Son parcours et son influence sur la scène électronique contemporaine sont si éloquents qu’on en oublierait presque qu’elle dévoile seulement son deuxième album solo. Pourtant, c’est bien dans cette configuration inhabituelle pour elle qu’on retrouve Maud Geffray à l’occasion de la sortie d’Ad Astra. Un entretien sur les secrets d’un disque qui garde les pieds solidement chevillés au sol et laisse flâner sa tête dans les étoiles.
La Vague Parallèle : Hello Maud ! Est-ce que tu peux te présenter pour celles et ceux qui ne te connaîtraient pas encore ?
Maud Geffray : Hello ! Alors je m’appelle Maud Geffray, je fais de la musique électronique et je joue aussi dans un groupe qui s’appelle Scratch Massive. C’est déjà pas mal (rires) !
LVP : On se retrouve un mois avant la sortie de ton nouvel album, Ad Astra. Comment te sens-tu ?
MG : Petit moment de calme, beaucoup de choses à faire. Un peu d’anxiété parce qu’on est toujours un peu en retard sur tout, parce qu’il y a le live à préparer… Mais en même temps, je ne peux plus toucher à l’album, donc advienne que pourra !
C’est très différent de ce que je ressens quand je sors un album avec Scratch Massive. C’est la réflexion que je me faisais ce matin : le groupe, c’est douillet à côté d’une sortie solo. Là, je suis toute seule en première ligne. Je relativise en me disant que, de toute façon, l’album est ficelé et je ne peux plus rien y changer. Quand tu peux encore changer des choses, tu es un peu dans un tunnel angoissant parce que tu as toujours du mal à mettre un terme à ce travail créatif. J’ai toujours ce côté un peu perfectionniste qui fait que je vais revenir sans arrêt sur un track et que je vais avoir du mal à me dire qu’il est terminé. Une fois que c’est derrière toi, il faut apprendre à grandir et à lâcher prise.
LVP : Cinq ans se sont écoulés entre la sortie de Polaar, ton premier album, et ce nouvel album. Qu’est-ce qui s’est passé pour toi durant cette période ?
MG : J’ai eu l’impression de beaucoup bosser, ce ne sont vraiment pas cinq ans d’oisiveté. Il s’est passé pas mal de choses : j’ai tourné avec Scratch Massive, j’ai fait un projet en hommage à Philip Glass avec une harpiste, j’ai fait des bandes originales, j’ai fait la musique d’un spectacle pour Xavier Veilhan… J’ai travaillé sur un certain nombre de projets pendant ce laps de temps.
LVP : Pendant cette période, tu t’es effectivement prêtée à des exercices de style particulièrement marquants en revisitant l’oeuvre de Philip Glass, en remixant le thème du Grand Bleu et en publiant un EP sur le nouveau label de Rebeka Warrior. Qu’est-ce que tu as retiré de ces différentes expériences ? De quelle manière ça a influé sur la création de ce nouvel album, selon toi ?
MG : Ah oui, c’est vrai qu’il y a eu cet EP aussi ! En ce qui concerne le travail sur l’œuvre de Philip Glass, c’était une manière passionnante de se plonger dans ses compositions. C’est quelqu’un que j’écoute depuis très longtemps, mais je n’avais pas pris le temps de me concentrer sur sa musique, de la découper, de l’analyser en détails… Sa façon de composer m’a surprise, parce qu’il utilise des fausses répétitions, des structures qui paraissent simples mais qui sont en réalité plutôt complexes. J’ai eu l’impression d’apprendre comme si j’étais sur les bancs de l’école et c’est quelque chose que j’ai adoré.
Le thème du Grand Bleu, je me suis posé la question de le faire ou pas, parce que c’était assez flippant de travailler sur un thème aussi fort, qui fait partie de mon ADN depuis que je suis toute petite. J’appréhendais un peu parce qu’il fallait à nouveau que je me plonge dans un univers totalement différent. Je tenais surtout à préserver la narration du morceau, qui est en trois parties, mais en la modernisant totalement au niveau des sons, de la compo… Je voulais la simplifier, lui retirer ce côté très 80’s.
