Génie incompris ou bonhomme suffisant ? Après une trop longue absence, celui que la presse adore détester – ou déteste aimer – est enfin de retour, et c’est peut-être un des événements musicaux de l’année. Au-delà du personnage loufoque et excentrique, il y a pourtant une musique complexe, d’une douceur et d’une sensualité rare. Vous l’aurez compris, à La Vague Parallèle, on est admiratif·ves de l’artiste. À l’occasion de son album Domesticated, on a donc rencontré le dandy le plus célèbre de France pour parler de son rapport à l’absurde, de musique populaire et du fait que le monde soit une salade. Conversation avec Sébastien Tellier.
DOMESTIQUÉ
La Vague Parallèle : Bonjour Sébastien. Chaque album est pour toi l’occasion d’aborder un thème que tu découvres. Après la politique, la sexualité ou la religion, Domesticated traite de la vie de famille ?
Sébastien Tellier : C’est sur la domesticité. Le fait d’avoir été domestiqué. C’est la vie et l’âge qui avancent. Je suis passé de loup solitaire à père de famille. Cette vie de papa m’a submergé. Ça a été quelque chose de plus fort que moi. Le nom de l’album reflète que cette nouvelle vie s’est imposée à moi. Quand tu as des enfants, tu ne peux pas ne pas t’en occuper. À moins de les mettre dans un temple, tu es obligé de t’occuper d’eux, de faire en sorte qu’ils vivent, qu’ils mangent, qu’ils soient safe. Tout ça, c’est forcé, et c’est dans ce sens que l’album s’appelle Domesticated. Il y a un côté qui s’est imposé à moi. C’est un titre qui m’a porté, puisqu’il nous lie tous. Comme la sexualité, la politique, la famille sur mon premier album, Dieu ou la spiritualité sur My God Is Blue… Ce sont des sujets qui touchent tout le monde. Les tâches domestiques sont un sujet très important, pas seulement pour moi mais pour tout le monde. Voilà pour la petite histoire du titre Domesticated.
LVP : C’est un titre fort, presque péjoratif. Un animal domestiqué, ce n’est jamais très reluisant.
ST : Haha, ouais ce n’est pas très reluisant. Ça ne met pas spécialement en valeur la chose (rires). Mais justement, c’est ce que raconte l’album. Le bonheur n’est pas forcément là où on le croit. Moi, bien sûr, je passais ma vie à prendre des taxis et des cuites. On me parlait d’être domestiqué ou de me mettre à quatre pattes pour ranger un puzzle à une heure du mat’, je disais “non, c’est sûr que ce n’est pas cela mon bonheur“. Tout ça s’est imposé à moi mais, de manière très surprenante, j’ai découvert que ça me plaisait beaucoup. Il faut faire bien attention avec les trucs qu’on imagine négatifs, sur lesquels on a un mauvais regard, car c’est peut-être à l’intérieur de ces choses que se cachent l’amour, la joie ou le bonheur. Il y a une espèce de malice dans le titre Domesticated. De prime abord, c’est un peu repoussant, mais c’est pourtant à travers ça que j’ai trouvé mon bonheur. Je suis beaucoup plus heureux aujourd’hui que je ne l’étais avant, justement parce que j’ai une vie plus cadrée. J’ai des choses à faire, des satisfactions immédiates. Plus structuré, donc plus heureux. Je pense que, pour être heureux, l’homme a réellement besoin d’être domestiqué. Un homme trop libre ou trop sauvage n’est tout simplement pas heureux.
LVP : Tu as choisi de débuter cette domesticité par A Ballet. Pourquoi cette chanson en particulier ?
Je voulais commencer soft, et cette chanson est lente, sexy, avec du sax. Elle ne s’impose pas, elle glisse, elle est soyeuse. Le genre d’intro que j’aime bien. C’est comme un cocktail. J’aime bien prendre un cocktail en premier. C’est doux, c’est sympa, avant de rentrer dans le dur au fur et à mesure.
