LEBANON HANOVER : “Give me something to believe in now that everything is dust”
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Auteur·ice : Patrick Teixeira Oliveira
30/01/2025

LEBANON HANOVER : “Give me something to believe in now that everything is dust”

| Photos : Melissa Fauve pour La Vague Parallèle

L’état du monde actuel balance entre les vestiges d’anciennes utopies et les projections d’un avenir incertain. Le mythe du « progrès » – censé apporter « développement », « prospérité » et « paix » – touche à sa fin. À mesure que ces promesses d’horizons ouverts et d’humanités épanouies s’évanouissent, une tendance au repli s’installe. Le résultat ? Une époque à la fois chaotique et profondément contradictoire ancrée dans une vision du monde qui se fissure sous nos pieds. C’est dans ce terreau, marqué par des visions du monde conflictuelles, que s’inscrit Lebanon Hanover.

“Give me something to believe in
Now that everyhting is dust”

Au Botanique, le duo anglo-allemand formé par Larissa Iceglass et William Maybelline a incarné cette contradiction. Leur musique, qui semble être une mise à jour dystopique des rêves brisés des décennies post-guerre, actualise les désillusions d’un monde où les promesses “du progrès” n’ont pas été tenues. Sur les ruines des utopies passées, la proposition de Lebanon Hanover tend un miroir noir à nos conditions actuelles et pose une question fondamentale : comment envisager un futur à partir des fragments d’un présent en crise ?

“Dance with me the gallowdance
As disorientated as you can” 

Leur performance, soutenue par des synthétiseurs glacés, des guitares aériennes saturées de réverbérations et des voix monocordes et distantes, s’inscrit dans l’héritage de la cold wave, ce mouvement musical né à la fin des années 70 en France et au Royaume-Uni. Ce soir-là, quelque part dans Bruxelles, avait lieu un sabbat numérique porté par une atmosphère mélancolique et introspective. L’assemblée intergénérationnelle était en quête d’un refuge. Un refuge sonore prenant corps comme un espace de résistance face au chaos ambiant…

“In confusion we will connect”

La musique de Lebanon Hanover plonge au cœur des désillusions d’un monde façonné par une économie capitaliste, raciste et coloniale. Ce système, que Paul B. Preciado qualifie de « pétro-sexo-racial », relie exploitation des ressources naturelles (pétrole), contrôle des corps et des genres (sexo), et hiérarchisation raciale (racial). Ce projet extractiviste, soutenu par le modèle G.O.D. (Gold-Oil-Dollar), a marqué la science moderne et l’exploitation de la nature. Et donc par infusion nos habitudes, nos modes de vies, nos modes de pensée, de se comporter, de sentir, d’agir…

“These days it’s crucial
To be silent and comfortable
The exploitation of humanity
They learned to accept it all”

Cette vision du monde plonge ses racines dans les révolutions scientifiques et philosophiques du XVIe siècle, marquées notamment par les travaux de Francis Bacon – le philosophe –, et beaucoup d’autres… À cette époque, un basculement fondamental s’opère : on passe d’un univers perçu comme animé et habité, à une conception du monde comme un objet à exploiter, à contrôler et à segmenter. Cette transformation implique une autre perspective qui lui est complémentaire : celle d’un·e humain·e placé.e au centre, destiné·e à jouir de ce monde, tandis que tout ce qui l’entoure – animaux, plantes, minéraux, et même d’autres humain·es – devient un simple « reste », soumis à son usage et à son plaisir. Les répercussions de ce changement de paradigme continuent d’influencer profondément nos manières d’être et de penser aujourd’hui.

“Babes of the late 80s, why are you looking so rundown?
Without posture there’s no movement”  

Dans ce contexte de résilience déformée, Lebanon Hanover puise dans une esthétique aux marges : celles des sorcières traquées au XVIIe siècle, des luttes collectives oubliées et des forces occultées qui résistent encore aujourd’hui aux forces du techno-capitalisme moderne. Les voix métalliques délibérément dénuées d’émotion, renforcent le côté désabusé de ce coven. Une place est laissée aux corps et aux danses par lesquelles transitent l’électricité minimaliste qui les fait bouger.  La rébellion est convoquée pour faire face à une aliénation grandissante.

