Narcisse : “mon existence même est politique”
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Auteur·ice : Paul Mougeot
27/03/2023

Narcisse : “mon existence même est politique”

| Photo : Sam Billington

Narcisse est un projet comme il en existe peu. Tout droit venu de Québec, Narcisse est l’alter ego de Jorie Pedneault, un projet pluridisciplinaire à la dimension politique évidente, qui porte en lui des sujets essentiels et pourtant trop peu visibles sur la scène musicale contemporaine. À l’occasion de son passage au festival Avec Le Temps, on a discuté avec Narcisse de son nouvel album, La fin n’arrive jamais, qui met à l’honneur cette forme artistique singulière, quelque part entre le documentaire, le recueil de poésie et la bande originale.

La Vague Parallèle : Hello Jorie, est-ce que tu peux te présenter à celles et ceux qui ne te connaîtraient pas encore ?

N : Je m’appelle Jorie, j’utilise le pronom il et je suis à la tête d’un projet musical qui s’appelle Narcisse. Je suis auteur-compositeur-interprète, compositeur sonore à mes heures, et aujourd’hui, c’est Narcisse qui occupe la majeure partie de ma vie.

LVP : Le point de départ de ce projet, c’est donc le mythe de Narcisse. Est-ce que tu peux nous expliquer la manière dont tu t’es nourri de ce mythe et la manière dont il infuse dans ton projet ?

N : Dans un premier temps, j’avais envie de créer un persona, une sorte d’alter ego pour ce projet, qui était mon premier projet francophone. J’avais envie d’endosser la peau de quelqu’un d’autre, un rôle pour pouvoir performer sur scène. Je suis rapidement tombé sur le mythe de Narcisse, ce personnage un peu imbu de lui-même, qui passe son temps à se regarder dans le miroir.

Au premier abord, je me disais que je n’avais pas vraiment envie d’incarner ce personnage tel qu’on pouvait le percevoir, mais en travaillant le projet, je me suis aperçu que je voyais plutôt en Narcisse l’idée d’apprendre à s’aimer, à s’aimer pour de vrai, de manière plus saine, en apprenant à se connaître en profondeur. C’est quelque chose de très différent du narcissisme pervers, c’est une démarche qui consiste à apprendre à se connaître et à s’aimer pour pouvoir diffuser cet amour-là aux autres.

 

LVP : Avec ce nouvel album, tu abordes des sujets éminemment intimes qui tiennent à ton identité et à ton parcours. Quelle distinction est-ce que tu vois aujourd’hui entre le personnage que tu t’es construit et ta véritable identité ?

N : Je crois qu’aujourd’hui, la distinction n’existe presque plus. Le personnage de Narcisse apparaît plutôt en spectacle : le fait de revêtir un costume me donne une force que je n’aurais pas nécessairement si j’étais habillé avec mes vêtements de tous les jours. Pour moi, c’est très important de livrer quelque chose de vrai, que ce soit le plus proche possible de ce que je suis profondément. C’est pour cette raison qu’on a choisi de s’orienter vers un album presque documentaire avec des vraies discussions et des témoignages entre les morceaux. Ça permet de rassembler autour d’expériences de vie qu’on partage toutes et tous.

LVP : Cet album est hybride à plusieurs titres : il se positionne quelque part entre la bande originale et le documentaire, entre la pièce de théâtre et le recueil de poésie, entre l’autobiographie et l’œuvre collective. Comment est-ce que tu l’as pensé ?

N : C’est un processus qui s’est étalé sur trois ans. D’abord, j’ai écrit beaucoup de poésie sur différents thèmes : l’attente, le polyamour, les âmes-sœurs. Ce sont des thèmes qu’on retrouve sur l’album. Après ça, mon point de départ pour l’album, c’était le mythe de Pénélope, le fait que Pénélope attende Ulysse pendant 10 ans et qu’il ne revienne jamais. J’ai voulu créer une temporalité dans l’album autour de cette idée de l’attente de quelqu’un d’autre.

