Impossible de passer à côté de l’actualité de Gaël Faye, dont l’adaptation au cinéma par Éric Barbier du roman Petit Pays, Prix Goncourt des Lycéens de 2016, est enfin sortie en salles après quelques mois d’attente dus au coronavirus. Hasard du calendrier, le film se chevauche donc avec Lundi Méchant, nouveau disque non moins attendu de l’artiste aux multiples facettes. Des textes toujours aussi poétiques, des mélodies plus emballantes que jamais, et un charisme sans limite : inutile de faire durer le mystère, ce nouvel opus est (encore) une sacrée réussite.
Je t’inventerai des exils. Des archipels fragiles.
– Kerozen
Dès l’opening track, Kerozen, Gaël Faye annonce la couleur. Ou plutôt, les couleurs. Habitué à assaillir l’auditoire de ses expériences, le poète navigue désormais vers une île fantasmée, échappatoire d’une routine inexorable. Pour communier avec son public, celui qui avoue avoir trouvé dans la musique une respiration nécessaire entre deux meetings lorsqu’il officiait à la City de Londres, dans une vie antérieure, a cherché à se réinventer.
Respire, justement, cherche à remédier au métro-boulot-dodo. À l’image de ce début d’album, elle surprendra les adeptes de Gaël Faye de la première heure, avec des mélodies chantées et des productions actuelles. Surtout, si l’auteur n’a rien perdu de sa plume, ses textes se veulent désormais plus universels. Petit détail qui n’en est pas un : il s’adresse directement à son auditeur, avec l’emploi de la seconde personne du singulier. Sur Lundi Méchant, il dialogue directement avec lui : “Comment ça va ?” et l’inclue dans son discours (“on essaye / on court / on s’endort”). Au fur et à mesure de l’album, son je se veut plus inclusif que par le passé. Une envie de communion, qui l’a d’ailleurs amené vers un featuring XXL avec Jacob Banks. Vous savez, celui dont on vous parle constamment comme la voix qui a réconcilié soul et pop.
Vous finirez seuls et vaincus
Aveugles aux débris tenaces
De ces vies qui têtues s’enlacent– Seuls et vaincus (Christiane Taubira)
Un album bien construit reste pourtant un enchaînement de mouvements. Après ce départ tout feu tout flamme, Gaël revient à ses premiers amours sur C’est cool, véritable pépite de l’album. Ramené au Petit Pays, il narre les nouvelles du monde, depuis le point de vue d’une jeunesse qui s’écoule au Burundi, alors que le tempo ralentit. D’un côté, les événements qui choquent en mondovision, comme la chute du mur de Berlin, les attentats du World Trade Center ou la Coupe du Monde, et de l’autre le « million de morts en Afrique », avec un génocide lui-même en décalage avec l’aspect paradisiaque de l’Afrique des Grands Lacs. Comme plusieurs mouvements d’une pièce classique, C’est cool se transforme en Seuls et vaincus, manifeste puissant. Écrit par une certaine Christiane Taubira (!), une “femme politique qui redonne sa noblesse à l’exercice de la politique” dont Gaël Faye avait un poster dans sa chambre d’ado. Tel un discours qui prédit l’échec aux partisans du non-vivre ensemble, cette track au texte sublime qui pourrait se suffire à lui-même réussit à être à la fois intense et optimiste grâce à une prod poignante. Tout en puissance, le triptyque musical enchaîne sur Lueurs, véritable mise en garde envers des modes de pensées qui n’ont plus lieu d’être au XXIème siècle. Gaël Faye réaffirme par ailleurs qu’il n’a pas peur d’utiliser son image pour faire passer des messages, que ce soit ici politiques, ou par le passé, en faveur de la cause environnementale, sur Dinosaures ou Irruption.
Comme pour contrebalancer cette résurgence de revendications, l’album switche sans transition sur Histoire d’Amour. Inspiré par les chansons traditionnelles, Gaël retourne à l’insouciance solaire qui caractérise le début de l’album en une si belle déclaration d’amour. Dans le même ordre d’idée, Jump In The Line regorge de guitares et de cuivres, qui donnent une envie irrépressible de Chalouper au soleil.
En un dernier mouvement, Lundi Méchant s’autorise un nouveau virage sur Zanzibar. Gaël Faye nous racontait que ce texte fut celui qui lui demanda le plus d’efforts à coucher sur le papier, pour un résultat complètement introspectif. En décalage avec les instants chaleureux de l’album, il se livre sur ses états d’âme, ses angoisses et ses doutes. En un sens, c’est presque rassurant de découvrir ainsi que tout le monde est fait du même bois, et que la fame n’est pas forcément un remède à tous les maux.
Il est alors temps de clore ce beau voyage, sur Kwibuka. Et quel voyage sur ce dernier titre, justement. Comme à chaque fois que l’auteur choisit de se rappeler l’Afrique des Grands Lacs (le livre Petit Pays, la chanson éponyme, Pili Pili Sur Un Croissant Au Beurre…), il crée une texture douce, sereine et chaleureuse, qui contraste avec les tragédies endurées. Si Kwibuka signifie « se souvenir » et correspond à la commémoration annuelle du génocide rwandais, l’ambiance de la chanson semble choisir de célébrer la force de ce peuple de « lumières invaincues » qui se relève. En réalité, il est difficile, et même impossible, de comprendre les forces contraires des souvenirs qui doivent peupler les mémoires. D’un point de vue extérieur, on peut simplement se contenter de dire que, lorsqu’il peint les décors du Burundi ou du Rwanda, Gaël Faye le fait avec une poésie qui évoque la notion de paradis. C’est notamment le cas dans la première partie de son roman Petit Pays, et très visible au début de l’adaptation cinématographique par Éric Barbier.
En quelque sorte, Lundi Méchant est l’antagoniste de Pili Pili Sur Un Croissant Au Beurre. Là où son illustre aîné additionnait vers scandés et production organique, le petit nouveau s’amourache de rythmes chaloupés, de vocoder ou de mélodies chantées. Là où le debut album permettait à Gaël Faye de raconter son histoire, Lundi Méchant se veut plus universel, avec pour objectif d’emmener son auditoire loin de sa routine. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est réussi ! L’artiste multi-fonctions séduit à nouveau par un disque rondement mené, qui alterne les couleurs à la manière d’un live. Tantôt euphorique, tantôt brut, fantasmagorique ou introspectif, il fait office d’écrin pour mettre en scène les différentes aspirations du poète à la plume d’or. Gaël Faye est-il un auteur, un rappeur ? Un écrivain, un chanteur ? Peu importe au fond, puisqu’il continue à nous éblouir.
Petit, je pensais que Daniel Balavoine était une femme. C’était d’ailleurs ma chanteuse préférée.