Pour l’EP, c’était un exercice différent. J’avais très peu de temps pour le faire, donc j’ai foncé et j’ai fait trois morceaux au lieu des deux prévus initialement. Cet EP contient pas mal de choses que j’aime beaucoup et j’ai pris énormément de plaisir à le faire.
Tous ces exercices servent toujours parce que ça nous permet de peaufiner des sonorités, d’explorer de nouvelles choses… C’est une sorte de rampe de lancement pour la création. C’était fascinant parce que j’ai vraiment dû plonger dans la vie de ces compositeurs, ça dépassait complètementle cadre de la musique, c’était une démarche totale. Je crois que c’est une chance de pouvoir faire ça.
LVP : Il y a quelque chose de cosmique, de stellaire qui se dégage du titre et de la pochette de l’album, mais aussi de l’atmosphère des morceaux. Qu’est-ce qui t’a inspiré ce fil rouge qui traverse l’album ?
MG : Je crois que ça me vient de l’envie d’avoir une palette d’émotions différentes sur cet album, d’explorer plusieurs directions avec toujours cette espèce de couche mélancolique que j’ai dans ma musique. Je voulais davantage expérimenter avec la voix et ouvrir ma musique à d’autres sonorités. C’est vrai que sur Ad Astra il y a du dark bien sûr, mais j’ai essayé de toucher à des sonorités trans, de monter d’un cran par rapport à Polaar. C’est quelque chose qui m’est venu assez spontanément.
LVP : Cet album a fatalement été composé pendant la période particulière qu’on vient de traverser. Est-ce que ça a joué sur sa création ?
MG : Oui, dans la manière de faire. Je me suis retrouvée chez moi, à travailler dans mon home studio, avec moins d’éléments pour travailler mais aussi avec plus de temps pour le faire. S’il n’y avait pas eu tout ça, j’aurais sans doute fait différemment. Là, j’avais quelques synthés, mon home studio, mon micro, et j’ai tout composé dans ce contexte-là avant de pouvoir aller en studio pour travailler la prod et terminer les morceaux.
LVP : Je trouve qu’il y a également quelque chose d’intéressant qui traverse ton esthétique, c’est le contraste entre la poésie, le caractère aérien de ta musique, et son côté brut, très ancré dans le réel. C’est une opposition qui ressort jusque dans les pochettes de tes deux albums. Comment travailles-tu cette esthétique ? Qu’est-ce qui te l’inspire ?
MG : C’est précisément cet équilibre-là qui m’intéresse. Je dois composer avec ce que j’ai, et il se trouve que j’ai une voix assez douce quand je chante donc j’aime bien ajouter une dimension assez onirique à ma musique, tout en lui donnant un aspect un peu frondeur. La pochette résume bien cet équilibre : c’est une photo qui a été prise à Saint-Nazaire, ma ville natale, par la personne qui avait fait la pochette de mon album précédent, Alexia Cayre. Ce bâtiment, c’est l’endroit où je faisais du sport quand j’étais petite. C’est un endroit qui était sans doute destiné à organiser des concerts et des spectacles mais l’acoustique y était tellement mauvaise qu’il a été transformé en une sorte de gymnase. La ville a été détruite en grande partie pendant la Seconde Guerre Mondiale et elle a été reconstruite un peu n’importe comment, il y aussi ce blockhaus sur le port qui fait comme une verrue énorme dans la ville… C’est une ville qui a une grosse cicatrice, tout de même.
L’idée, c’est toujours d’ancrer les choses dans quelque chose de réel, de brutaliste, d’un petit peu dur. En ajoutant ma silhouette devant, on parvient à exprimer cette dualité qui ressort de ma musique, qui mêle ce côté dark avec des hauteurs de voix qui lui donnent un côté onirique. C’est ce contraste qu’on essaye de représenter ,et on y a ajouté un côté intime avec ce bâtiment qui fait partie de mon histoire personnelle.
LVP : Justement, le clip de Break est également très ancré dans le réel puisqu’il évoque le sujet délicat des questions de genre dans les milieux ruraux. Qu’est-ce qui t’a inspiré ça ?
