le nom était initialement Color Blue. Elle parle également de la période bleue de Picasso lorsqu’il était en dépression dans Beautiful.

What if someone had asked Picasso not to be sad?
Never known who he was or the man he’d become
There would be no blue period
Let me run with the wolves, let me do what I do
Let me show you how sadness can turn into happiness
I can turn blue into something

Un thème qu’elle abordait aussi dans certaines chansons de Norman Fucking Rockwell!, même au niveau de la pochette de l’album. D’abord Venice Bitch où elle dit “Paint me happy in blue” ou encore dans le titre éponyme où elle réitère :

Cause you’re just a man
It’s just what you do
Your head in your hands
As you color me blue
Yeah, you’re just a man
All through and through
Your head in your hands
As you color me blue
Blue, blue
You make me blue

Dans ce nouveau recueil de chansons, Sweet Carolina parle de baby blues (plus connu comme la dépression post-partum) – chanson dédiée à sa soeur Caroline qui a vécu ce phénomène. L’origine de l’expression “avoir un coup de blues”, vient d’ailleurs du genre musical du même nom et fait référence à “to have the blue devils” qui signifie “avoir des idées noires”. On associe d’ailleurs ce style musical à la mélancolie, qui est également le gagne-pain de Lana. Elle l’utilise dans plusieurs de ses titres : Blue Jeans, sa reprise de Blue Velvet, et Blue Banisters maintenant. Dans cette dernière, elle parle de peindre ses barrières bleues : “Cause I met a man who said he’d come back every May just to help me if I’d paint my banisters blue”. Une idée qu’elle exprime à son propos plusieurs fois : être peinte en bleu, comme décrit dans les paroles ci-dessus. Elle finit : “Cause there’s a man that’s in my past. There’s a man that’s still right here. He’s real enough to touch. In my darkest nights, he’s shining”.

 

La poète avant la chanteuse

Lana s’inscrit dans une poésie constante et ce sont d’ailleurs ses compétences en écriture qui l’ont fait connaître principalement, la poussant à sortir un album de poèmes et le recueil qui l’accompagne. À chaque projet, on peut observer ses qualités de lyriciste incroyable dans de petits détails. Nul besoin de faire des phrases avec des mots alambiqués, la jeune femme a toujours su décrire ce qu’elle ressentait avec énormément de simplicité ce qui nous permet de nous identifier très facilement aux sentiments les plus tristes. Pour cet album, la tristesse se transforme en proximité, une certaine intimité se dégage et on y voit de l’espoir.

On rappellera tout de même que Lana a souvent été critiquée, accusée de faire l’apologie de l’abus émotionnel et physique alors qu’elle décrivait simplement ce dont elle a été victime – ce qui a toujours inspiré sa poésie. Ici, on a droit à des paroles bien plus optimistes, c’est d’ailleurs le cas dans Violets for Roses où elle dit “Ever since I fell out of love with you, I fell back in love with me, And, boy, does it feel sweet”. Le retour d’une femme qui a vu les comportements toxiques de ses amants, les comprend et n’en veut plus. Une femme grandie et plus saine que jamais, enfin, à ce qu’il paraît.

Puis, il y a des paroles qui ne font aucun sens pour le commun des mortels, mais qui sont surement chargées de sens pour l’artiste. Un exemple dans Sweet Carolina :

You name your babe Lilac Heaven
After your iPhone 11
“Crypto forever”, scrеams your stupid boyfriend
Fuck you, Kevin

L’appel de la patrie

On connaît Lana comme une femme très attachée à sa patrie et ça se retrouve dans sa musique de façon plus que flagrante. On ne compte plus le nombre de fois où elle a mentionné Los Angeles dans ses chansons – rien que dans cet album, il doit y en avoir au moins trois. Des références à des villes entières, à des quartiers parfois, à des cours d’eau, et même à des tracteurs (cf. John Deere dans Arcadia). Elle est d’ailleurs associée à l’americana, ou american root music, qui reprend les styles qui ont émergé dans le Sud des États-Unis comme le folk, gospel, blues, country, jazz, rhythm and blues, rock and roll, bluegrass, etc. Ces influences marquent clairement sa musique depuis Born To Die, mais c’est avec COCC et Blue Banisters que Lana met le doigt sur la country et le son profondément américain qui lui est assimilé.

