Monument Ordinaire : Mansfield.TYA joue des paradoxes et résiste à la mort
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Auteur·ice : Flavio Sillitti
01/03/2021

Monument Ordinaire : Mansfield.TYA joue des paradoxes et résiste à la mort

Monument et ordinaireombre et lumière, expérimental et simplicitémort et vie. Les opposés se tutoient sur ce cinquième disque du tandem Mansfield.TYA, qui revient six ans après son Corpo Inferno. Tantôt virevoltant tantôt mélancolique, Monument Ordinaire s’offre une légèreté naturelle pour affronter le couteau de la faucheuse les bras en l’air et les larmes aux yeux. Un grand doigt d’honneur à la mort sur fond de mélodies cold et new wave captivantes. 

L’une est l’enfante terrible de l’électro-poésie, l’autre est violoniste-compositrice baroque. Rebeka Warrior (Julia Lanoë à la ville) et Carla Pallone fondaient Mansfield.TYA il y a vingt ans déjà, mais n’en ont pas perdu pour autant l’incroyable particularisme de leur alliance. De leurs quatre premiers albums, on retiendra cet emprunt calibré des thèmes obscurs : la nuit, la folie, la tourmente. Des objets sinistres que les deux musiciennes façonnent et décortiquent en musique, dans des poésies sonores qui rassemblent à la fois les textes de Warrior, le violon de Pallone et des nappes de musique électronique fantasmagoriques.

Elles réitèrent leur magie sur un cinquième album, sorti sur le label queer, transféministe, anti-raciste et résistant WARRIORECORDS. Un collectif avec lequel Rebeka Warrior, en bonne mère de famille, s’apprête à dézinguer l’omniprésence des boys club à la tête de l’industrie à coups de bombes musicales immanquables.

 

Warrior, parallèlement fondatrice de l’excellent groupe Sexy Sushi et, plus récemment, du duo KOMPROMAT – aux côtés du producteur Vitalic – opère ici un retour aux sources dans les rangs de Mansfield.TYA pour dédier un album à son ancienne conjointe, disparue quatre ans plus tôt. Si les deux musiciennes ont toujours tâtonné les chemins sinueux du grand tabou mortel, c’est ici la mort elle-même qui s’est imposée à elles avec fracas, les poussant à redéfinir leur grille de lecture. L’expression mélancolie heureuse semble dès lors le mieux définir la nouvelle philosophie créatrice appliquée à Monument Ordinaire : l’urgence de traduire le deuil en rythmes saccadés et chaloupés, sur lesquels s’exécute une danse bien spécifique. Une danse de mauvais goût pour résister à la mort. À l’aide des douze stèles partagées sur leur compte YouTube ainsi que de notre propre expérience d’écoute, on vous dévoile notre analyse de ce disque d’une poésie folle.

L’électro-catharsis

Le rempart à la détresse endeuillée, c’est le côté syncopé de l’œuvre. Mansfield.TYA décide d’emmener la mort bouger de la tête sur les rythmes caverneux d’une électro underground. Plus assumées que sur les précédents opus, les touches électroniques se font donc centrales sur l’album et trouvent leur source dans des procédés expérimentaux, générés par des instruments plus incongrus les uns que les autres.

Auf Wiedersehen, inspiré d’une poésie de Nietzsche, se veut la transcription new wave d’un au revoir bienveillant. Un moment sur le qui-vive et à l’écoute duquel se secouer est inévitable. La fièvre électrisée du titre Les filles mortes, on la doit principalement à l’artiste FanXoa. Le musicien, leader du groupe punk-rock alternatif Bérurier Noir (cher à Warrior) s’invite ici sur le texte mais également sur la mélodie. Pour l’anecdote, c’est la boîte à rythmes DRM16 des Bérurier Noir, véritable bijou riche de plus d’une trentaine d’années, qui servira à composer cet ode torrentueux. Finalement, c’est Tempête qui nous aura également donné envie de fouler du dancefloor. Pour traduire la figure du vent capricieux, référence aux acouphènes sévères qu’a connues Warrior ces dernières années, c’est le thérémine, instrument hautement ésotérique, qui servira de base au morceau.