Ça a pris du temps avant que je comprenne le liant entre tous ces sujets : j’ai eu l’idée de ces interstices, de proposer des entrevues aux personnes qui m’entourent pour qu’elles me parlent de ces sujets, savoir ce qu’elles en pensaient. C’était nécessaire pour moi d’avoir une pluralité de points de vue et de voix dans cet album car mon point de vue à moi, c’est ce qui transparaît dans les chansons. C’est ce qui crée ce sentiment de “nous” dans cet album et qui permet de faire les transitions entre les chansons.

LVP : Plus qu’un album destiné à trouver des réponses, j’ai le sentiment que cet album s’attache à faire émerger des questionnements au fil des morceaux et des interstices. Est-ce que c’était ton but ? Qu’est-ce que tu y as trouvé, toi, dans cet album ?

N : Je pense que moi aussi, j’y ai surtout trouvé des questions ! Quand j’ai commencé à m’entretenir avec les personnes qu’on entend sur le disque, je me disais que c’était simplement pour connaître leur opinion sur ces sujets, mais plus le temps avançait, plus ces discussions me permettaient de m’ouvrir sur d’autres sujets et d’autres perspectives. Je me rendais compte qu’il y avait énormément d’autres réalités, d’autres manières de voir la vie. C’est un album qui n’a jamais arrêté de me surprendre, même une fois terminé.

Je suis toujours surpris de la lecture qu’en font les autres, parce qu’on envoie un album dans l’univers mais on ne sait jamais vraiment comment il sera reçu, ni par qui. Mon plus grand fantasme, c’était surtout de faire en sorte que les gens se questionnent sur ces thèmes-là, parce que dans le fond, il n’y a pas vraiment de bonne ou de mauvaise réponse, c’est vraiment propre à chacun. Je crois que pour ma part, je n’ai toujours pas trouvé de réponses. J’ai même encore plus de questions et je crois que c’est pour le mieux, c’est comme ça que je voulais que ça se passe !

LVP : Est-ce que tu dirais que la musique permet de dire plus de choses ou de manière plus libre sur ces sujets que ne le ferait la littérature scientifique, la philosophie ou la sociologie par exemple ?

N : Je pense que l’avantage de la musique, c’est qu’elle apporte un langage commun de l’ordre de l’émotion. Que ce soit dans les mélodies ou dans les textes, la musique ouvre un canal qui n’existe pas dans la littérature ou au cinéma. J’ai l’impression que la musique permet de passer certains messages de manière plus subtile. Malgré tout, tu tends l’oreille et tu écoutes presque malgré toi, c’est donc un excellent médium pour pousser à des questionnements plus profonds.

Il me semble qu’il y a aujourd’hui une certaine forme de peur autour du militantisme, beaucoup ne veulent pas prendre position, ce que je peux comprendre. En l’occurrence, ces thèmes font partie de mon existence et je crois que mon existence même est politique, d’une certaine manière. Ça me semblait donc essentiel de ne pas passer par-dessus ça et de toute façon, je crois que je n’aurais pas pu écrire sur d’autres sujets. C’est ma vie, tout simplement.

 

LVP : Tu viens tout juste d’achever ta première tournée en France avec des passages à Marseille et à Paris notamment. Est-ce que tu as remarqué des différences de perception dans la compréhension de ton projet et des différents sujets que tu abordes ?

N : C’est quelque chose qui est vraiment intéressant : en amont de cette tournée, j’avais des a priori car je savais que la situation socio-politique n’était pas la même en France et qu’elle était particulièrement tendue en ce moment. Cela dit, l’accueil qu’on a reçu en France a été bien plus chaleureux que sur la plupart des dates qu’on a jouées au Québec.