ST : Je voulais commencer par l’apéritif. Je n’avais pas envie de rentrer directement dans le steak. Je ne sais pas comment font les autres, mais je ne voulais pas commencer avec mon plus gros single, un truc qui crie “ATTENTION, JE REVIENS“. Je voulais commencer soft, et cette chanson est lente, sexy, avec du sax. Elle ne s’impose pas, elle glisse, elle est soyeuse. Le genre d’intro que j’aime bien. C’est comme un cocktail. J’aime bien prendre un cocktail en premier. C’est doux, c’est sympa, avant de rentrer dans le dur au fur et à mesure. Je voulais appliquer ce process pour mes sorties. Bon, le coronavirus a anéanti tous mes petits plans. J’avais un super plan promo. Cette chanson, puis un single, puis l’album, puis juste après la tournée commençait. C’était tout joli, tout bien organisé. Et là, cette merde est arrivée. Je ne sais pas dans quel ordre sortent les singles, ni quand la tournée est reportée. Tout est parti en éclats. Bon, après, ce n’est pas non plus catastrophique.
LVP : Si A Ballet est l’apéritif, quel est le plat de résistance ?
ST : Stuck In A Summer Love. C’est une chanson qui parle d’amour éternel, d’amour forcé aussi. On est esclave de l’amour. Quand l’amour te tombe dessus, c’est comme quand la domesticité te tombe dessus. Tu es pris, tu es happé, ça s’impose à toi. J’aime parler de ça dans le fond, tout en lui donnant une forme hyper pop, très 2002, facile à consommer. Qui bourrine, emmène loin. Je suis content d’avoir, pour la première fois, trouvé un équilibre qui me satisfait. L’efficacité d’un thème profond, presque sombre, un rapport de soumission à la vie tout en faisant une chanson très agréable à écouter et touchante. Cette chanson cristallise un but à atteindre. Elle finalise une envie. Elle est le plat de résistance de l’album artistiquement. Après, tu sais, autant j’aime bien jouer avec mon image, les concepts, le visuel, autant je suis très loin d’être un grand businessman. Je vois tout ça d’un point de vue artistique, mais c’est la maison de disque qui s’occupe du masterplan. J’écoute juste ce que les gens du business me disent et je l’intègre dans ma petite cuisine générale.
LVP : On retrouve pas mal de beats r’n’b dans l’album. C’est un univers qui t’inspire beaucoup ?
ST : Énormément. On est toujours en recherche de nouvelles sonorités, l’envie de découvrir autre chose, d’aller plus loin. J’ai toujours envie d’être avec la musique d’aujourd’hui, même si j’ai beaucoup de références dans celle du passé. Si mon dernier album était tourné vers le passé, j’avais cette fois-ci envie de fraîcheur, envie d’aller de l’avant. Les rythmes r’n’b sont la norme d’aujourd’hui. Mettre un rythme avec une vraie batterie, que ce soit un peu jazz, un peu rock, pop-rock, folk etc, ça sonne trop vieux pour moi. Il y a un côté poussiéreux. Les beats dont tu parles ont été des outils, tout simplement.
Par rapport à mes albums précédents, le process a été inversé. J’ai commencé par enregistrer la voix, et la musique s’est construite autour dans un second temps. Ce qui fait que les arrangements n’ont pas été tant prévus que ça à l’avance. On est partis d’a capellas en se demandant ce qui mettrait ma voix en valeur. J’ai une technique hyper empirique : j’essaye un peu de tout. Plein de gens ont travaillé sur l’album. Ils faisaient des propositions. Bon, on essaye, c’est formidable, très bien, ça donne envie de faire ça, puis de faire ça… Au final, ça c’est construit comme un grand château où je naviguais à vue. Je n’ai pas pris de GPS (rires). Juste, à certains moments, quand il y avait deux chemins face à moi, donc je prenais soit à gauche, soit à droite. Finalement, les instruments sont venus à moi grâce aux producteurs et aux envies du moment.
Pour être tout à fait sincère, si j’avais dû écrire au début exactement ce que je voulais comme sonorité, ça aurait été des basses. Des subs. Des sons hyper ronds, où c’est assez dur de comprendre la note. Des mélodies basses, indéfinies, floues, avec une voix quasi-angélique. Quelque chose de très aiguë. C’était une vraie base. Après, tout le reste a été une découverte grâce à la partie d’échecs qui s’est engagée avec les producteurs qui ont collaboré sur le projet. Chacun avance ces pions. Tiens, une snare qui entre te donne envie de mettre un petit coup de guitare. Ce coup de guitare lui donne envie de rajouter un petit synthé. Et c’est comme ça que l’album s’est construit.
LVP : Par le passé, tu avais travaillé avec Guy-Man ou Philippe Zdar, plutôt connus du grand public. Peux-tu nous dire quelques mots sur Corentin nit Kerdraon ?
