Mr. Morale & The Big Steppers : le retour à la lumière de Kendrick Lamar
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Auteur·ice : Augustin Schlit
02/06/2022

Mr. Morale & The Big Steppers : le retour à la lumière de Kendrick Lamar

Kendrick Lamar n’a plus rien à prouver à personne, et ce depuis longtemps. Universellement plébiscité, le rappeur de Compton a depuis longtemps rejoint les rangs des légendes du genre. Celleux dont l’héritage transcende déjà les générations, et qui semblent capables de fédérer des univers que l’on pensait inconciliables. Oui, qu’il le veuille ou non, Kendrick est devenu plus grand que son œuvre pour progressivement s’élever au rang de symbole. Un porte-étendard de la lutte pour l’honnêteté intellectuelle, contre le déterminisme social, et avant tout pour la fierté afro-américaine. Une fois un tel statut atteint, une question se pose naturellement : comment ne pas perdre pied face au poids des attentes ? Comment rester “humble” ? Bref, comment conserver son humanité ? Avec Mr. Morale & The Big Steppers, Kendrick Lamar nous présente le chemin entrepris afin de trouver les réponses à ces questions.

 

Kendrick Lamar n’a plus rien à prouver à personne, si ce n’est peut-être à lui-même. Cet album illustre donc le parcours entrepris par ce dernier pour se reconnecter à sa part d’humanité. En effet, comme tout bon album post-covid qui se respecte, Mr. Morale & The Big Steppers reflète une période d’introspection intense de la part de son auteur. Un retour sur terre, brutal et essentiel, pour un artiste qui a toujours survolé la concurrence. Exit les hymnes fédérateurs et les grands discours, l’heure est venue de passer aux aveux. Il n’est pas le sauveur qu’il a pu penser devenir à une époque, une ambition soutenue par une communauté de fidèles toujours plus importante.

“I’ve been going through something”

Dès l’ouverture du disque, la diction frénétique de Kendrick, appuyée par une production vertigineuse, ne laisse aucune place au doute : on s’apprête à plonger la tête la première dans les recoins les plus sombres de l’esprit de notre hôte. Le voyage s’annonce dense, couteux. L’exercice s’avèrerait d’ailleurs certainement très indigeste si on ne pouvait compter sur les talents de narration inimitables du natif de Compton. Alors on retient sa respiration, et on se jette dans le vide, avec l’unique espoir que l’atterrissage ne sera pas trop douloureux…

Comme on pouvait s’y attendre, Kung Fu Kenny ne retient pas ses coups et ne s’accorde aucun répit. Tout en invitant ses auditeurices à faire de même, Il se livre et accueille à bras ouverts ses comportements toxiques afin de mieux les déconstruire. Racisme, masculinisme, infidélité, addictions et traumatismes familiaux ; nous voilà emporté·es malgré nous dans une spirale cathartique, avec l’impression parfois dérangeante de glisser dans une forme de voyeurisme. Comme si on se retrouvait propulsé·es au milieu de ses séances de thérapie, démystifiant session après session cet homme que nous avions si longtemps porté au statut d’icône inébranlable.

“Session 10, breakthrough”

Connaissant un peu le gaillard, nous aurions été fort surpris·es qu’il prenne la peine de nous malmener de la sorte sans nous inviter à témoigner du processus de sa rédemption. En effet, quel pourrait être l’intérêt d’une telle introspection sans le travail de guérison qui se doit de l’accompagner ? Ainsi, à partir du titre Count Me Out, qui ouvre la seconde moitié de ce double album, on observe progressivement K. Dot reprendre le contrôle sur ses émotions, comme libéré d’un poids. Les productions, jusqu’alors lourdes, sombres et saturées, s’épurent progressivement. Comme si, alors qu’il prend la mesure de ses sacrifices, Kendrick apprenait à lâcher prise, à s’affranchir de ses traumatismes pour respirer à nouveau. Même lorsqu’il se livre sans détour sur les abus sexuels subis par sa mère et son addiction au sexe dans le magnifique Mother I Sober, la sérénité qui se dégage de sa performance permet de prendre toute la mesure du chemin parcouru.

“Sorry I didn’t save the world my friend, too busy building mine again”

Kendrick Lamar n’a plus rien à prouver à personne. Et pourtant, dans l’impudeur qui enveloppe les 19 titres de Mr. Morale & The Big Steppers, on ressent une forme de contradiction, sans doute inhérente à sa condition d’artiste. D’un côté, il ne laisse aucune place au doute quant à son souhait de se recentrer sur lui-même, de se soustraire à la pression des attentes des autres. De l’autre, le seul fait d’exposer sa démarche publiquement par le biais de son œuvre l’expose inexorablement au jugement du monde. Sans doute était-ce pour lui le seul moyen de se libérer définitivement de ce fameux syndrome du sauveur qui semblait de plus en plus pesant à mesure que la notoriété grandissait.

 

Finalement, que cet album soit à la hauteur des attentes démesurées que nous avions pu placer en lui n’a que peu d’importance. Mr. Morale & The Big Steppers est un objet artistique aussi cohérent que paradoxal, que plusieurs semaines d’écoute ne suffisent pas à appréhender dans toute sa densité. Ne reste alors plus qu’à prendre cet album pour ce qu’il est : le témoignage d’une rédemption amplement méritée de la part d’un artiste qui a passé une bonne partie de sa vie à la consacrer aux autres.

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