Je ne sais pas si ça tient à une différence culturelle entre le public français et le public québécois mais il y avait une ouverture, une écoute, une chaleur que j’ai vraiment appréciées. On n’a pas senti qu’on avait besoin de défendre le projet, les gens étaient là parce qu’ils avaient envie de le découvrir. On les sentait prêts à recevoir ce qu’on avait à dire. Après, est-ce que toutes les subtilités sont passées, est-ce que les gens ont nécessairement tout compris ? Je ne sais pas. Mais en même temps, c’est compréhensible, c’est un spectacle de 40 minutes qui est assez dense et assez singulier, je ne peux pas m’attendre à ce que les gens aient tout compris à ce qui se passe.

En tout cas, je ne me suis pas senti en danger, je n’ai pas reçu de micro-agressions ou de violences comme j’aurais pu m’imaginer recevoir au vu de la situation actuelle en France.

 

LVP : La découverte de Flavien Berger et Vendredi sur Mer a été déterminante dans la construction de ton identité artistique. Est-ce que le choix du français s’est fait naturellement pour parler de sujets aussi intimes ?

N : Non, ça ne m’est pas venu naturellement dans le sens où j’ai d’abord beaucoup écrit en anglais. Pour moi, la langue française impose une certaine pression : on s’attend à entendre des belles phrases, des jolies tournures, alors qu’en anglais, ça peut être super simple et tout le monde s’en fout. C’est en découvrant des projets francophones européens que j’ai commencé à m’affranchir de cette pression et à développer mon écriture d’une autre manière. Je pense que l’écriture francophone en Europe et au Québec sont vraiment très différentes.

Vendredi sur Mer m’a beaucoup influencé avec son spoken word, c’est la première fois que j’entendais quelque chose comme ça et ça m’a ôté la pression de devoir performer une mélodie sur un texte. J’ai eu le sentiment que je pouvais faire exister mon texte simplement en le déclamant. J’ai aussi eu un coup de coeur pour Flavien Berger : ses textes sont si simples et pourtant tellement riches en poésie ! Ça m’a beaucoup parlé. L’aspect documentaire de ses albums m’a aussi beaucoup inspiré.

LVP : Musicalement, ton projet emprunte beaucoup de sonorités et de couleurs qu’on situerait plutôt dans les années 80. Est-ce que c’est une époque qui t’inspire particulièrement, par sa liberté par exemple ?

N : C’est une bonne question. Longtemps dans ma vie, j’ai écouté beaucoup de classiques des années 80, surtout des artistes américains, et par la suite, j’ai eu le sentiment que c’était des codes qui étaient repris par bon nombre d’artistes européens plus contemporains. C’est quelque chose qui est tout juste en train d’émerger au Québec, car on est longtemps resté sur les années 70. Je pense que ce sont des goûts personnels et qui se retrouvent aussi dans mon entourage : c’est une période qui inspire beaucoup mon bassiste, notamment.

LVP : Comment est-ce que tu envisages la suite pour toi ? Est-ce que tu as déjà des projets en tête ou des sujets qui te tiennent à coeur ?

N : On est en train de réfléchir tranquillement à un deuxième album. Je suis assez fan d’album concept donc j’imagine que le temps de développement sera assez long, le temps de mûrir nos idées et de faire évoluer Narcisse sur un deuxième album. On travaille fort pour revenir en Europe parce qu’on y a beaucoup appris et je crois que c’est un projet qui peut y trouver sa place.

LVP : Pour finir, est-ce que tu peux partager avec nous un coup de coeur musical ou artistique récent ?

N : Forcément, Flavien Berger vient de sortir son nouvel album et je suis tellement fan que je ne peux citer que lui. Il y a notamment le morceau Soleilles qui m’a beaucoup touché. Il a fait son premier concert à Marseille pendant qu’on était là et j’ai pleuré sur Soleilles, que je ne connaissais pas et qui m’a fait pleurer en live. Ce n’est pas rien, quand même !