ST : Corentin ! Une personnalité insaisissable. Je n’avais jamais vu autant de gentillesse. Une grande douceur. Et il est sympa à voir car il ressemble un peu au personnage de Où est Charlie ?. Il est très gentil, extraordinaire. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui sache faire autant de choses en musique. Les violons qu’on entend sur Atomic Smile, c’est lui. Il joue aussi de la flûte, de la guitare, de la basse. Il joue du clavier comme un dieu, il sait aussi faire les batteries ! Il sait faire les beats avec une boite à rythme, et en même temps il sait produire. Il manie l’ordinateur comme personne. Il est rapide, instinctif. C’est à vérifier, mais je crois que c’est sa toute première production. Il est très jeune, je crois que ce sont ses premiers pas dans la musique. Sérieusement, j’ai rarement pris autant mon pied. J’ai trouvé quelqu’un avec qui m’amuser.
LVP : Tu as donc utilisé ta voix comme base. Avais-tu déjà en tête qu’elle allait être transformée, vocodée jusqu’à en être méconnaissable ?
ST : Il le fallait absolument car je ne pouvais pas forcément atteindre ces aiguës. Je savais que j’allais devoir transformer ma voix pour atteindre ce que j’entendais. En même temps, je vois que quand les gosses entendent des voix vocodées, ce n’est pas un problème pour eux. C’est devenu basique, donc je n’ai pas hésité à me jeter là-dedans. J’ai surtout découvert que ça permettait de bien ciseler ses mélodies. Tu as la voix que tu as, et tu en es tributaire, prisonnier. Mais là, je n’en étais pas prisonnier, je pouvais même en changer la mélodie après l’avoir enregistrée. J’ai pu faire évoluer la mélodie de ma voix au fur et à mesure que l’album avançait. Au final, beaucoup plus de nuances que sur une prise au naturel. J’ai pu aller chercher des notes qui ne me seraient pas venues à l’esprit à l’enregistrement. Ça m’a emmené vers des mélodies du Sud de l’Espagne, sous le ciel.
LVP : Au contraire, sur Oui, on entend plus clairement ta voix naturelle.
Ce qui fait jouir l’oreille aujourd’hui, c’est le sub et le haut-medium
ST : J’ai parfois laissé des pistes de voix quasi-naturelle. Oui, parfois, même souvent, on reconnait bien ma voix. C’est juste que les effets lui donnent une attaque, un tranchant dans les haut-mediums qui n’est pas complètement naturel. Ce tranchant, j’en ai besoin. Encore une fois, on est dans une musique de sub. Ce qui fait jouir l’oreille aujourd’hui, c’est le sub et le haut-medium. Un haut-medium très riche, très appuyé. Certaines personnes l’ont dans leur voix naturelle, mais c’est très rare. J’avais besoin d’artifices pour obtenir le grain que je voulais.
LVP : Cette chanson Oui met également le piano plus en avant. Tu voulais la faire ressortir par rapport au reste de l’album ?
ST : C’était une chanson que j’avais en tête bien avant Domesticated. J’avais envie de faire une belle chanson sur mon mariage. Je me suis marié trois fois avec la même femme, et un des mariages était sur les rives du lac de Garde en Italie. C’était un souvenir tellement merveilleux qu’il fallait absolument que j’en fasse une célébration. Et c’est un peu coquin, sur un album qui s’appelle Domesticated, de mettre cette chanson sur le mariage, car le mariage est justement le début de la vie domestique. C’est une vraie chanson premier degré, mais avec ce trait légèrement pervers de mettre ça dans cet album. Le côté piano plus que beat vient du fait que c’est une chanson qui date d’il y a bien longtemps. Dans mon univers, le beat est jetable tandis que la compo au piano est en moi dix, quinze ans avant que je ne la pose vraiment.
POPULAIRE OU POINTU ?
LVP : Si tu navigues entre les genres musicaux, tu composes toujours au piano ?
