Le jazz se danse avec KOKOROKO
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Auteur·ice : Victor Houillon
30/04/2019

Le jazz se danse avec KOKOROKO

Il y a des soirs où l’excitation est palpable, comme stagnante dans l’air de la capitale. C’était le cas jeudi dernier pour la venue du plus viral des collectifs de jazz au New Morning, salle iconique de la scène jazz. Une impression renforcée par les multiples relances du service presse cherchant des désistements afin de pouvoir contenter tout le monde pour ce concert annoncé archi-complet depuis des mois. On s’est faufilé avec plaisir au milieu de la foule pour vérifier si KOKOROKO faisait voyager son public, voire même le faisait danser.

C’est donc dans un état à mi-chemin entre l’excitation et la curiosité qu’on rentre dans la salle surchauffée. Avant de rencontrer les huit londoniens attendus de pied ferme par le public, faisons tout d’abord la connaissance du surprenant Joce Mienniel. Le flûtiste est seul sur scène face à la salle comble, ce qui ne l’empêche pas de parfaitement faire monter la pression. A l’aide d’un looper, le public voit se construire les œuvres du jeune français devant ses yeux. En les fermant, il est facile de se retrouver au milieu d’une forêt mystérieuse, enchantée mais bienveillante. Les flûtes se font tantôt mélodiques, tantôt percussives, et l’artiste ne s’interdit pas le recours à d’autres instruments comme le kalimba ou le beatbox. Il en ressort des morceaux à la progression lente mais certaine que l’on découvre comme la végétation au bord d’un fleuve le long d’une descente paisible en canoë. Chapeau à l’artiste pour avoir assuré une première partie déroutante et pour avoir réussi à prendre le public par la main pour l’emmener dans son monde. Le concert de KOKOROKO n’a pas commencé, pourtant on oublierait déjà presque que l’on est à Paris.

Juste avant 22h, les huit musiciens jazz les plus hype du moment pénètrent enfin sur la petite scène du New Morning. Ou plutôt, les cinq d’entre eux qui composent la section rythmique. Claviers, guitare, basse, batterie et congas sont bientôt rejoint par le saxophoniste pour – déjà ! – un solo endiablé. Viennent alors trombone et trompette, et la troupe complète de KOKOROKO enchaîne sur Colonial Mentality, une reprise sous forme d’hommage à la légende Fela Kuti. Il y a comme un air de passation entre le père fondateur de l’afrobeat et ce curieux collectif de jeunes londoniens dont l’habit ne fait pas le moine, mais qui incarnent le renouveau du genre depuis l’année dernière. Comme pour assumer l’héritage, la chanson d’après est Uman, qui n’est autre que la plus ancienne des compositions du collectif londonien. Deux morceaux d’une dizaine de minutes où KOKOROKO fait l’étalage de son talent. On pourrait bien sûr s’arrêter sur l’exubérance du nouveau venu au saxophone (dont on n’a malheureusement pas saisi le nom, trop ébloui par ce qu’il se passait sou nos yeux), la justesse de Richie au trombone ou le charisme de Sheila à la trompette – après tout, les trois artistes aux leads cuivrés sont remarquables. Mais ce serait oublier la section rythmique, d’une précision absolue. Ayo fait partie de ces batteurs qui peuvent vous faire entendre une mélodie, la basse de Mutale amène toujours juste ce qu’il faut d’énergie et de rondeur pour laisser briller ses comparses, tandis que Yohan sait se faire oublier pour mieux jaillir au clavier lorsque le besoin s’en fait sentir. Surtout, on tire notre chapeau à Oscar (guitare) et Onome (congas). Les deux musiciens ont tenu à apporter de subtiles nuances tout au long du concert. A chaque morceau, l’un ou l’autre sort un petit riff au moment exact où on l’imaginait, avant de retourner dans une retenue relative. Comme si cette musique capable de faire chavirer les foules était un jeu d’enfants pour eux. Pas loin de la connexion spirituelle, on sent un respect mutuel chez les membres du groupe, tous s’appliquant à faire briller leurs camarades. Les sourires échangés sur scène n’y trompent pas.

Pour sa première tournée, KOKOROKO sait déjà gérer les différents temps forts d’un concert. On passe donc d’une nouvelle chanson composée par le bassiste, Something Major, à la chanson la plus dansante de l’EP Adwa. Dès les premiers rythmes chaloupés de cette dernière, le New Morning se transforme en dancefloor afrobeat géant alors que la foule traverse des milliers de kilomètres à la seconde pour atterrir en Afrique Occidentale. Une foule qui a d’ailleurs réservé un accueil de rockstar aux huit énergumènes entassés sur la petite scène, les claviers de Yohan faisant presque office de repose-bières aux membres du public. C’est assez incroyable de se dire qu’un groupe d’afrojazz peut susciter un tel engouement qu’une salle se mette spontanément à chanter un riff de basse qu’elle découvrait en exclusivité, ou que chaque petite prouesse soit accompagnée de cris d’extases. En guise de remerciements, KOKOROKO conclut par l’inévitable Abusey Junction pour un grand moment d’émotion partagée par un public épuisé mais heureux. Cette chanson, dont l’arpège de guitare a la douceur du miel, est encore plus réconfortante dans un contexte live. Mutale en profite pour prendre la lumière à son tour dans un tourbillon de fuzz sidérant, avant de laisser la place à Oscar pour un duo avec lui-même, en harmonisant à la voix son solo de guitare, évoquant forcément George Benson.

Conscient d’avoir assisté à une soirée d’exception, le public restera prendre l’air devant le New Morning pendant de longues minutes, autant pour se remettre de ses émotions que de partager ce sentiment de plénitude entre chanceux. Que l’on soit amateur de jazz, d’afrobeat ou simple curieux, ce tout premier concert français (et seulement deuxième date de la tournée) de KOKOROKO aura embarqué tout le monde dans une croisière d’une heure et demi. Cela tombe bien, ils seront de retour sur la péniche du Safari Boat le 29 mai, pour toujours plus de dépaysement. Partir très loin tout en restant au même endroit est toujours bon à prendre : comme on l’entend souvent, le voyage importe plus que la destination.

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