Qui donc à l’amour
A pu donner son nom
Il aurait dû l’appeler
Tout simplеment mourir
Maintenant tout m’est égal
Je veux juste la revoir

Dans un registre tout aussi électro mais moins allègre, on retrouve une série d’œuvres plus graves, voire tragiques. Mais pas tristes pour autant. Un espèce d’entre-deux, l’œil du cyclone duquel on observe son chagrin entre pudeur et retenue, avec la lucidité que tout cela désépaissira. Les sonorités s’y font plus dark et cold, réaffirmant la fibre cauchemardesque et hantée de Mansfield.TYASoir après soir est l’une d’entre elles : sa fièvre est palpable mais n’éclate jamais. Son intensité ne cesse ainsi de gonfler au fil des notes du Cristal Baschet (autre drôle d’instrument) et des textes semi-sacrés tirés des dires de plusieurs princes japonais.

Cet art du crescendo qui n’explose pas, on le retrouve également sur La montagne magique, que l’on gravit avec prudence le long des coups d’archet inquiétants et des litanies désenchantées de Warrior. Enrobée d’un esprit à la fois sépulcral et homérique, la progression du titre est une certaine allégorie de la vie : progressive, à la complexité croissante et au final tonitruant. Pour Le sang dans mes veines, c’est par un procédé unique en son genre que Mansfield.TYA crée l’événement. Littéralement, c’est le son du sang dans les veines de Warrior qui est modulé en fond de cette pièce qui imagine la réincarnation liquide dans une composition déroutante. Glauque mais joli : un paradoxe de plus ! Ni morte ni connue, garni d’une certaine poésie à l’italienne, fait le pont entre l’électronique et l’organique – les deux pôles majeurs de Monument Ordinaire, le paradoxe central. S’y marient une bande syncopée et les violons de Christelle Lassort, instrumentiste limogeoise associée à Clara Pallone au sein du collectif VACARME.

L’acoustique-pansement

L’alliance violon-voix qui lie Julia Lanoë et Carla Pallone est la source de chacune de leurs compositions. Sur Monument ordinaire, on retrouve également toute une collection d’élans plus organiques et reposés. Si on comparait l’électronique du disque à l’évitement du deuil, ce côté acoustique pourrait alors s’apparenter à une forme d’acceptation, mêlée à des bribes de résilience. C’est ainsi par la douceur et la légèreté de titres tels que Petite italie ou Le parfum des vautours que se manifeste la véritable résistance face à la mort.

Sur Le couteau, on peut entendre le piano droit Rameau laqué noir sur lequel Pallone répétait inlassablement La marche turque de Mozart dans son enfance. L’instrument à la symbolique forte se fait alors l’écrin d’une rencontre entre Warrior et la voix grave de Jacques Cormary, du groupe Odezenne. “Aide-moi, aide-toi. Nous ne sommes pas solides, hein ?” chantonnent les deux comparses en chœur. Une rengaine en toute simplicité, qui berce autant qu’elle ne rassure. On retrouve une nouvelle fois le collectif Odezenne sur le somptueux Une danse de mauvais goût (coup de cœur immédiat) à la textuelle poétique et frissonnante. “Je sais ce que je veux. Dans le fond, c’est vivre encore. Je choisis les précieux pour éloigner un peu la mort. Aujourd’hui, j’ai ce que je veux, que la mort vienne quand je dors.”

 

Monument Ordinaire résonne comme un tropisme face à la perte, un réflexe primitif qui conjure le funeste en l’entraînant teufer sur le sol sale et bétonné d’une rave party clandestine avant de l’adoucir au cœur d’une after céleste. Cette alliance maîtrisée de l’électronique et de l’organique offre un travail mature face à des thèmes lourds. On y parle d’amour infini, de mers de feu, de tempêtes déchaînées et d’eau fraîche. On use de ces symboles, de ces précieux, pour éloigner un peu la mort, et on la célèbre, finalement, par le prisme de la vie. Et aussi tordu que cela puisse paraître, c’est finalement ce procédé empli de paradoxes qui fait la force d’un tel objet.


 

 

 

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