ST : Oui, tout à fait. Même sur cet album, j’ai commencé par enregistrer les voix, mais j’avais quand même un piano pour m’appuyer. J’ai un côté snob dans la musique. J’aime la musique d’un certain niveau. Mais le plus important reste l’émotion que je ressens quand j’écoute un morceau. Je suis ouvert à tout. À partir du moment où j’aime, et bien j’aime, tout simplement. Je ne vais pas m’interdire d’aimer un morceau de variété juste parce que c’est de la variété. Ou de jazz parce que c’est du jazz. Je ne suis pas cloisonné. Il y a des groupes de rap, voilà, ils montent sur scène et font du rap. Et leur prochain album sera du rap. Et tant mieux pour eux, ça doit être génial, j’imagine. Mais je m’ennuie vite. C’est impossible pour moi de me dire que je vais faire un disque qui sera plus ou moins le même qu’avant. Ou de me dire que je vais sur scène pour refaire la même chose. Ça ne m’intéresse pas. J’ai envie de découvrir. J’ai l’impression que l’homme a besoin d’avancer. Il n’y a pas si longtemps, il passait sa vie à marcher, à grimper aux arbres. Ma carrière est à l’image de cette vie rêvée où ça avance. Du changement, différents décors, des découvertes. C’est pour ça que j’aime bien taper un petit peu dans toutes les musiques.
LVP : Tu avais d’ailleurs dit que l’artiste devait être l’ennemi du spécialiste. Comment adaptes-tu tout ça en live ?
Effacer l’ordinateur de la scène, c’est retrouver la liberté.
ST : Il faut voir le live comme un moment. Tu es sur scène, tu fais un truc devant des gens, ils aiment ou n’aiment pas. Je le vis comme une audition. C’est à la fois le meilleur moment de ma vie, car je suis vraiment moi, je développe toutes mes capacités : le piano, le chant, l’entertainment. Mais c’est à double tranchant. C’est mon moment de vérité.
Le live évolue aussi en fonction des envies artistiques. Là, je viens de faire un album très électronique, beaucoup de beats, beaucoup de synthés, de voix vocodées. J’ai envie d’en faire une tournée très pure, très nature. Aucun ordinateur sur scène, toutes les parties en vrai. Le problème de jouer avec des ordinateurs, c’est que tu es esclave du tempo. Ça a été des légers moments de frustration lors de mes tournées précédentes. Selon le public, l’ambiance, le temps qu’il fait ou l’atmosphère générale, tu n’as pas envie de jouer le morceau à la même vitesse. Cochonville, c’est fou le nombre de fois où j’ai eu envie de la jouer plus vite parce que c’était le feu dans la salle, on vibrait tous ensemble. Mais j’étais pris dans un étau. Et je veux m’en libérer. J’ai donc adapté les morceaux. Un morceau de quatre minutes pourra durer dix minutes ou deux, en fonction de comment je me sens. Des concerts au naturel, avec beaucoup de flexibilité en fonction des ambiances. Effacer l’ordinateur de la scène, c’est retrouver la liberté. Merde, on a qu’une vie. Déjà que je suis domestiqué, je ne vais pas faire des tournées où je suis l’esclave d’un ordi. Je vais reprendre le contrôle de la scène.
LVP : Il y a une chanson particulière que tu as hâte de jouer dans ce format organique ?
ST : Justement, la chanson Oui dont on parlait tout à l’heure. Je suis pressé de la jouer dans une belle salle comme la Cigale ou l’Ancienne Belgique. Que ma femme soit dans la salle, lui chanter ça en la regardant. Que ce soit pour elle, avec pourquoi pas une poursuite braquée sur elle et tout. Ça, ouais, j’en ai hâte. C’est dommage ce coronavirus, parce que ça bousille le monde, mais aussi parce que j’avais une date à la Cigale qui était la date d’anniversaire de ma femme. J’aurais pu lui chanter cette chanson-là, faire chanter “Joyeux anniversaire” par le public… ç’aurait été une soirée magique. Mais voilà, c’est un détail par rapport aux ravages ou aux malheurs que ça engendre. Mon concert à la Cigale semble bien tout petit en comparaison.
LVP : Sur un autre sujet, tu as déclaré que la musique populaire était l’art du cœur, car ça n’allait pas plus loin que le prisme “j’aime / je n’aime pas“. Tu souhaites que les gens abordent ta musique de cette manière ?
J’aimerais être aimé par tous.