“Sadness is rebellion”

Face à ce système d’exploitation, leur musique devient une forme de rébellion romantique. Loin de se soumettre à l’accélération de notre époque, Larissa et William offrent une pause, un constat lucide. Iels nous invitent à reconnecter avec ce qui est dissimulé par la frénésie moderne. Lebanon Hanover ne propose pas de solution, mais un espace où s’exprime la lucidité face au chaos et où l’espoir est instauré depuis les failles du présent en ouvrant une brèche et un moment suspendu pour l’envisager. Leur performance devient une réponse aux désillusions d’un monde, où la science et la technologie, loin de libérer, ont été utilisées pour renforcer la domination et l’exploitation.

“Come Kali come”

Mais ce n’est pas la déesse Kali qui a répondu… C’est Gaïa. Par ce terme Bruno Latour, à la suite des scientifiques James Lovelock et Lynn Margulis, désigne une entité complexe, instable et “non totalisable”. Cette entité n’est pas une déesse bienveillante ou un organisme global harmonieux. Gaïa représente l’ensemble des interactions entre les systèmes vivants et non-vivants de la Terre, qui réagissent de manière imprévisible aux actions humaines. Elle n’est ni « mère nourricière » ni un système figé, mais un ensemble fragile et dynamique où l’humain·e a un rôle ambivalent : il en fait partie tout en la perturbant…

“Dance with me the gallowdance
For all the degradation in this land” 

Latour se sert de ce concept pour nous pousser à repenser notre rapport au monde, en particulier à l’ère des dérèglements globaux. Il critique les visions modernes anthropocentriques qui placent l’humain au centre de tout et propose une nouvelle politique « terrestre ». Cette nouvelle politique puise dans la beauté et la laideur. Entre un monde exploité qu’il va falloir à nouveau apprendre à habiter… et le désenchantement, la musique de Lebanon Hanover est une tentative de sentir cet espace chaotique. Leur musique s’apparente à un cri, sourd et glacé, évoquant les tentatives de Francis Bacon – le peintre – de capturer cet instant de tension dans ses portraits de papes. Au milieu des ruines, elle devient un rituel, une quête pour renouer avec une Terre qui nous rappelle qu’elle est vivante et réactive.

“Life is full of wonder
It’s better than going under”

Loin de se résigner, les nouvelles générations affrontent les défis de notre époque avec une créativité et une énergie sans cesse renouvelée. Parmi ces foyers de résistance politique et musicaux se distingue le groupe lyonnais eat-girls. Héritiers directs de l’esprit de Lebanon Hanover, iels explorent des thématiques communes telles que l’aliénation, le désenchantement et une mélancolie profondément ancrée dans notre présent. Leur musique déploie une atmosphère immersive entre rêve et réalité, brouillant les frontières.  Un esprit de “jeu” réinsuffle de la vie à travers ce qu’il sera désormais convenu d’appeler « des rituels de ré-enchantement ».

“It’s all coming true
You woke me from my slumber”

Amélie, Elisa et Maxence naviguent avec audace à travers des univers musicaux imprévisibles : pop, post-punk, minimal synth et dub qui se croisent pour tisser une trame sonore singulière. Il ne s’agit plus de contempler mais d’agir. Sur scène, leur performance mêle improvisations maîtrisées et surprises rythmiques, dessinant un paysage sonore à la fois chaotique et visionnaire. Leur musique traduit un futur composite, un mélange de constats alarmants et d’intuitions créatives pour réinventer nos sens et nos perspectives.

“Or felt something like happiness
As I lose out on this heart attack”

Avec une basse, une guitare, des synthétiseurs, un ordinateur et des objets insolites comme un trousseau de clés ou des gris-gris, eat-girls réimaginent les sonorités matérielles, enrichissant leur performance d’une touche brute et organique. Leur premier album, Area Silenzio, est une œuvre singulière et fertile, qui engage des nouveaux possibles. À la fois perturbante et fascinante, cette proposition nous emporte dans l’air du temps, tout en s’inscrivant dans l’histoire vibrante de la musique, qui encore aujourd’hui agit comme un espace de résistance.

“I’m collapsing, breaking down
Silently onto the ground”

À partir de là, c’est à nous toustes de jouer…

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