Monument de Keaton Henson : la lumière au bout du tunnel
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
23/10/2020

Monument de Keaton Henson : la lumière au bout du tunnel

Qu’on se le dise : il n’est pas aisé d’appréhender la mort. S’il persiste un tabou assez marqué dans nos sociétés face aux thèmes mortuaires, inutile de préciser qu’il n’est pas très vendeur d’annoncer un album à la trame morbide. Et pourtant, c’est exactement ce à quoi Monument nous confronte : la perte, l’absence, le vide. Et c’est merveilleux. N’ayez crainte : prenez votre coeur à deux mains et plongez sereinement dans les coins sombres de Keaton Henson. Qui sait, peut-être y trouverez-vous un peu de lumière.

Si l’on remonte un peu, bien des artistes se sont frotté·es de près ou de loin au thème mortel : Sufjan Stevens et son Carrie & Lowell (2015), le groupe The Antlers sur Hospice (2009), Mount Eerie avec A Crow Looked At Me (2016) suite au décès de son épouse, Phoebe Bridgers récemment sur Punisher (2020), ou encore Pomme et l’imagé pourquoi la mort te fait peur (2019). Des exemples qui prouvent la fibre inspirante de la mortalité pour le monde de la musique. À son tour, Keaton Henson soulève le voile de l’interdit en confrontant la faucheuse pour y relever ses doutes, ses angoisses, ses plaies, mais aussi de la lumière. Celle de la vie. En opposant ces deux notions fondamentalement opposées, à l’instar de Son Lux sur leur excellent Brighter Wounds, l’auteur-compositeur propose un album pur, authentique et touchant. Entre renaissance, perte et vieMonument s’impose comme un grand moment d’introspection et de résilience.

 

Après s’être aventuré sur les terres de feues ses relations sentimentales dans ses premiers projets, Henson s’est consacré à un processus de plus en plus introspectif et personnel au fil du temps, avant de s’éclipser en 2017 sur Epilogue, un au revoir explicite et fatal. Un morceau d’adieu vibrant qui marquait forcément la fin de quelque chose. Car si ce nouvel album s’articule autour du deuil, c’est tout d’abord à lui-même que le Britannique a dû dire au revoir. À force de s’impliquer si personnellement dans sa musique, faisant fi de ses anxiétés corrosives, Keaton y laissera quelques plumes. Une urgence qu’il traduira sur Six Lethargies en 2016, une collection de pièces symphoniques invitant l’auditeur·rice à se confronter à la maladie mentale.

C’est donc d’abord au cœur des plaines enneigées du Canada qu’il trouvera refuge et sérénité. Là-bas s’effectuera alors pour lui un véritable processus cathartique d’apaisement et de retour à soi. Une expérience qu’il transpose sur le léger Ontario, ode lumineuse et éthérée à son petit havre de paix canadien.

Here reawaken my bones
And I see now
I’ve had a break in my soul

Une fois soigné de ces rudes années de suractivité essoufflante, le musicien regagne son Angleterre natale pour y poser ses bagages en campagne, loin du tumulte urbain. C’est dans la sécurité et le confort de sa bâtisse isolée que Keaton Henson trouvera la force de faire face aux tempêtes de sa vie, et notamment à la maladie de son père. Mais la particularité de son approche résidera dans la positivité qui en ressort : ce côté vie après la mort qui permet de bondir d’un morceau déchirant comme The Grand Old Reason à la ritournelle plus allègre de Husk. Sans transition.

“Il ne s’agit pas, je l’espère, d’un sombre album sur le deuil et la perte, mais plutôt sur la façon dont le deuil et la perte colorent le reste de nos vies. Il s’agit de tous les hauts et les bas de mes dernières années vus à travers le prisme de la perte de personnes chères. Pour moi, ce qui est le plus profond dans le fait de faire face à la mort de quelqu’un, c’est à quel point la vie semble plus lumineuse en comparaison. Comme si vous aviez fixé quelque chose de si sombre, et dans un monochrome si austère, que lorsque vous détournez le regard, tout le reste est soudain d’une couleur vive, et les espoirs et les joies de la lumière sont plus apparents que jamais. Ce n’est donc pas que cet album n’ait pas sa part de noirceur, mais il a aussi la lumière, l’espoir.”

C’est ainsi que While I Can impressionne de par sa fougue et sa puissance, une première dans la discographie du Britannique. Au cours de cet écart percutant et rythmé, il embrasse la valeur de l’amour et de l’exaltation des sentiments, tout deux compromis par la fugacité d’une vie qui file à toute allure. C’est comme si la course contre le temps et l’urgence de scander les passions qui le consument se voyaient concentrées dans les sections de batteries et de trompettes électrisantes de l’instru. Galvanisant !

Rassurez-vous, malgré ce plot twist vecteur de sonorités moins mélancoliques, Keaton Henson nous a tout de même concocté une poignée de compositions larmoyantes comme on les aime. La symbiose entre sa voix fragile et les arpèges envolés de sa guitare revient alors nous faire pleurer les ventricules sur BedSelf Portrait ou Career Day. La gratte se fait plus mélodieuse et moins morose sur l’introductif Ambulance, dont les sonorités rappellent l’esprit du titre Alright, issu de son troisième album Kindly Now (2016). En troquant les cordes contre l’intensité du piano, il livre aussi sur Thesis un maelström de tristesse, laissant voler ses papillons noirs dans une œuvre crève-coeur dont lui seul a le secret, entre sobriété et force sensible. Un conseil : laissez crier le crescendo de piano du 3/4 du morceau à fond dans votre casque et sentez fluctuer les émotions, vous n’en sortirez pas indemne. Même procédé sur Prayer, la pierre angulaire de l’opus, sur lequel Henson signe un adieu bouleversant à son paternel, en divisant le titre entre sa voix céleste et une outro instrumentale du collectif londonien 12 Ensemble.

 

No lovers

There’s no lover here

There’s nothing to see here

Just bones

Pour un homme aussi introverti que lui, il pourrait sembler étonnant de découvrir une si forte transparence dans ses morceaux. C’est pourtant la philosophie artistique de Henson, ambitieux, souhaitant que sa musique permette à celui ou celle qui l’écoute de “se sentir moins seul·e face à ses pensées sombres en l’écoutant purger les siennes.” C’est ainsi que naîtra Monument, dans une volonté impudique de laisser couler toute sa douleur pour mieux voir la beauté du monde qui continue d’avancer autour de lui. Un hommage à son passé fraîchement cicatrisé, tourné vers un futur plein d’espoir.