ST : C’est marrant que tu me poses cette question. C’est vrai que ça m’a déjà traversé l’esprit. J’ai toujours été mis dans des cases d’intellectualisme ou de snobinard, de hype, alors que j’aime tout. J’aimerais être aimé par tous. C’est vrai que finalement, ma musique, elle peut être écoutée à la maison. Certaines de mes chansons sont très enfantines, d’autres plus sexuelles, d’autres plus intellos. Voilà, j’aimerais qu’on m’écoute sans a priori, sans se dire “tiens, il a une bague, des lunettes de soleil Chanel, ça doit être un connard“. Non (rires). Ce qui compte, c’est ma musique. Je me déguise comme je veux ; chacun se soigne comme il veut. Mais après, tu as raison. Un de mes rêves, ce serait que le grand public puisse écouter ma musique sans a priori, au naturel. Tu connais Lucio Battisti ? Non pas que je calque ma carrière sur lui, mais il y a des similitudes. En Italie, c’est un chanteur très populaire alors qu’il a fait beaucoup de trucs expérimentaux, des chansons très bizarres, des choses touchantes. En France, ce n’est pas pareil. Bien sûr, je suis un petit peu connu, mais je ne suis pas Johnny Halliday ou Michel Sardou. J’aimerais bien. Ce n’est pas un truc qui m’obsède, mais ça me titille tous les six mois.
LVP : Il y a quand même toujours un concept autour de tes projets. Une façon de s’habiller en conséquence. Pour My God Is Blue, tu es même allé jusqu’à créer l’Alliance Bleue.
ST : Je suis obsédé par le concept. La musique pour la musique ne sert à rien. Il faut que ça transmette quelque chose. Il faut qu’il y ait une forme de valeur. Quand on écoute de la bonne musique, on comprend des choses. Ce ne sont pas des choses concrètes. Où on se dit “bien joué“, mais bien joué de quoi ? Une sorte de jouissance intrinsèque qui guide la vie. Il faut conceptualiser pour rendre la musique encore plus artistique. On vit dans un monde où la musique est prise en main par les producteurs. Studio, bim, boum, ça envoie. Les mecs sont seize sur les morceaux américains. Je me vois plus comme un artiste d’art contemporain que comme un chanteur pop d’aujourd’hui. L’art contemporain, les concepts, les visions artistiques, tout ça forme un tout. Le concept, c’est à la fois un repère et un marqueur. Même si de prime abord, quand on veut acheter un album au supermarché, on ne se dit pas “tiens, je vais aller acheter un album concept” ou “tiens, je vais aller acheter un album radio“. Ça me permet de créer ma propre petite île. Faire un album concept est une façon simple d’être unique. C’est une situation dans laquelle je me sens très à l’aise. Ce truc général est confortable pour moi. J’ai une vie très agréable, j’ai la chance de pouvoir faire des albums concepts, je la prends. C’est beau.
LVP : Ce que tu dis me fait penser à des artistes conceptuels comme Jean-Michel Jarre ou Christophe. Mais y a-t-il justement des artistes de radio, de supermarché, qui peuvent t’inspirer ?
ST : Il y en a beaucoup ! J’adore Tyler The Creator, Travis Scott, Drake, Kanye West… Il y en a pas mal que j’adore ! J’aime aussi beaucoup Sebastian. Snoop Dogg, attends… Ah si ! Honey Harper, tu vois qui c’est ? Un mec sapé en cow-boy, ça vient de sortir. Il fait de la country électro. C’est magnifique. Mais vraiment. Ça faisait depuis Caramel de Connan Mockasin que je n’avais pas trouvé un truc d’aujourd’hui qui me plaise autant. Je suis une véritable éponge. On a une image de moi comme d’un mec hyper mégalo, hyper égocentrique, alors que c’est complètement l’inverse. Je suis hyper admiratif du travail des autres. Quand j’entends une bonne chanson, ça me motive. Je me jette sur les synthés. Je suis hyper client des autres : s’il n’y en a pas beaucoup qui m’intéressent, ceux qui m’intéressent me passionnent.
Mais bien sûr, Christophe ou Jean-Michel Jarre ne sont pas juste des gens que j’aime bien. Ces mecs me passionnent. J’essaye de les copier. Ces mecs ont une influence immense sur ce que j’ai fait. Et justement, tu me donnes l’occasion de dire que ce n’est pas parce que je mets des vêtements dorés et que je fais n’importe quoi que je suis un fou. Je suis plein d’amour pour les autres.
LVP : C’est marrant car les noms que tu cites ont, comme toi, un univers autour de leur musique. De vraies personnalités.
