© Photo : Reuben Bastienne-Lewis pour Dazed
King is back, le Roi est en vie. Plus de trois semaines après sa sortie, nous avons eu le temps d’ingurgiter la dernière pépite du visionnaire Britannique et de la digérer tout en minutie et en attention. Car un album de King Krule n’est jamais une mince affaire, jamais vraiment accessible, toujours un mystère, toujours un casse-tête. Véritable porte-drapeau d’un genre unique hybridant la douceur du spleen et la purulence du punk, Archy Marshall (de son vrai nom) continue d’écrire sa légende avec Man Alive!. Avant de s’y plonger, difficile de faire abstraction des antécédents de l’artiste qui nous avaient tant captivé·es sur 6 Feet Beneath The Moon et The OOZ, ses deux premiers remarquables albums. Les attentes sont donc au rendez-vous. Archy Marshall l’est tout autant.
Dévoilé en novembre dernier par un court métrage léché orchestré par sa moitié Charlotte Patmore, Man Alive! suit la lignée de ses prédécesseurs. Atmosphère kafkaïenne, climat anxiogène et autres ambiances sépulcrales, Krule réaffirme ses couleurs et, sans surprise, elles sont noires. Un noir corrosif qui brûle à vif et réduit aussi bien les frustrations que les colères et les lamentations du poète à un magma de mélancolie parfois douce, parfois survoltée. Mais pas que. Car là où les précédents opus du Zoo Kid nous immergeaient exclusivement dans les méandres ténébreux logés au fond de sa tête, il s’essaie ici à quelques thèmes plus lumineux. Derrière cette épiphanie se cache un justificatif tout simple : la naissance de sa fille, Marina. Sans pour autant nous chanter l’amour et la beauté du monde sur des productions molletonnées, il glisse ainsi quelques bribes d’espoir et de joies paternelles dans une poignée des morceaux qui composent ce nouvel album. Assez rare que pour être relevé, King Krule nous chante (un peu) la vie et ça fait mouche.
“Ma vie a changé très rapidement, même si je ne sais pas à quel point sa naissance a influencé le disque. Elle a inspiré quelques titres, même quand elle était encore dans le ventre de sa mère.”
Si les thèmes sont plus légers, les sonorités, elles, restent profondément ancrées dans cette froideur putride, presque vile et malsaine. Là est la magie du musicien : rendre la laideur fascinante, souligner l’intérêt artistique d’une sombre musique sempiternelle. Une musique qui n’a rien perdu de sa fougue et de sa hargne, du moins si l’on en croit les quatre premiers titres fiévreux de la galette. Cellular ouvre le bal et mêle percussions en ritournelle, riffs de basse charnus et arrière plan sonore presque galactique. Une introduction qui vise dans le mille et offre un délicieux aperçu du potentiel qu’à ce projet de savoir marier évolutions jazz et dark wave suffocante de façon subtile.
S’ensuit Supermarché, récrimination gueularde tout bonnement ingénieuse qui pointe du doigt nos sociétés de consommation et le brainwashing qui y fait loi. Pour ce faire, le penseur s’appuie sur le caractère oppressant des allées de supermarchés pour dresser un pamphlet implicitement sociétal. Plus francs et brutaux, les râles crachés de Krule sur Stoned Again nous confrontent à nouveau à cette violence accablante qui habite la plupart de ses œuvres. La voix cimentée de l’anti-héros frappe alors des cacophonies de guitares électriques et autres dissonances cuivrées pour composer progressivement un tintamarre affolant sur lequel se posent les mots “I’m stoned again, I’m high again”.
Dans la même veine que Half Man Half Shark, présent sur son précédent album, l’explosif Comet Face capture toute la décadence irresponsable de ces folles nuits arrosées inoubliables dont on ne se souvient plus. “Réveil à Peckham Rye à 5h du matin. Garçon au sol avec son pantalon baissé. Que lui est-il arrivé dans une vie antérieure ?” Récit autobiographique ou non, Marshall semble connaître son sujet et plante un décor opaque d’une soirée qui tourne mal, entre criminalité et substances illégales.
Le temps d’un interlude, l’artiste nous introduit à la seconde vitesse de son opus : le rêve. Un onirisme plutôt cauchemardesque par ses sonorités et ses outros semi-sataniques, mais qui témoigne tout de même de la particularité de l’album abordée en début de chronique : la lumière. Car The Dream et Perfecto Miserable sont en réalité empreints d’une positivité sous-jacente, cachée sous des couches plâtreuses de stoïcisme et d’insensibilité. Si dans le premier morceau, léger comme l’air, on peut l’entendre susurrer “I felt their warmth marching forth. We could be the dream”, c’est à pleins poumons qu’il scande “‘Cause you’re my everything, I have no words. And you’re the only thing that makes life worth” dans le second. Qui osera dire qu’Archy Marshall n’est pas un sentimental après ça ?