MG : En fait, on avait des morceaux qu’on voulait clipper et c’est mon label qui a repéré des réalisateurs·ices. J’ai tout de suite flashé sur le pitch de Roxanne Gaucherand parce que j’avais adoré son moyen-métrage, Pyrale, qui est très beau et dans lequel on retrouvait déjà cette esthétique très documentaire et toutes ces thématiques sur la ruralité, la différence… Je trouvais ça hyper intéressant. J’ai vu à quel point elle maîtrisait la chose, elle avait déjà des idées très claires sur ce qu’elle voulait faire. On a beaucoup discuté, on a peaufiné le truc ensemble et j’ai vu qu’en plus, elle voulait le faire pour les bonnes raisons. Je n’avais aucun doute sur ce choix parce que c’était une thématique que je trouvais belle, sensible, très peu usitée et il me semblait que c’était la bonne personne pour ça.
D’ailleurs, mon premier album, Polaar, venait d’un travail que j’avais fait pour le Louvre qui m’avait contactée pour que je travaille avec un réalisateur sur un projet musical pour une soirée qui se tenait dans l’auditorium du musée. On était parti⸱e⸱s un mois en plein hiver dans le Nord de la Finlande, en Laponie. Là-bas, il fait nuit 22 heures sur 24 et il fait jusqu’à moins 20 degrés, les températures sont folles. On voulait aller dans cette petite ville qui s’appelle Rovaniemi, dans laquelle il ne se passe pas grand-chose et où les conditions sont très dures. On s’est demandé à quoi ressemblait la vie là-bas, ce que pouvaient bien faire les adolescents dans un endroit comme celui-là. On est allé⸱e⸱s se baigner dans cet univers et tous les thèmes de Polaar, je les ai tirés de cette expérience. Je suis fascinée par tout ce qui tourne autour de cette période charnière qu’est l’adolescence, par la manière dont on construit son identité au cours de ce passage qui peut être laborieux, voire même dangereux. Peut-être que ça me vient de mon propre parcours, d’ailleurs !
LVP : Sur cet album, on trouve des collaborations avec un certain nombre d’artistes de ton entourage. Comment as-tu choisi ces collaborations ?
MG : Ça s’est passé très simplement. J’avais envie de feats pour cet album, mais je voulais que ça se fasse de la manière la plus simple possible, avec une vraie complicité humaine et artistique. Pour Rebeka, c’était évident parce que, sur Polaar, il avait été question qu’elle intervienne sur le morceau mais je n’avais pas trouvé celui qui collait bien pour ça, donc ça s’est fait pour celui-ci. J’ai fait une musique qui me semblait vraiment bien lui correspondre, je lui ai envoyée et elle m’a écrit un texte magnifique de la manière la plus limpide possible. C’était d’autant plus évident qu’on vient de la même ville, qu’on a vécu des choses en commun, et je crois qu’elle les exprime d’une très belle façon dans ce texte qui parle de l’insomnie. Ça m’a beaucoup touchée, je ne m’attendais pas à ça.
Koudlam, c’est aussi quelqu’un dont j’aime beaucoup l’univers. Le process est un peu plus long parce qu’il faut réussir à l’extirper de sa caverne à Grenoble, mais ça en valait la peine (rires). En fait, je savais qu’il préparait un nouvel album et je l’imaginais d’une certaine façon, je pensais qu’il irait vers quelque chose d’un peu hip-hop lent à la PNL, et puis je me suis aperçu qu’il en était en fait revenu à des instruments plus organiques, presque rock. Je lui ai envoyé quelque chose que moi je fantasmais sur son album, une espèce de RnB du futur, de cloudrap, et je lui ai demandé ce qu’il imaginait là-dessus. Il m’a renvoyé ses essais et puis j’ai complété le morceau à partir de ça.
LVP : Est-ce que tu prévois une formule particulière pour faire vivre cet album sur scène ? Tu as déjà une idée en tête ?
MG : Justement, je suis en train de retravailler l’album avec Ulysse Klotz, qui est un producteur, pour donner aux morceaux un côté un peu plus techno pour le live. C’est l’orientation que je veux donner à mon live.
LVP : Pour finir, peux-tu partager avec nous un coup de cœur ou une découverte musicale récente ?
MG : Ce n’est pas quelque chose de récent, mais j’ai beaucoup écouté Sevdaliza ces derniers temps, j’aime beaucoup ce projet.
Pratiquant assidu du headbang nonchalant en milieu festif. Je dégaine mon stylo entre deux mouvements de tête.