ST : J’ai l’impression qu’il y a un retour de ça. Dans les années 2000, il y a eu un formatage total. Il y avait certes plein de pépites, mais la musique était devenue un art de producteur. On revient dans un cycle où on a envie d’univers plutôt que d’une racaille ou d’une bimbo. Je n’ai jamais étudié le marché, mais j’ai l’impression que le public est en demande de ça. Il reprend plaisir à découvrir des esprits riches, créatifs, avec tout un univers autour. Si on prend l’exemple de Pharrell, il fait de la musique, mais en même temps il fait des fringues, des collabs, je ne serais pas surpris s’il faisait un jour des papiers-peints. Tu vois, on aime bien les gens qui ont beaucoup de choses à dire. Peut-être que quand j’ai commencé à proposer tout ça dès mon premier album, c’était trop tôt. Aujourd’hui, un océan d’amour est en face de moi. Je me sens plus désiré aujourd’hui que je ne l’ai jamais été.
LVP : Tu abordes un autre sujet dont je souhaitais parler. Par le passé, la presse a eu une certaine méfiance, voire violence sur certains plateaux, à ton égard. Quel regard portes-tu maintenant sur ces échanges ?
C’est moi, ce barjot à l’écran ?
ST : Franchement ? Ce sont des bons souvenirs. Des cuites, des moments d’adrénaline. Avant d’être père, les choses superficielles pouvaient me toucher, mais maintenant… J’ai une famille unie, l’amour de mes enfants, ce qui compte c’est que ça aille bien pour eux. Des petites attaques journalistiques ou des petites joutes verbales, ça me semble vraiment des trucs de rien du tout. Comme une story Instagram, ça passe en deux secondes. En même temps, je trouve ça fou de m’être permis de faire des TV aussi bourré, de dire autant n’importe quoi. Je suis même surpris d’avoir osé faire ça. En vrai, je suis un mec timide. Le documentaire Many Lies a été fait sur moi et projeté à la Gaité Lyrique. Je me suis vu. “C’est moi, ce barjot à l’écran ?“. De l’extérieur, c’est sûr que j’avais l’air fou. Je n’en garde rien à part quelques souvenirs d’électricité. Ça ne m’intéresse plus dans le sens où je suis réglé vers l’avenir.
LVP : À l’époque de Sexuality / My God Is Blue, tu as dit que tu créais “la pop du futur“, et que la musique dans dix ans ressemblerait à la tienne. Maintenant qu’on a atteint ces dix ans, tu te retrouves dans la pop que tu imaginais ?
ST : Je trouve que oui. Sur Sexuality, notamment la chanson Roche, j’avais des rythmes r’n’b avec du chant par-dessus. C’est maintenant le cas dans la pop. Toute la pop est construite sur le kick et le snare de la Roland 808. C’est peut-être hyper présomptueux, mais je ne pense pas m’être planté (rires). En français, je n’ai pas vraiment le souvenir de ce type de pop alliant beats et mélodies avant Sexuality. Maintenant, c’est banal.
LE DANDY DE L’ABSURDE
LVP : Tu viens de faire un duo avec Salvatore Ganacci, parfois décrit comme “the worst DJ ever” par NME ou Vice, et en même temps adoré par beaucoup. Cet aspect clivant t’a attiré ?
Forcément, l’absurde génère une incompréhension.
ST : Haha oui, d’une certaine façon oui (rires). Forcément, c’est quelqu’un d’unique et il y a de l’absurde dans ce qu’il propose. Forcément, l’absurde génère une incompréhension. Ce n’est pas un rejet, juste que ça ne fait pas vibrer tout le monde. Je comprends que quelqu’un qui présente un projet absurde puisse être rejeté. Mais en même temps, c’est croustillant. Il est épicé. Il est drôle, très coquin. C’est ce qui m’a plu chez lui. C’était génial de bosser ensemble. Tout ça était orchestré par Skrillex, on a fonctionné en triangle. Skrillex, c’est un mec génial. Gentil, efficace, over-motivé, visionnaire. Salvatore, il est fou, il est bien, il est bon, il est savoureux. Et le clip est complètement particulier (rires). À la fois absurde et kiffant, très moderne. Je suis hyper content d’avoir bossé avec eux parce que ça m’a permis de faire un truc simpliste. Je ne sais pas si tu connais Placid & Muzo, deux petits personnages un peu abrutis et simplets. J’ai l’impression qu’on était ça. Avec ces paroles à fredonner, “moto mi-homme, homme mi-moto, genre Quasimodo“. Le clip, la chanson, les paroles, tout ça est très art contemporain, hyper moderne et très pur, finalement.