Le corps central de l’album est une réminiscence directe à son second disque The OOZ, avec ses rythmes faussement paresseux et son ambiance lounge apocalyptique enivrante. Voyez par vous-même avec (Don’t Let the Dragon) Draag On et son atmosphère monotone et inquiétante, qui s’offrait il y a quelques semaines un clip plus que sombre dans lequel Marshall se la jouait sorcière de Salem. Par moments, Krule parvient tout de même à y infuser la fibre rock de 6 Feet Beneath The Moon, comme sur Alone, Omen 3 qui nous transporte tranquillement sur un hymne amorphe avant de s’éveiller en dernière minute et livrer une cacophonie électrisante. Même chose pour Slinky qui commence en douceur avant d’exploser sur une outro déroutante et distordue.
Derrière le morceau Airport Antenatal Airplane se cache beaucoup de métaphores et de poésie. Si on analyse le titre, “antenatal” fait référence aux moments qui ont précédé la paternité de Marshall. Introduit par un sample de la nouvelle sensation anglaise Nilüfer Yanya, le morceau nous emmène ainsi découvrir les états d’âme d’un père en devenir entre songes, craintes et déni. C’est d’une justesse percutante. Proches collaborateurs du rouquin, le groupe Mount Kimbie semble avoir influencé les textures de la composition avec des percussions redondantes rythmant de façon saccadée une partie de l’ensemble. Autre influence notable du groupe d’electro lo-fi, c’est le field recording que l’on retrouve sur Theme For The Cross et qui compose l’arrière plan sonore du titre à partir de bribes urbaines de rues britanniques. L’occasion de retrouver le saxophone d’Ignacio Salvadores, fidèle allié du King qui l’accompagne maintenant sur l’écriture de plusieurs disques et qui infuse l’élégance de son instrument sur certaines pépites de l’album.
“On a écrit Theme For The Cross parce que Ignacio et moi on commençait à en avoir marre d’enregistrer l’album. On vivait à Stockport depuis une semaine et ça commençait à devenir assez lourd. Du coup, on s’est dit “Faisons une espèce de bande originale de science-fiction pour s’échapper d’ici” et c’est comme ça qu’on a commencé à le composer.”
La triade qui clôture l’œuvre s’écoute d’une traite, comme un ensemble indissociable et alchimique. Exploitant plus profondément la facette légère de son registre, le chanteur se fond dans un monde moelleux de rêveries. L’occasion d’offrir un salut rempli d’espoir et de promesses lumineuses, de lever le voile sur cette vie nouvelle qui lui tend les bras. Underclass offre un coup d’œil dans le rétroviseur, lorsque le Britannique broyait du noir dans les profondeurs d’une société cruelle. Il y raconte comment Charlotte Patmore, sa moitié, lui a fait croire en un futur radieux et à quel point tout ça en valait la peine.
Sauf que King Krule reste King Krule, et qu’une fois les rayons de soleil passés, la grisaille refait surface. Ce ciel couvert, ce sont les démons et les doutes d’Archy Marshall qui vont alimenter les deux derniers morceaux. La double lecture du somptueux Energy Fleets semble nous transmettre cette idée de bonheur impalpable. Quand les planètes s’alignent mais que le cœur n’y est pas. Jouant sur l’homophonie presque imperceptible des mots life et lie, il scande ainsi “it’s such a funny lie (ou life ?) I lead”. Une manière de brouiller les pistes mais surtout de refléter cet état constant de remise en question : ce bonheur n’est-il qu’un mensonge ?
Des idées noires qui se poursuivent sur le final Please Complete Thee, gorgé d’un nihilisme décontenançant. Comme un appel à l’aide, le morceau se dresse comme une lamentation de l’état actuel des choses, une revendication de tout ce qui a mal tourné et qui génère en lui des angoisses, couplées à son nouveau statut paternel. Revenant plusieurs fois sur le thème de l’actualité télévisée ou journalistique qui semble régir les sujets du disque, il s’octroie des détours écologistes et sensibilisateurs dans des lignes dures comme “Have you seen the disasters? We don’t have long ’til this earth is drowned. If only I had seen clearly as we lay beneath thunder.” Un dernier acte percutant, fort et vibrant qui s’éteint sur une outro galactique et délicate, à notre grand étonnement. Comme quoi, l’espoir n’est peut être pas mort, finalement.
Man Alive! constitue le manifeste de ce que Marshall a de mieux à nous offrir : des labyrinthes musicaux d’émotions aux flux désarmants de coins sombres et autres détours tortueux. Jamais une vraie partie de plaisir mais toujours une grande claque, la musique de King Krule joue sur nos attentes conditionnées pour déconstruire le spectre étroit de l’industrie et nous prendre de court sur des inconforts rythmiques et des expérimentations ingénieuses. Longue vie au King Krule.
Caméléon musical aux allures de mafieux sicilien.