Blue Banisters est toutefois plus subtile puisque au lieu d’amener des éléments acoustiques et rythmiques du genre, elle se base sur le genre du western au cinéma qu’elle incorpore à son propre style. On peut en retrouver des clins d’œil au travers de l’album. Dans Text Book, ouverture de cet opus, on retrouve les tambours qui animent souvent le suspense dans les westerns. Un peu de xylophone et surtout une voix pleine de rerverbe qui sonne comme un écho dans un paysage vide façon désert inhabité. Très personnel et intime.

Cependant, c’est l’Interlude – The Trio qui surprend le plus. La composition du fameux Ennio Morricone, connu pour ses bandes originales de western, se voit remaniée dans une trap qui fait ressortir les cuivres à merveille. C’est la grande surprise qui a fait s’évanouir les fans de plaisir. Enfin, certain·es spéculent quant au fait que les sons de l’intro de Black Bathing Suit sont en fait samplés de The Good, The Bad And The Ugly (Le Bon, La Brute et le Truand), ce même film dont l’interlude est tiré. D’ailleurs le titre du film arbore des sujets sur lesquels elle se questionne souvent dans ses chansons. Au travers des autres tracks, il y a toujours des petites attentions portées à rappeler le genre mais qui se mélangent parfaitement à l’ADN de la reine de la mélancolie.

 

Ce qui est sûr c’est que notre Lana expérimente et se libère de ce qu’on attend d’elle. Dans son dernier projet, on découvrait le parlé-chuchoté de White Dress et il est maintenant un bonheur d’entendre son chanté-crié, non de colère mais de libération, dans The Dealer. Elle en disait d’ailleurs à Interview Magazine : “People don’t know what it sounds like when I yell. And I do yell.” Ce titre a fait sensation dans les coeurs des fans, y compris le nôtre, puisque le grand Miles Kane en est l’invité de choix, malgré un enregistrement de voix peu convaincant sur les refrains. À vrai dire, ce single a été écrit il y a bien longtemps, initialement prévu pour un album des Last Shadow Puppets – d’où la présence de notre vieil ami et la production plutôt surprenante pour un titre lanadelresque. Une lenteur dans le rythme et un couple batterie-basse qui a son effet sensuel, avec pour refrain :

“I don’t wanna live.

I don’t wanna give you nothing.

‘Cause you never give me nothing back.

Why can’t you be good for something?”

C’est bien la libération qui s’exprime puisque l’artiste enlève les chaînes qui l’ont empêchée de briller intensément sur le dernier album, faute à trop de lissage qu’on pourrait reprocher à notre cher Jack Antonoff. Il pourrait par ailleurs être reproché l’inverse à cet opus : de ne pas l’être assez. La production et ensuite le mix sont assez contrastés, voire carrément très bruts et peu focused. Moins de cohérence oui, mais de notre côté, c’est un point positif. L’expérimentation dont fait preuve l’Américaine sur ces deux projets ne nous donne que de l’espoir pour la suite.

Un grand shoutout aux shifts de tempo dans plusieurs chansons qui ont un impact surprenant ; Black Bathing Suit qui reste une des favorites en lice pour sa magnifique métaphore exploitée tout au long de la piste, mais aussi sur Text Book qui parle de sa famille dysfonctionnelle et de son rapport avec sa mère. Malgré les voix enregistrées en une prise seulement (oui vous avez bien lu) qui laissent entendre des imperfections, Lana brille toujours par ses performances vocales que ce soit dans les graves ou les aigus. Sur Living Legend, on a même du mal à discerner si c’est une guitare qui s’entend en outro ou une performance vocale post-produite.

Difficile de résumer un album de Lana Del Rey tant les influences et détails sont nombreux. Difficile d’y réagir rapidement tant il y a d’éléments à analyser. Le tout est de laisser l’album s’accrocher à nous, laisser notre cerveau l’apprivoiser. Plus facile pour certains projets que d’autres, comme c’est le cas pour Blue Banisters. Sa défiance et ses propositions osées se montrent directement convaincantes. Il est intense et sentimental sans tomber dans le déprimant cucul. C’est une poésie simplement indétrônable qui ne cesse de nous émerveiller. Nous restons une fois de plus ses larbins de l’amour déchu, son parterre d’humains mélancoliques, des êtres profondément émotionnels, tout comme elle.