LVP : Ce rapport à l’absurde, tu l’as aussi exploré en faisant la musique pour des films de Quentin Dupieux.
ST : Oui, c’est vrai ! Quentin est pote avec Skrillex, et tout. On est dans le même coin. Quentin fait beaucoup de scènes et de dialogues complètement absurdes. C’est une façon de fuir la réalité. C’est un très bon tremplin pour proposer quelque chose de savoureux sans être connoté. C’est une bonne façon de s’élever, d’être un peu dans le ciel. Une bonne façon de planer.
LVP : Tu as prévu de collaborer à nouveau avec le grand écran ?
ST : Pendant ma pause entre deux albums, j’ai fait la musique de Saint-Amour, un film avec Depardieu. J’ai fait la musique de Marie et les Naufragés de Sébastien Beigbeder, la série américaine A Girl Is A Gun avec Denise Richards. Je m’alimente en permanence de musiques de films ou de séries, car ça me fait faire de la musique en attendant un album. Comme j’ai besoin que ma vie change pour refaire un disque, je ne peux pas rester tout le temps sur le canapé. Je m’occupe. Les musiques de film, c’est une autre partie de ma vie qui me passionne presque autant que ma carrière perso. Faire de la musique pour les autres, c’est un exercice que j’adore, justement pour cette partie exercice. Ce n’est pas une musique qui est au service d’elle-même, mais une musique au service de l’image. Tu es contraint. Il y a une direction qu’il faut forcément prendre. Je vois ça comme un jeu, une partie de Tetris.
LVP : Sur Boycycle, c’était d’abord la musique ou d’abord l’image ?
Faire les choses à l’envers est intéressant, peut-être parce que le monde marche sur la tête.
ST : Justement, c’était ça qui était amusant. Skrillex nous contacte et nous dit qu’il a un clip, et qu’il faudrait de la musique par-dessus (rires). Cette bande-là se permet tout. C’est marrant, j’avais fait pareil avec mon album : d’abord enregistrer la voix, puis trouver la musique. Si on veut être moderne, il faut découvrir des voies. Prendre les choses à l’envers, c’est une façon de se réinventer. Je ne sais pas si c’est une légende urbaine, mais j’ai entendu que les Beatles, pour se ré-inspirer, réécoutaient leurs chansons précédentes à l’envers. Faire les choses à l’envers est intéressant, peut-être parce que le monde marche sur la tête.
LVP : Dernière question, tu as dis que tu avais voulu devenir artiste pour devenir quelqu’un de mieux, parce que tu n’étais pas assez vivant. Maintenant que tu as tout réussi, cette quête de vivre t’anime toujours ?
Le monde est une grande salade. Avec plein de saveurs différentes où tout se mélange.
ST : Finalement, figure-toi que je suis complètement passé à autre chose. Justement, j’ai découvert (ou plutôt mon psy m’a fait découvrir) que pour être heureux en tant qu’artiste, il fallait avoir la tête dans les étoiles et les pieds sur terre. Ça, j’ai mis du temps à le comprendre. Je pensais que pour être heureux, il ne fallait que s’envoler, voltiger dans le ciel, planer. Avec la vie domestiquée, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout le cas. Pour être heureux, il faut avoir les pieds sur terre, emmener les enfants à l’école le matin, replacer les coussins sur le canapé. Tout ce que je pouvais déblatérer avant a été remis en question. Cette quête de l’artiste ? Je trouve que la vie d’un artiste, quand on regarde vraiment ce que c’est, c’est assez triste. Un artiste, c’est assez pathétique. Ça a des envies, des déceptions, de la rage. Il y a un côté dramaturgique. Une vie d’homme réussie ? Un père qui réussit, c’est beau. Il n’y a rien à redire, c’est une forme de perfection. Mettre l’artiste sur un piédestal, ce n’est plus mon cas. Je le vois comme quelqu’un qui est au service des autres, là pour divertir l’autre, pas au sommet de la pyramide mais mêlé avec le reste. Maintenant, ma vision, c’est que le monde est une grande salade. Avec plein de saveurs différentes où tout se mélange. Voilà, j’en suis là.
Petit, je pensais que Daniel Balavoine était une femme. C’était d’ailleurs ma chanteuse préférée.